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« Il y a une énorme détresse dans la classe ouvrière en Amérique » 

 

 

Pour Sir Angus Deaton, prix Nobel d'économie en 2015, on ne peut pas dire que les Etats-Unis vont bien quand l'espérance de vie des deux tiers de la population baisse depuis quinze ans. Il met en évidence l'aspect destructeur d'un système de santé beaucoup trop coûteux.

 

 

Angus Stewart Deaton a reçu le Prix Nobel d'économie en 2015.
Angus Stewart Deaton a reçu le Prix Nobel d'économie en 2015. (S. lagoutte/Challenges-rea)

Par Solveig Godeluck, Véronique Le Billon

Publié le 10 nov. 2023 à 07:22Mis à jour le 10 nov. 2023 à 07:23

 

En 2015, les travaux que vous avez menés avec Anne Case [économiste, professeur à l'université de Princeton, NDLR] sur les « morts de désespoir » frappant les Américains ont été un choc…

Tout a commencé en travaillant côte à côte sur des sujets séparés, lors d'un séjour estival dans le Montana. Anne, qui souffre de mal de dos depuis longtemps, voulait comprendre pourquoi de plus en plus d'Américains déclaraient des douleurs. Et moi j'étudiais les suicides, qui étaient alors en hausse. C'est là que nous avons fait cette découverte extraordinaire : pour les blancs d'âge moyen non hispaniques, la mortalité totale toutes causes confondues augmente depuis le milieu des années 1990. Comme nous ne sommes pas démographes, nous avons cru que nous avions tort. Il n'y avait que des écrits pour se congratuler de la réduction des écarts de mortalité entre Noirs et Blancs. Personne n'avait remarqué la hausse du taux de mortalité .

 

Vos travaux récents montrent que la situation a empiré depuis 2015. Pourquoi ?

La crise des opioïdes joue un grand rôle. Les laboratoires pharmaceutiques et les distributeurs de médicaments ont ciblé les lieux où ils savaient que les gens souffraient ou étaient en détresse. Ils ont provoqué l'épidémie, avec l'aide des médecins et la complicité des parlementaires, qui ont bloqué les enquêtes de la Drug Enforcement Agency (DEA). Puis les médecins ont fait marche arrière, mais beaucoup de gens étaient déjà devenus dépendants. Le marché illégal s'est développé. L'héroïne est devenue moins chère que l'Oxycontin. Le Fentanyl l'a supplanté et gagne du terrain à l'ouest du Mississippi.

 

Les morts de désespoir ne touchent pas que les Blancs non hispaniques, en fin de compte ?

Nous avons été critiqués pour ne pas l'avoir vu au début. Mais c'est injuste, car ça ne se voyait pas encore dans les données de 2013 sur lesquelles nous avons travaillé. Les Afro-Américains ont échappé pendant un certain temps à la crise des opioïdes . Je pense que cela tient notamment au fait qu'ils n'ont pas confiance dans le système médical et que leur douleur n'est pas prise au sérieux par les médecins.

 

Vous montrez d'ailleurs que les morts de désespoir sont plutôt déterminées par le niveau de diplôme que par la race…

Sur les certificats de décès aux Etats-Unis, le niveau d'études est mentionné. En 2015, nous avons vu que la hausse des décès par suicide, par overdose ou par cirrhose ne concernait quasiment que les personnes n'ayant pas un diplôme de niveau Bac+4 (« college degree »). Or il ne s'agit pas d'une petite minorité, mais de deux tiers des Américains. Aux Etats-Unis, un tiers de la population interrompt ses études après le lycée et un autre tiers n'arrive pas à Bac+4. Avoir fait un peu d'études supérieures n'aide pas vraiment.

 

C'est une trahison…

Nous en avons beaucoup discuté avec le philosophe Michael Sandel, à Harvard, l'auteur de « La tyrannie du mérite ». Il pense que le college degree est devenu un symbole statutaire de la classe supérieure. Quand il y avait une aristocratie, les gens acceptaient en quelque sorte leur place dans la société. Mais avec la méritocratie actuelle , l'élite pense s'être faite toute seule et méprise les autres qui n'ont pas saisi leur chance. Ceux qui n'ont pas réussi critiquent le système, mais dans leur for intérieur ils se sentent coupables. A la fin, ils sont vraiment très en colère et ils votent pour Donald Trump.

 

Est-ce que les politiques aux Etats-Unis ont essayé de renverser la tendance ?

Non. Nous venons de publier de nouvelles recherches auprès de la Brookings Institution et dans le « New York Times ». Nous mettons en évidence l'énorme inégalité devant la mort, les morts de désespoir, mais aussi face aux maladies cardiovasculaires, qui continuent à diminuer pour les diplômés mais augmentent pour les autres. Les cancers du sein, qui étaient plus courants chez les diplômés, le sont désormais moins pour eux. En fin de compte, aux Etats-Unis l'espérance de vie à 25 ans des non-diplômés chute depuis 2010. Et la dernière décennie a été particulièrement dure pour les femmes, qui n'ont pas autant arrêté la cigarette que les hommes.

 

Ces inégalités de santé découlent-elles des différences de revenus ?

Pas tant que ça. D'ailleurs, il n'y a pas eu de changement de tendance pendant la grande crise financière, quand les gens ont perdu leur maison et leur emploi. Mais ce n'est pas non plus une simple crise des opioïdes. Il y a une énorme détresse dans la classe ouvrière aux Etats-Unis. L'histoire nous enseigne que les crises de ce type surviennent quand la société américaine se désintègre, par exemple pendant et après la guerre civile - cela a duré cinquante ans.

 

Est-ce un signe de la fin de l'empire américain ?

D'une certaine manière, c'est la fin de l'empire industriel américain. Beaucoup d'ouvriers ont perdu leur emploi, leur syndicat, leur communauté, leur vie sociale. Ils n'ont pas pu partir car la ville était devenue trop chère. Si vous n'êtes pas diplômé, vous ne pouvez pas trouver un emploi à San Francisco, New York ou Seattle. Leur vie a été détruite. Les laboratoires pharmaceutiques ont réagi , voyant un public parfait pour vendre des médicaments. En parallèle, la douleur a augmenté et les mariages se sont dissous. On voit de plus en plus de cohabitations en série : des hommes qui ne font que passer dans un foyer, des pères qui peuvent avoir trois enfants sans jamais les connaître. C'est ce qui s'est passé dans la communauté noire au cours des années 1960, lorsque les bons emplois en centre-ville ont disparu.

 

Pourquoi n'observe-t-on pas ces morts de désespoir en Europe, où la désindustrialisation a été tout aussi violente ?

J'y vois trois raisons. Premièrement, en Europe, vous n'avez pas permis à ces fabricants d'opioïdes de prospérer sur la détresse. Deuxièmement, vous avez un filet de protection sociale, car avec la TVA vous payez plus d'impôts, ce qui permet de financer la Sécurité sociale et des indemnités chômage qui durent. Troisièmement, vous n'avez pas un système de santé complètement fou. Le système américain coûte deux fois plus cher que celui des autres pays, et il est financé par une « flat tax » sur l'emploi. L'assurance du patron de General Motors coûte proportionnellement aussi cher que celle du chauffeur qui l'emmène au bureau. Et pour ce dernier, 11.000 dollars par an, ça fait beaucoup. Derrière les Etats-Unis, qui consacrent 18 % de leur PIB à la santé, le deuxième système de santé le plus coûteux au monde est la Suisse, à 12 %. Si l'Amérique dépensait comme la Suisse, nous économiserions 1.000 milliards de dollars par an, soit 3.000 dollars par habitant, avec cinq années d'espérance de vie en plus. Et les déficits budgétaires qui empoisonnent la vie politique ne seront pas guéris tant que nous n'aurons pas résolu le problème du coût du système de santé.

 

Joe Biden a-t-il raison de vouloir réindustrialiser l'Amérique ?

Oui, ils ont lu notre livre ! Je plaisante, mais Janet Yellen [économiste et secrétaire au Trésor de l'administration Biden, NDLR] a soutenu nos travaux depuis le début. Elle en a beaucoup parlé. Christine Lagarde nous a aussi reçus et encouragés. Nous sommes très favorables à la relance industrielle. Je ne pense pas que l'industrie va revenir à son état antérieur, mais on peut ralentir le rythme de désintégration. On pourrait aussi construire des appartements aux loyers accessibles dans les grandes villes. Mener une telle politique urbaine est impossible aujourd'hui, car l'élite éduquée qui vit dans ces villes tire une rente de la rareté du logement.

 

Les grèves dans le secteur de l'automobile ou à Hollywood vous font-elles espérer un renouveau syndical ?

Je ne crois pas que ce soit encore très important. Le parti républicain a passé trente ans à diaboliser les syndicats et à adopter des lois rendant leur travail plus difficile. Et les tribunaux, largement sous l'influence de l'école d'économie de Chicago, prennent une position très favorable aux entreprises. Des forces très riches et très puissantes empêchent un mouvement structurel.

 

Le revenu des personnes peu diplômées a d'ailleurs peu progressé depuis cinquante ans, comme vous l'écrivez dans « Deaths of Despair »…

Avec Anne Case, nous nous sommes intéressés à la mortalité en partie parce que vous savez quand quelqu'un est vivant ou mort. Quand vous parlez de la stagnation des niveaux de vie, tout le monde crie : des gens vous disent que vous ne comptez pas la valeur de l'assurance santé. Il faut aussi mesurer la valeur de ce qui est donné en nature plutôt qu'en argent et cela peut être surévalué ou sous-évalué. Tout cela a fini par me décourager, parce que c'est tellement teinté de politique. Nous avons perdu la capacité à mesurer la pauvreté. Et avec tout l'argent mis dans les cercles de réflexions conservateurs comme Cato, l'American Enterprise Institute ou l'Heritage Foundation, les positions des économistes sont noyées par un volume énorme de blogs et de notes.

 

Alors que la politique économique de Joe Biden défend la classe moyenne, l'opinion semble retenir surtout l'inflation et le laxisme à la frontière…

Personne n'aime l'inflation, et la question de savoir qui en est responsable ou si elle va disparaître reste un sujet brûlant. Je ne pense pas par ailleurs que le trafic et la consommation de Fentanyl soient liés à l'immigration : ce médicament passe la frontière mais il est incroyablement facile à transporter. Sur la question de l'immigration, je ne suis pas sûr que le travail effectué en économie, qui montre que tout le monde profite de l'immigration, soit forcément correct. Quand on compare l'évolution des revenus et la part des personnes nées à l'étranger, on voit que « la grande migration » (c'est-à-dire le déplacement des Noirs du Sud vers les usines, les emplois et les villes du Nord entre les années 1910 et 1970) n'aurait peut-être pas eu lieu si les frontières avaient été plus ouvertes. Parce que les employeurs du Nord auraient préféré embaucher des Allemands, des Danois ou des Français.

 

Joe Biden dit souvent qu'il définit les Etats-Unis par un seul mot : « opportunités ». Êtes-vous d'accord avec lui malgré les « morts du désespoir » ?

Je suis venu ici sans argent, j'ai trouvé un emploi à Princeton et j'ai gagné un prix Nobel : je n'ai pas trop mal réussi. Il y a toujours de grandes opportunités. Mais ce pays me fait penser à un cirque où il y a ces incroyables numéros de trapèze, où les gens volent dans les airs et font des choses incroyables. Mais il n'y a pas de filet de sécurité et les corps s'empilent en dessous. Ce n'est pas un endroit où il fait bon être un travailleur américain.

 

Pensez-vous que cela a empiré ?

Les Américains sont prêts à supporter beaucoup plus d'inégalités que les Européens. Mais comment dire que le pays va bien alors que l'espérance de vie des deux tiers de la population baisse depuis quinze ans ? La presse ne cesse de vanter les mérites de l'Amérique par rapport à l'Europe. C'est vrai si l'on regarde le PIB au cours de la dernière décennie, les résultats sont très bons. Mais vos citoyens ne meurent pas en masse ! L'un des problèmes principaux est que cette classe ouvrière n'a plus d'influence à Washington. Google dépense plus en lobbying à Washington que tous les syndicats réunis. Washington est devenu une gigantesque machine à faire de l'argent pour les grandes entreprises.

 

Taxer les riches permettrait-il de réduire les inégalités ?

Une grande partie de ce dont nous avons parlé relève de la prédistribution plutôt que de la redistribution. Ce serait une bonne chose de freiner la désindustrialisation plutôt qu'essayer de redistribuer l'argent une fois que les gens ont perdu leur emploi. Il vaudrait mieux aussi que les médecins et le système de santé ne soutirent pas l'argent plutôt que de taxer ensuite. La quête de rente est un problème crucial, il faut s'en occuper pour rendre l'économie plus compétitive. Il faut répondre aussi à la stratégie « acheter, emprunter, mourir » des très riches : ils achètent un actif, empruntent grâce à cela et vivent de cet emprunt sans payer de taxes, puis ils peuvent transmettre leur succession sans impôts sur les plus-values… Mais collecter l'impôt sur le patrimoine est très difficile, et beaucoup de pays s'en sont détournés.

 

Les économistes ont-ils échoué à dire ce qui allait se passer ?

Nous avons pris un prisme trop étroit de nos sujets. Nous sommes totalement focalisés sur le PIB et pas très doués pour évaluer les relations sociales au sein d'une communauté. L'accent est mis sur l'argent, par opposition à la santé ou au fait d'avoir une vie de couple heureuse. Il faut davantage réfléchir à qui sont les gagnants et les perdants. J'ai trouvé l'autre jour une merveilleuse citation de Hayek, dans laquelle il dit qu'« aucun grand économiste ne peut être seulement un économiste » et qu'un économiste qui ne serait que cela pourrait même être dangereux. Smith, Ricardo ou Marx étaient tous des philosophes, ils avaient réfléchi à ce qui fait vibrer les êtres humains. Une grande partie de tout cela s'est perdue.

 

Son parcours

Angus Deaton, Prix Nobel d'économie 2015, est un universitaire américain d'origine écossaise, installé à Princeton depuis une trentaine d'années. Avec son épouse Anne Case, ils ont mis en lumière le phénomène des « morts de désespoir » au sein de la classe ouvrière américaine. En cause notamment, la consommation d'opioïdes, encouragée par les laboratoires pharmaceutiques. Les deux économistes viennent de publier de nouveaux travaux sur le même thème auprès du Brookings Institute et dans le « New York Times ».

 

Son actualité

Sir Angus Deaton a publié début octobre « Economics in America : An Immigrant Economist Explores the Land of Inequality ». Il y raconte l'envers du décor de la croissance américaine.