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Chez les policiers, de la fatigue, peu de débats et la crainte que les émeutes ne soient pas terminées

Les effectifs restent mobilisés, nuit après nuit, même si les heurts sont moins nombreux. Avant les émeutes, les manifestations contre les retraites avaient déjà épuisé les troupes, qui s’agacent des débats politiques sur la police. Beaucoup redoutent qu’une étincelle ne relance les affrontements.

Par Antoine Albertini

 

Des gendarmes mobiles sur les Champs-Elysées, à Paris, dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023.

Des gendarmes mobiles sur les Champs-Elysées, à Paris, dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023. WILLIAM KEO / MAGNUM PHOTOS POUR « LE MONDE »

 

Pour la sixième soirée consécutive, dans la nuit de mardi 4 à mercredi 5 juillet, plus de 40 000 policiers et gendarmes ontquadrillé le territoire après les graves émeutes de la semaine passée. Une mobilisation inédite qui n’avait pas empêché, la nuit précédente, de nouvelles dégradations : 159 incendies de véhicules, 24 bâtiments touchés, quatre attaques contre des locaux de la police, de la gendarmerie, ou des bureaux de police municipale. « On nous explique que ça se calme, observe un fonctionnaire de police, mais quand on passe de mille degrés à trois cents degrés, il fait toujours chaud. »

Pour le moment, l’urgence de la situation détourne encore les membres des forces de l’ordre de « l’après », lorsque surviendra l’indispensable débat sur leurs missions, sur les treize morts à l’occasion de refus d’obtempérer comptabilisés depuis début 2022 ou le devenir des centaines de quartiers désormais sinistrés.

 

En attendant, une crainte parcourt l’institution : l’éventualité d’un nouveau cycle de tensions en cas de révélations tardives de graves blessures ou, pire, de mort, causées par les forces de l’ordre au cours des affrontements. Le risque est identifié depuis longtemps et des affaires émergent.

 

Las de la récupération politique

Après des révélations du quotidien en ligne La Marseillaise, le parquet de Marseille a confirmé l’ouverture d’une information judiciaire pour « coups mortels avec usage ou menace d’une arme » à la suite de la mort d’un homme âgé de 27 ans dans la nuit du samedi 1er au dimanche 2 juillet, probablement à la suite d’un tir de Flash-Ball ou de lanceur de balles de défense (LBD). Et, à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), un homme circulant en voiture a été grièvement atteint, selon ses proches, par une munition antiémeute de type « beanbag », vendredi 30 juin, sans doute après un tir de l’antenne locale du RAID (Recherche, assistance, intervention, dissuasion), l’une des unités d’élite de la police.

La situation pourrait rapidement redevenir critique, alors même, souligne David Lebars, secrétaire national du Syndicat des commissaires de la police nationale, que l’extrême polarisation des débats politiques depuis une semaine a contribué à aggraver la séquence dramatique ouverte par la mort de Nahel M. lors d’un contrôle routier, mardi 27 juin, à Nanterre (Hauts-de-Seine). « D’un côté, les mises en cause collectives de La France insoumise, de l’autre, les déclarations d’amour intéressées du Rassemblement national, analyse-t-il. Dans les deux cas, il n’y a aucune réserve, pas la moindre nuance : les collègues n’en peuvent plus de cette récup. »

 

Bien loin de ces considérations, la réflexion à chaud menée par les autorités semble se concentrer sur des aspects purement techniques : faut-il systématiser le recours aux unités d’intervention en cas de graves violences urbaines, repenser l’emploi des CRS, leur mobilité ? Quel format donner au dispositif dans les jours à venir ? Déjà, les Renseignements territoriaux ont fait remonter des alertes pour le 14-Juillet, journée traditionnelle de débordements.

« Vous êtes les remparts de la République »

Cet avertissement n’a rien pour calmer la « fatigue intense des derniers jours après une longue séquence avec la crise des retraites, le tout dans un contexte de manque d’effectifs, analyse Patrick Caviggia, délégué syndical SGP-Police Unité-FO. Tout ça finit par peser. » Engagé avec la CRS 45 à Cergy-Pontoise (Val-d’Oise), ce policier expérimenté a découvert, ébahi, les modes d’actions nouveaux, pensés, élaborés, des émeutiers. Des barricades pour bloquer des voies d’accès stratégiques. Des attaques sur les flancs. Des ballons de baudruche remplis de liquide inflammable et lancés dans les fourgons puis enflammés à distance par des tirs de mortiers. « Ils ne craignaient pas du tout le contact, dit-il. Avec la volonté évidente de causer des dégâts humains. » Mobilité, coordination : la souplesse des assaillants a aussi contribué à épuiser les forces de l’ordre.

A Nantes, pour les 120 policiers et CRS mobilisés la nuit du jeudi 29 au vendredi 30 juin, « c’est simple, ça n’a pas arrêté », raconte Romain, engagé sur le terrain. « Ça bougeait de quartier en quartier, ça allait très vite. Les pompiers étaient exténués. Eux non plus n’arrêtaient pas… » Ce soir-là, neuf véhicules de police ont été endommagés, certains entièrement détruits.

Ménager les troupes en prévision d’une reprise des incidents : à Lyon, face au risque d’épuisement, la préfète de la région Auvergne-Rhône-Alpes a organisé une réunion en plein air, lundi 3 juillet en début de soirée, sorte de séance de management au pied levé. Place Lyautey, Fabienne Buccio a lancé à une vingtaine de policiers de la division centre de Lyon : « Soyez fiers de ce que vous représentez. Vous êtes les remparts de la République. » Mais ce discours suffit-il à motiver des fonctionnaires soumis à une situation inédite, jusqu’à quinze fronts différents en une seule soirée, trois mille émeutiers répartis dans tous les quartiers chauds et jusqu’au centre-ville ?

 

« J’en peux plus »

Pour nombre d’entre eux, la rupture physique et nerveuse n’est pas loin. Au tribunal judiciaire de Lyon, lundi 3 juillet, comparaissait un jeune émeutier interpellé en possession d’un mortier d’artifice près de la médiathèque de Vaulx-en-Velin. La procédure comporte la retranscription de l’enregistrement de la caméra-piéton d’un membre de la compagnie d’intervention de Lyon. « J’en peux plus, j’en peux plus », souffle le policer à ses collègues alors que la caméra tourne encore après l’arrestation. « Il a du mal à respirer et à reprendre sa respiration. Il semble très essoufflé. Au bord du malaise, un autre policier vient à son contact et l’aide à marcher », explique le rédacteur du procès-verbal. Le porteur de la caméra se tourne vers ses collègues et lâche : « Excusez-moi, j’en peux plus. »

« Il y a une certaine fatigue, admet David Book, directeur départemental de la sécurité publique des Pyrénées-Atlantiques. Mais la solidarité entre fonctionnaires s’exprime à plein. » Au plus fort des tensions, alors que pierres et cocktails Molotov fusaient dans les quartiers palois de l’Ousse-des-Bois ou Saragosse, ses effectifs sont « venus spontanément prêter main-forte », au-delà des prévisions du « plan de rappels » prévu en cas de surcharge d’activité.

 

Depuis le soir du 27 juin, début des heurts, 722 fonctionnaires de police et gendarmes ont été blessés à des degrés divers – comme 35 sapeurs-pompiers. C’est près de cinq fois plus qu’en trois semaines d’incidents en 2005, après la mort de Zyed et Bouna, deux adolescents électrocutés dans un transformateur après une course-poursuite avec la police.