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Aux Pays-Bas, le coût d’un scandale sur les allocations familiales qui engorge les tribunaux

Pendant une dizaine d’années, des dizaines de milliers de familles ont été accusées à tort de fraudes et contraintes de rembourser les sommes perçues, quitte à s’endetter. En mars 2020, des dédommagements financiers avaient été décidés.

Par Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, correspondant)

 

Un tribunal de Rotterdam, aux Pays-Bas, le 10 janvier 2019.

Un tribunal de Rotterdam, aux Pays-Bas, le 10 janvier 2019. ANP/AFP

 

L’administration et la justice néerlandaises sont désormais totalement débordées par l’ampleur de « l’affaire des allocations », un scandale qui a, pendant une dizaine d’années, injustement pénalisé des milliers de parents, accusés à tort de fraudes aux allocations familiales. Les tribunaux sont saisis de 9 300 recours contre les autorités et quelque 500 nouveaux dossiers sont ouverts chaque mois. Les familles lésées seraient officiellement au nombre de 68 000.

Dans des arrêts récents relevés par le journal De Volkskrant, les tribunaux de Rotterdam et d’Utrecht, entre autres, ont dénoncé la situation, ingérable selon eux, créée par le gouvernement et le Parlement. Les familles contestent souvent les montants qui leur sont octroyés en dédommagement, d’où l’engorgement des tribunaux et de l’administration chargée d’évaluer le préjudice qu’elles ont subi. Si le service chargé des indemnisations ne prend pas de décision sur un recours dans un délai de deux semaines, il doit verser aux demandeurs une indemnité de quelque 1 400 euros. S’il n’y parvient pas au bout de douze semaines, les plaignants peuvent se pourvoir en justice et les tribunaux ont, quant à eux, huit semaines pour trancher. Si, à leur tour, ils n’y arrivent pas – ce qui est de plus en plus fréquent –, l’indemnité à verser aux plaignants peut atteindre 15 000 euros.

 

Complexe, la situation est devenue carrément chaotique à la suite de la découverte d’abus : des familles ont introduit plusieurs recours successifs et d’autres, qui n’ont pourtant pas été victimes des pratiques abusives du fisc, ont elles aussi déposé plainte. A charge pour l’administration d’examiner quand même leur dossier dans le délai fixé et, le cas échéant, de les indemniser si elle ne répond pas à temps. Le tribunal de Rotterdam a, lui, décidé unilatéralement, en juillet 2024, de limiter le montant de ces indemnités mais il s’est exposé à un recours devant le Conseil d’Etat, le tribunal administratif suprême.

 

Selon des experts, le coût total du scandale résultant de l’usage abusif d’un logiciel qui devait détecter d’éventuels abus pourrait atteindre de 8 à 9 milliards d’euros. L’administration fiscale a ciblé, durant une dizaine d’années, des parents majoritairement d’origine étrangère et dotés de faibles revenus. Elle avait indûment exigé le remboursement de sommes perçues, ruinant des familles ou les contraignant à s’endetter. Beaucoup d’entre elles ont été expulsées de leur logement et des enfants (de 90 000 à 120 000 selon les estimations) ont été plongés dans la pauvreté.

Le « racisme institutionnel »

Le scandale avait pris une telle ampleur qu’il a entraîné la chute du troisième gouvernement dirigé par le premier ministre Mark Rutte, en janvier 2021. Dissident de l’Appel chrétien-démocrate (CDA), le député Pieter Omtzigt a été le principal artisan de cette chute. En prenant la défense des victimes il a, par la suite, jeté les bases de son succès électoral : en novembre 2023, le Nouveau Contrat social (NSC), le parti qu’il avait créé quelques mois plus tôt, décrochait 20 sièges de députés sur les 150 de la Seconde Chambre et entrait dans la coalition dirigée par Dick Schoof.

 

C’est en 2019 seulement que le gouvernement avait pris conscience de l’ampleur du scandale et présenté de premières excuses aux familles pénalisées. En mars 2020, une commission spéciale annonçait l’octroi de dédommagements financiers, soit 30 000 euros pour les parents et 10 000 euros pour les enfants lésés. Les dettes contractées par les victimes auprès de banques ou de commerces avant juin 2021 devaient être annulées et les municipalités priées d’aider les demandeurs à retrouver un logement ou un emploi. En mai 2022, les autorités évoquaient officiellement le « racisme institutionnel » dont avaient fait preuve les services fiscaux.

L’affaire a eu des répercussions en France, où l’association de défense des libertés numériques La Quadrature du Net, Le Monde et le média Ligthouse Reports ont révélé, en 2023, les méthodes assez semblables utilisées depuis 2010 par la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF). L’algorithme utilisé par la CNAF, jusque-là secret, était, selon cette enquête, programmé pour cibler de façon discriminatoire les allocataires les plus précaires, chômeurs, handicapés, ou ménages à faible revenu. En octobre 2024, quinze organisations, dont Amnesty International et le Syndicat national des avocats, ont déposé un recours devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’abrogation de cette pratique. L’examen du dossier, qui implique aussi désormais le ministère de la santé, la Caisse nationale de l’Assurance-maladie et la Commission nationale de l’informatique et des libertés, devrait prendre plusieurs années, selon Katia Roux, chargée de plaidoyer pour les technologies et les droits humains à Amnesty France.