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Pierre Razoux, historien : « Le Hamas fait tout pour attirer Israël dans le piège d’une opération terrestre »

Tribune

Pierre Razoux

Historien

Plusieurs options tactiques s’offrent au gouvernement et aux responsables militaires israéliens, contraints d’agir de manière décisive pour calmer l’opinion publique, estime, dans une tribune au « Monde », le spécialiste des études stratégiques.

 

Il aurait pu s’agir du teaser d’une nouvelle saison de la série-culte israélienne Fauda [centrée sur les forces spéciales de l’armée], mais les images choquantes qui circulent depuis samedi 7 octobre et le déclenchement de la guerre entre le Hamas et Israël reflètent le drame bien réel qui se noue autour de Gaza. L’appareil sécuritaire et de renseignement israélien a été pris par surprise, expliquant le succès initial de l’offensive du Hamas et les pertes terribles subies par les civils israéliens. Nul doute qu’une commission ad hoc viendra enquêter sur les raisons de cet échec, comme la commission Agranat l’avait fait après la guerre d’octobre 1973. Le plus probable n’est pas que les experts israéliens n’aient rien vu venir, mais que leurs chefs et les décideurs politiques n’aient pas tenu compte de leurs avertissements.

Pour l’instant, la population israélienne, toutes tendances confondues, se tient unie derrière son armée. Le Hamas, retranché dans Gaza, dispose d’une centaine d’otages très certainement éparpillés et bien gardés, qui constituent autant de moyens de pression et de négociation face à Israël. La mobilisation générale a été décrétée et les chefs de Tsahal [l’armée israélienne], tout comme le gouvernement, doivent déterminer la riposte la plus appropriée pour affaiblir durablement le Hamas et libérer les otages. Ils font face à plusieurs dilemmes : tactique, pour limiter les pertes israéliennes ; opérationnel, pour choisir le mode d’action le plus efficace ; et stratégique, pour atteindre leurs buts de guerre en empêchant le Hamas d’obtenir les siens. Trois options semblent s’offrir à eux.

 

Tout d’abord, l’établissement d’un siège hermétique de la bande de Gaza qui étouffe le Hamas et ses alliés du Jihad islamique. C’est la solution privilégiée pour l’instant par Benyamin Nétanyahou. L’avantage consiste à éviter les pertes du côté israélien, à affaiblir le Hamas et à donner le temps à Tsahal de peaufiner ses plans ; l’inconvénient est qu’un siège ne permet pas de récupérer les otages, qu’il risque d’isoler Israël sur la scène internationale et qu’il pourrait mettre en grande difficulté le gouvernement israélien si le Hamas mettait en scène l’exécution d’otages.

 

Raids ponctuels

La deuxième option repose sur un assaut terrestre massif sur l’ensemble de la bande de Gaza, qui dégénérerait en un combat urbain chaotique très meurtrier de part et d’autre, compliqué pour Tsahal par la présence d’otages pouvant être utilisés comme boucliers humains, et par le nombre de combattants du Hamas (au moins 35 000) retranchés, prêts à se sacrifier pour infliger un maximum de pertes à l’armée israélienne. C’est clairement l’option souhaitée par le Hamas, qui a tout fait pour attirer Tsahal dans ce piège. Les Israéliens devraient engager au moins 180 000 hommes pour espérer prendre le contrôle ponctuel de la bande de Gaza après avoir subi de lourdes pertes, sans garantie de pouvoir libérer les otages. Ils ne pourraient de toute façon pas occuper durablement ce territoire hostile et devraient s’en remettre ensuite à une faction palestinienne. Mais laquelle, puisque le Fatah et l’Organisation de libération de la Palestine sont totalement délégitimés ?

 

Dernière option : l’enchaînement d’opérations coups de poing destinées à libérer des groupes d’otages dès que ceux-ci auront été localisés. Il ne s’agit pas d’une offensive terrestre massive, mais de raids ponctuels conduits par des forces spéciales hautement entraînées, soutenues par des colonnes blindées, de l’appui feu et des assauts aéromobiles destinés à contrôler un secteur donné dans toutes ses dimensions (surface, toits, caves et tunnels) pour prendre d’assaut un lieu de regroupement d’otages, quitte à ce que ceux-ci soient tués pendant les combats. Ce type d’opérations complexes entraînera forcément des pertes, mais il évite l’assaut massif recherché par le Hamas et correspond aux valeurs de Tsahal, qui refuse d’abandonner à l’ennemi ses prisonniers et ses otages. Cette option, probablement la plus réaliste, est compatible avec un siège hermétique.

 

Une chose paraît sûre : face à la pression de la classe politique, le gouvernement et les responsables militaires vont devoir agir de manière décisive pour calmer l’opinion publique. Ils savent pouvoir compter sur l’appui des Etats-Unis et de plusieurs autocrates de la région qui vouent une haine farouche au Hamas et aux Frères musulmans. Pour faire diversion et contraindre Israël à maintenir une mobilisation générale coûteuse, le Hamas essaiera probablement d’ouvrir de nouveaux fronts en Cisjordanie et à Jérusalem, grâce à ses cellules dormantes.

Le rôle de l’Iran et du Hezbollah

Mais c’est surtout vers le Liban et le Hezbollah que regarde le Hamas pour étendre le conflit afin de desserrer l’étau israélien autour de Gaza. Pour l’instant, le Hezbollah n’effectue que le service minimum pour témoigner de son soutien au Hamas, sans prendre le risque d’une escalade incontrôlable avec Israël et les Etats-Unis.

De son côté, l’armée israélienne a riposté avec retenue au Liban. Washington a annoncé l’envoi de deux groupes aéronavals qui parviendront au large du Liban la veille du 40anniversaire de l’attentat de Beyrouth (23 octobre 1983), attribué à une milice proche du Hezbollah et qui avait causé plus de 300 morts américains et français. Les plus vieux cadres de la milice chiite conservent le souvenir cuisant du déluge de feu que l’US Navy avait déversé sur leurs positions en représailles. Aujourd’hui, le message est limpide : les Etats-Unis n’ont pas l’intention d’attaquer directement l’Iran, mais ils frapperont sans pitié le Hezbollah si celui-ci venait à déclencher un affrontement majeur avec Israël. La menace vaut également pour le Hamas, qui détient des otages de nationalité américaine.

 

Il est de toute façon très improbable que le Hezbollah prenne le risque de tout perdre en se lançant dans un conflit avec Israël, alors même qu’il s’est imposé comme l’acteur dominant au Liban. L’Iran n’a pas non plus intérêt à encourager le Hezbollah à attaquer Israël, alors même que la guerre déclenchée par le Hamas lui permet d’atteindre quatre objectifs importants : neutraliser la tentative de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël, focaliser l’attention du gouvernement israélien sur le front intérieur plutôt que sur le front extérieur (notamment au Sud-Caucase), affaiblir la posture dissuasive de Tsahal et donner une idée des dégâts que le Hezbollah pourrait infliger à Israël en cas de confrontation majeure.

Au regard d’un tel résultat, il est même légitime de se demander si les Iraniens, excellents joueurs d’échecs, n’ont pas manipulé le Hamas à son insu pour l’envoyer se sacrifier contre Israël afin de servir leurs intérêts. Il n’est pas certain que le Hamas, qui a brûlé ses vaisseaux, l’emportera face à la détermination des Israéliens. L’histoire tranchera.

Pierre Razoux est le directeur académique de la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques, auteur de Tsahal. Nouvelle histoire de l’armée israélienne (Perrin, 2008).