JustPaste.it

 

« A l’évidence, cette expérience de libéralisation financière a été menée de façon imprudente, voire désinvolte, au regard des risques qu’elle comportait. » Les deux professeurs d’économie et spécialistes de la finance Christian de Boissieu et Jean-Paul Pollin n’y vont pas de main morte dans l’introduction du numéro de la Revue d’économie financière qu’ils ont consacré au bilan de quarante ans de libéralisation financière1.

Le constat est général mais s’applique à la France tant elle a largement suivi cette voie. La loi bancaire de 1984 qui a lancé le mouvement est suivie de plusieurs réformes de la finance française visant, comme l’explique en 1986 le ministre de l’Economie Pierre Bérégovoy, à « apporter aux prêteurs et aux emprunteurs une liberté de choix ».

Liberté pour les entreprises et l’Etat de se financer auprès des marchés plutôt qu’auprès des banques, liberté pour ces dernières de développer leurs activités d’échanges de produits financiers plutôt que d’octroyer des prêts aux entreprises et aux ménages, liberté de faire appel à des créanciers internationaux plutôt que nationaux, etc.

A lire Alternatives Economiques n°435 - 06/2023

 

Un mouvement de déréglementation poursuivi par la droite et complété avec les privatisations de banques et de compagnies d’assurances qui s’étaleront jusqu’au début des années 2000. La France s’est résolument engagée, vite et fort, dans la libéralisation et l’internationalisation du financement de son économie. Pour quel bilan ?

Des mastodontes complexes

Les banques françaises sont devenues des mastodontes complexes à gérer, à tel point qu’en Europe, le pays affiche le privilège unique, si l’on peut dire, de compter quatre banques systémiques, c’est-à-dire dont les problèmes locaux sont susceptibles de créer une crise régionale, voire mondiale. En 1984, le total de l’activité des banques françaises représentait l’équivalent du produit intérieur brut (PIB) de l’Hexagone. En 2021, leur taille avait progressé bien plus vite que celle de l’économie : on était à 10 000 milliards d’euros, soit 4,3 fois le PIB.

Des banques qui croissent plus vite que l’économie Total de l’activité des banques françaises en milliards d’euros (gauche) et en % du PIB (droite)
K4-9025330.svg
Source : Sources : ACPR

 

 
Des banques qui croissent plus vite que l’économie
K4-9025330.svg

Ce surpoids des banques françaises s’explique de deux manières. D’un côté, un développement des activités, largement spéculatives, sur les marchés financiers faisant diminuer la part relative consacrée aux crédits à l’économie. D’un autre côté, une concentration accrue du secteur. En 1984, il y avait 1 963 établissements bancaires actifs en France. En 2021, leur nombre tombe à 769, une division par 2,5.

Et ce n’est pas tout. Le pouvoir de marché de ces banques est très loin d’être réparti de manière équitable, on peut s’en douter. Mais jusqu’où va cette inégalité ? En s’intéressant à chaque banque, les données habituelles considèrent par exemple que Boursorama et Société générale sont concurrentes alors qu’elles appartiennent au même groupe.

Les chercheurs Jézabel Couppey-Soubeyran et Théo Nicolas2 ont refait les calculs groupe bancaire par groupe bancaire. Résultat : là où l’approche banque par banque indique que les cinq plus gros établissements contrôlent la moitié du marché français, on constate qu’ils en maîtrisent les trois quarts lorsque l’on tient compte des groupes dans leur ensemble.

La libéralisation a poussé à la concentration et à l’installation d’un oligopole au niveau national. La déréglementation financière s’est également traduite par une présence accrue des banques dans les paradis fiscaux. Les enquêtes des journalistes d’investigation ont montré que les établissements français étaient largement présents dans ces territoires, où ils réalisent en gros un tiers de leurs profits à l’étranger. Les banques vont dans les paradis fiscaux pour échapper aux impôts (pour elles et leurs clients) et pour dissimuler des prises de risques, ce qui nourrit l’instabilité financière.

Seul l’Etat n’a pas eu à se plaindre de la libéralisation financière : il a réussi à faire diminuer le taux d’intérêt de sa dette et à augmenter le nombre de ses créanciers

Les banques, les fonds d’investissement, les grandes entreprises et les contribuables fortunés, en France comme ailleurs, se sont engouffrés dans ces territoires parasites. En offrant une libre circulation des capitaux sans contrôle sur l’identité de qui transfère quoi, la libéralisation a renforcé l’opacité de la finance qui a bénéficié aux fraudeurs, sans même parler des acteurs criminels. Il n’y a guère que ces dernières années qu’une lutte a été engagée contre les paradis fiscaux dont il faudra évaluer le succès après trente ans de contournement des règles fiscales.

Impératif de rentabilité

Par ailleurs, en accroissant la concurrence entre les acteurs de la finance au plan international, la libéralisation pousse à la prise de risques pour augmenter la rentabilité. On l’a vu avec la crise des subprime : tous les produits toxiques sont bons tant qu’ils rapportent et les banques françaises aussi ont joué à ce jeu-là. Un impératif de rentabilité qui s’impose à tous les acteurs économiques ayant recours aux marchés de capitaux.

La financiarisation accrue de l’économie a mis les actionnaires en position de force. Quand, au début des années 1980, les entreprises non financières françaises dépensaient deux fois plus en investissements nets (hors capital fixe) qu’en dividendes nets (versés moins reçus), en 2009, elles versaient 2,5 fois plus de dividendes à leurs actionnaires qu’elles n’investissaient. Après une chute postsubprime, les actionnaires ont repris du poil de la bête : ils reçoivent désormais autant en dividendes de la part des entreprises françaises que ces dernières investissent.

Des banques opaques, trop grosses pour que les autorités publiques puissent les laisser tomber en cas de problème et au pouvoir très concentré, un boulevard offert aux paradis fiscaux, le développement d’un capitalisme actionnarial… le bilan de la libéralisation financière n’est pas glorieux.

Pourtant, il y a un acteur économique qui n’a pas eu à s’en plaindre, c’est l’Etat. En faisant de la dette publique une marchandise sur l’étal des marchés financiers, il a réussi à faire diminuer le taux d’intérêt réel (une fois l’inflation prise en compte) et à augmenter le nombre de ses créanciers. Certes, ces derniers sont chatouilleux, il ne faut pas perdre leur confiance. Mais la France la conserve depuis deux siècles et demi parce qu’elle paie ses dettes rubis sur l’ongle.

Les gouvernements ont été capables de soutenir des déficits publics plus élevés et plus durables, et donc pratiquer moins d’austérité, grâce à la libéralisation du financement de la dette. Et sans contrainte politique particulière : les 35 heures de Lionel Jospin ou la montée de la taxation du capital au niveau de celle du travail sous François Hollande n’y ont rien changé. Si la fourmi de Jean de La Fontaine n’est pas prêteuse, le coq gaulois trouve sans problème à emprunter du grain auprès des épargnants du monde entier, à qui il rembourse, « foi d’animal, intérêt et principal » !

 

Retrouvez notre dossier : « L’impasse libérale »

 

 

  • 1. Voir « 40 ans de libéralisation financière », Revue d’économie financière n° 137, 2020/1.
  • 2. Voir « La concentration du secteur bancaire européen : un problème dont la mesure reste à prendre », Revue d’économie financière n° 142, 2021/2.