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La police après les émeutes, enquête sur un corps social à vif

Par Luc Bronner  (Rennes, Grande-Synthe (Nord), Toulouse, Lyon, envoyé spécial)

 

Les violences urbaines qui ont secoué le pays en début d’été ont fortement marqué les fonctionnaires engagés en première ligne. L’enquête du « Monde » montre à quel point cette séquence ultra-violente a nourri leur mal-être et un sentiment d’injustice [sic...] de plus en plus profond.

 

Ce sont des blessures qui s’accumulent comme autant de plaies ouvertes, puis de cicatrices jamais complètement refermées au sein du monde policier. Un corps social à vif, meurtri, désorienté [sic...]. Les émeutes de fin juin et début juillet, après la mort de Nahel M. à Nanterre, tué par un tir policier pour un refus d’obtempérer, ont ajouté une couche de colère sur un terreau fragilisé, sinon explosif. « Un moment de crispation qui peut être un point de non-retour », s’alarme un préfet, parmi les plus hauts cadres du ministère de l’intérieur, très marqué par l’extrême violence des émeutes et par le mouvement de contestation d’une partie des forces de l’ordre, en juillet, en colère après le placement en détention provisoire d’un agent de la brigade anticriminalité (BAC) de Marseille accusé de violences volontaires pendant les émeutes.

Des blessures ? Ce vendredi 1er septembre, Stéphane, un major de 52 ans, ouvre la porte de sa chambre dans l’hôtel banal d’une zone artisanale banale où une partie de la CRS 20 a établi son camp de base à Grande-Synthe (Nord), en banlieue de Dunkerque. Trois semaines près de Calais pour tenter d’empêcher les migrants de traverser la Manche. Puis deux semaines de repos à Limoges, là où vivent les familles des fonctionnaires. Et, à nouveau, trois semaines de mission à Nice, cette fois pour empêcher les migrants d’entrer sur le territoire, dans cette mission cyclique, parfois étrange [sic...], que leur confie la République.

Pendant les émeutes, fin juin, la compagnie avait été appelée en renfort et en urgence à Creil (Oise), afin de soutenir les forces locales, dépassées, comme dans des centaines de villes, par des assaillants très organisés. Le major et une trentaine de CRS ont donc investi la caserne des pompiers, sur le plateau, à proximité des cités populaires, pour prévenir toute tentative d’incendie. Rapidement confrontés à des émeutiers en nombre – entre cent et cent cinquante –, ils reçoivent l’ordre de tenter la prise frontale d’une barricade incendiée derrière laquelle ont lieu des pillages. Des cocktails Molotov puis une pluie de projectiles scindent le groupe en deux. « On a pris la foudre. Je n’ai jamais vu une intensité pareille, sauf en Corse [après l’assassinat d’Yvan Colonna en prison en 2022] », témoigne le major, vingt-neuf années d’expérience, dont les émeutes urbaines de l’automne 2005.

Dans le chaos des violences, il se retrouve avec quatre autres CRS, isolés. « Ma grande peur, ça n’est pas de faire une erreur, c’est d’avoir un blessé chez moi. » Le blessé, ce sera lui. Un pavé le touche sous la nuque, au niveau des cervicales. Il ne tombe pas et continue pendant une heure, porté par l’adrénaline. Des renforts viennent à la rescousse des CRS isolés, et ils peuvent s’extraire. Mais lorsque Stéphane dépose les armes et le casque, au milieu de la nuit, ses jambes ne répondent plus, il ne parvient pas à se relever. Diagnostic aux urgences de l’hôpital : commotion cérébrale et entorse cervicale, soit trente-cinq jours d’arrêt de travail. Le major a été décoré, sa sixième médaille. Même si les vertiges persistent, il s’est remis de cette blessure, la quinzième de sa carrière, pas la plus grave.

 

Statistiques édifiantes

La douleur n’est pas seulement physique, elle est également morale pour ce fonctionnaire qui passe son temps libre à s’entraîner et à potasser la doctrine pour décrocher une place dans les unités d’élite des CRS : « J’ai vu la peur dans les yeux de mes collègues. Et j’ai senti la bouffée de haine face à nous, l’intention de tuer. » Des insultes aussi : « Sale Blanc », « enculé de Français ». Comme du sel sur une plaie béante. Il s’interrompt un instant dans sa narration : « Je déteste quand on me traite de “pute à Macron”. Je suis là pour servir celui qui a été élu – j’ai fait Mitterrand, Chirac, Sarkozy et Hollande. » Des insultes plus douloureuses encore dans une compagnie où un homme de 50 ans s’est suicidé en janvier, puis un deuxième en septembre.

Le récit officiel des émeutes est celui de la maîtrise. La communication gouvernementale a insisté sur les quarante-cinq mille policiers mobilisés et le retour de l’ordre bien plus rapide qu’en 2005, ce qui est exact. Mais la situation a été, en réalité, beaucoup plus critique, chaotique, à la limite de la rupture, avec des agents confrontés à des attaques extrêmement violentes, parfois proches du lynchage, ciblés par des mortiers d’artifice, des pierres, des cocktails Molotov, voire des armes à feu comme à Nîmes ou à Vaulx-en-Velin (Rhône).

Les statistiques sont édifiantes sur le plan matériel comme humain : deux cent quarante commissariats dégradés ou attaqués, des centaines de véhicules abîmés ou rendus inutilisables et, plus grave, au moins sept cents policiers blessés. Dans le nombre, beaucoup de blessures superficielles d’un point de vue médical, des contusions notamment, mais au moins soixante-dix blessés sérieux sur tout le territoire, sans que leur état de santé précis ait été communiqué. Côté émeutiers ou témoins, aucun recensement officiel n’a été effectué, mais l’inspection générale de la police nationale (IGPN) enquête sur une trentaine de dossiers mettant en cause des forces de l’ordre : un homme est mort à Marseille et au moins huit personnes ont été grièvement blessées, certaines ayant perdu un œil.

Plus que les chiffres, ce sont les récits des violences qui sidèrent, jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie du ministère de l’intérieur : les pluies incessantes de mortiers – au moins trente blessés sérieux –, les ravitaillements des émeutiers par des camionnettes, les destructions de caméras de vidéosurveillance… « Il y a une nuit où tous les commissariats de Seine-Saint-Denis ont été attaqués », relève un haut fonctionnaire. Des policiers ont témoigné à leur hiérarchie leur peur de ne pas tenir alors que leurs bâtiments subissaient des assauts de dizaines d’individus cagoulés. D’autres sont convaincus que le calme est revenu grâce à leur travail, mais également en raison des consignes données par les trafiquants de drogue, gênés dans leur « business » par les émeutes, qui rebutent la clientèle, et inquiets d’une présence durable des forces de l’ordre.

« Ce qui m’a frappé, c’est ce que m’ont dit des policiers sur le terrain, relate au Monde Frédéric Veaux, le directeur général de la police nationale (DGPN). Tous, tous, tous ont dit : “On n’a jamais vu ça.” Même ceux confrontés à 2005. Ils ont tous été marqués par cette détermination chez les émeutiers à se préparer, à aller au contact des policiers pour faire mal. Les fois précédentes, s’il y avait contact, c’est en général les policiers qui en prenaient l’initiative. Là, ce sont eux qui sont venus. Ce qui était manifestement nouveau, aussi, c’est l’aspect coordonné et préparé de certaines actions. »

 

« On a pris cher »

Bruno, major de 51 ans, est un des cadres de la BAC dans la banlieue est de Lyon, notamment des secteurs de Villeurbanne et Vaulx-en-Velin. Il rencontre Le Monde en dehors de son commissariat pour gérer ses émotions – la veille, des larmes lui sont venues en repensant aux nuits sans sommeil et aux questions de son fils de 8 ans, effrayé par les blessures successives de son père. Le major évoque Vaulx-en-Velin et le quartier du Mas-du-Taureau, épicentre des tensions. « On savait qu’ils voulaient s’en prendre à la médiathèque, c’est une vitrine », se souvient-il.

Deux blindés et un demi-escadron de gendarmes mobiles sont mobilisés, les BAC aussi. Sur une charge, Bruno tombe et se fait une entorse au genou – plusieurs semaines d’arrêt. Sur son téléphone, il montre une photo où un policier reçoit, quelques semaines plus tôt, une poubelle sur la tête pendant une manifestation contre la réforme des retraites – c’est lui. Puis un autre cliché d’un énorme hématome sur son bras – une autre manifestation cette année. « Mon fils l’a très mal vécu, la maîtresse nous a fait un mail. » Il se dit qu’il devrait lui-même aller consulter pour évacuer cette tension.

« De chasseurs, on est passé à chassés », résume-t-il en une formule pour traduire la volonté des assaillants d’en découdre. « La phrase qui est revenue sans cesse dans la bouche des collègues, c’est : “On a pris cher.” » Les émeutiers s’étaient organisés pour tenir « une ligne de feu » avec une trentaine de tireurs, ravitaillés par l’arrière, décrit-il. « On a vu des collègues de Vaulx-en-Velin être poursuivis par un groupe de quatre-vingts jeunes – on a réussi à les stopper. Dès qu’ils voyaient qu’on reculait ou qu’on n’avait plus assez de munitions, ils déclenchaient des charges. » Une des nuits d’émeutes dans cette même ville de la banlieue lyonnaise, deux hommes à scooter ont tourné dans le quartier, s’abritant dans la foule, pour tirer avec un fusil sur les policiers. « Tout le monde a reculé, tout le monde a eu peur. » Sur les douze fonctionnaires de la BAC ouest, neuf sont restés en tenue de maintien de l’ordre, trois se sont équipés avec des gilets lourds et des armes lourdes – ils apprendront plus tard que le fusil des hommes à scooter tirait de la grenaille.

Cette intensité éclaire la crise ouverte en juillet après l’incarcération provisoire d’un gardien de la paix de la BAC de Marseille mis en examen pour violences, laquelle suivait le placement en détention provisoire du brigadier auteur du tir mortel contre Nahel M., à Nanterre. « Avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison même s’il a pu commettre des fautes ou des erreurs graves dans le cadre de son travail », avait alors déclaré le DGPN, Frédéric Veaux, au Parisien pour tenter d’apaiser ses troupes – ce qui avait plutôt fonctionné mais allumé un autre incendie avec le monde judiciaire, très remonté contre cette remise en cause de la séparation des pouvoirs. Dans le même entretien, une phrase était passée inaperçue : « Dans cette situation proche du chaos, ils ont fait preuve de courage physique et moral, et d’un engagement total », affirmait M. Veaux.

 

Extension du domaine de l’émeute

« Le chaos » et « le courage ». Il faut écouter les syndicalistes sur ce point – eux aussi craignent de perdre leur base, inquiets face à la radicalisation d’une partie des troupes. « Des milliers de récidivistes ne vont pas en prison. Nous, on va en prison », pointe Rudy Manna (Alliance). « Vous vous engagez parce qu’on vous demande de rétablir l’ordre public coûte que coûte, poursuit le syndicaliste. In fine, le responsable, c’est le soldat envoyé par le général. Ceux qui défendent la nation, ils vont en prison. » Jérôme Moisant (Unité SGP-Police) l’exprime avec d’autres mots : « Les collègues sont fatigués. Ce sont des séquences qui se répètent, très longues et avec une violence croissante. Dans les villes touchées, ils ont eu le sentiment de tenir la République à bout de bras. Et une fois le calme revenu, on fait une opération “linge propre” avec des collègues qui ont l’impression d’être des lampistes. » Thierry Clair (UNSA-Police) : « Il y a à la fois de la colère et de la résignation. La police est jugée responsable d’un peu tout. On nous aime à l’extrême, on nous déteste à l’extrême. On ne comprend pas qu’on ne soit pas compris. »

Les émeutes ont frappé des villes un peu partout sur le territoire, comme une extension du domaine de l’émeute, dont certaines (Montargis, Laval, Roanne…) ne figuraient pas sur les zones considérées « à risque ». Là aussi, les récits des fonctionnaires ont saisi les autorités. Yves Cellier, 46 ans, est commissaire divisionnaire, directeur départemental de la police dans le Doubs. Le deuxième soir des émeutes, il accompagne une équipe de la BAC dans les quartiers de Montbéliard – ils sont quatre, à pied, et vont essuyer des vagues de mortiers d’artifice alors qu’ils interviennent sur un incendie. « Nous avons été pris sous le feu. On s’est abrités derrière des arbres, mais ce n’était pas tenable. Nous avons donc décidé de traverser la rue en courant. Je suis percuté par un mortier tiré à moins de 20 mètres et je tombe sur l’arête du trottoir. » Bilan : l’épaule sérieusement touchée, quarante-cinq jours d’ITT [incapacité temporaire de travail]. Mais le commissaire ne s’est pas arrêté de travailler.

Le lendemain, toujours à Montbéliard, plusieurs collègues sont blessés. « Ils étaient une quinzaine pour défendre le tribunal, que les émeutiers – sans doute autour de soixante-dix – voulaient incendier. » L’exploitation a posteriori de la vidéosurveillance a montré qu’un homme aurait tiré avec une arme de poing, probablement du 9 mm, vers les policiers, sans les atteindre. Dans un quartier de Besançon, les agents ont mis la main sur des cocktails Molotov stockés sur un toit. Ils ont également saisi cinquante mille mortiers d’artifice dans un camion.

Le ressentiment policier vient de loin et ne se limite pas à la séquence des émeutes. Il est alimenté par tous les blessés au quotidien, comme ce fonctionnaire frappé par un groupe d’hommes à Stains, le 17 septembre, cet agent renversé et traîné par une voiture à Sochaux, le 21 septembre. Autant d’histoires instantanément partagées sur les groupes WhatsApp, Telegram ou qui remontent avec les algorithmes de Facebook.

La colère se nourrit aussi de l’accumulation des violences collectives subies ces dernières années lors des défilés contre la loi « travail », face aux « gilets jaunes », ou encore pendant les manifestations contre la réforme des retraites. « Depuis dix ans, les forces de l’ordre sont en permanence sous tension, estime Me Thibault de Montbrial, avocat de nombreux fonctionnaires. Depuis la vague terroriste de 2015, cela ne s’est jamais arrêté. Il n’y a plus de moment où la police et la gendarmerie peuvent déposer les armes. La tension opérationnelle est permanente, sans qu’ils perçoivent le soutien manifeste de la population, même si, de fait, ce soutien existe. »

 

La mémoire des morts

Me Laurent-Franck Liénard, un autre avocat familier des forces de l’ordre, défenseur du motard auteur du tir mortel contre Nahel M. à Nanterre, abonde : « La violence contre les policiers est de plus en plus prégnante. C’est pour eux un vrai abîme moral quant au sens de leur métier. Quand vous faites tous les jours un métier impossible, c’est dévastateur. Le moral décline de façon vertigineuse. Le problème, c’est que, aujourd’hui, faire appliquer la loi n’est plus acceptable socialement. » Me Anne-Laure Compoint, une autre figure parmi les avocats, use de sa liberté de parole, ce que les fonctionnaires ne peuvent faire, soumis au devoir de réserve et à l’injonction de ne pas déranger leur hiérarchie : « Les policiers, après coup, on leur dit : “Vous avez mal fait” et un juge décortique chaque seconde de leurs actions. Ils se retrouvent à rendre des comptes seuls alors qu’un ministre était content de les trouver, que le pouvoir politique a besoin d’eux. »

X., un brigadier-chef de 43 ans, nous reçoit dans un bureau rempli de cartons, au premier étage du commissariat central de Toulouse. Vingt ans de carrière entre la banlieue parisienne, Marseille et donc Toulouse, où il a vécu les émeutes au plus près. « Quand c’est parti, c’est parti très fort, très vite. Les réseaux sociaux font que tout le monde voit tout : des guets-apens, des commerces pillés, des choses en train de brûler. Cela a donné des idées à plein de gens qui ont voulu participer à cette sorte de fête nationale. »

Dans la nuit du 28 juin, après une série de charges et de courses dans la cité du Mirail, il s’est approché de deux personnes cachées sur un balcon, au premier étage d’un immeuble. L’une d’elles, un homme, lui a sauté dessus « les genoux en avant » pour tenter de s’échapper. Diagnostic : luxation au niveau des épaules et entorse cervicale, un mois et demi d’arrêt forcé. « Emotionnellement, on fait un métier difficile. C’est lourd. On est confronté à une accumulation de violences et de souffrances. Quand j’entends les slogans “la police tue”, “la police mutile”, ça fait mal. » Les blessures ? Dans son poste précédent, à la BAC de Marseille, il avait été heurté par un scooter dont le pilote avait refusé de s’arrêter. Un an d’arrêt, et le moral en berne. « Mon travail, je n’en parle pas avec mes enfants. » Comme beaucoup, même s’il a reçu l’autorisation de s’exprimer, il ne veut pas être identifié, pour protéger sa famille.

Confrontés aux attaques de leurs commissariats, les agents se sont retrouvés en position d’assiégés, qui plus est avec le sentiment d’être maltraités par le gouvernement, les médias et une partie du monde politique, notamment La France insoumise. « Lorsque les policiers sont menacés ou agressés hors service, lorsque des commissariats sont attaqués, comme pendant les émeutes, les violences peuvent être ressenties de façon plus personnelle avec le sentiment qu’on vient atteindre les policiers dans leur base familiale ou sur leur lieu de travail », constate Catherine Pinson, cheffe du service de soutien psychologique opérationnel, un dispositif mis en place depuis 1996 et passé d’une poignée de psychologues à plus de cent vingt aujourd’hui.

La Mutuelle générale de la police note également un accroissement régulier du recours aux consultations – elle rembourse désormais jusqu’à dix rendez-vous par an avec un psychologue. « Le choix de devenir policier est un choix de vocation, insiste son président, Benoît Briatte. Quand on les montre du doigt, ils le vivent mal. C’est comme une famille, elle se retrouve ensuite dans un sentiment commun de vivre une injustice. »

Les critiques sont incomprises, tout comme l’expression même de « violences policières ». « Quand les médias ne parlent pas des violences au quotidien, c’est une forme de déni. Pour les émeutiers, la cible, c’étaient les policiers et tout ce qui représente la sphère publique », s’agace devant Le Monde Laurent Nuñez, le préfet de police de Paris. « Le recours à la violence par les forces de l’ordre est légitime dès lors que celle-ci est proportionnée, ajoute-t-il. C’est uniquement la justice qui est compétente pour en juger. Mais elle ne doit pas être polluée par une présomption de culpabilité. Si on délégitime la force publique, c’est très grave. »

Depuis vingt ans, les quartiers se sont construit une mémoire commune de leurs morts ou de leurs blessés – Nahel M. à Nanterre, Théo à Aulnay-sous-Bois, Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois, Mouhsin et Laramy à Villiers-le-Bel, Amine à Noisy, Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise –, avec le sentiment d’être confrontés à une forme d’impunité des forces de l’ordre. Le monde policier, de son côté, s’est aussi construit sa propre mémoire des morts, des blessés, des agressions, et avec ce même sentiment que les agresseurs bénéficient d’une forme d’impunité.

 

« Insécurité juridique »

L’assassinat d’un couple de policiers à leur domicile à Magnanville en 2016 par un terroriste islamiste – un des complices du tueur est jugé depuis le 25 septembre aux assises de Paris – a bouleversé l’ensemble des troupes, tout comme l’affaire des agents grièvement brûlés par un cocktail Molotov à Viry-Châtillon en 2016, l’assassinat d’un policier par un djihadiste sur les Champs-Elysées en 2017, le meurtre d’une employée d’un commissariat à Rambouillet en 2021, ou encore le décès de trois jeunes policiers de Roubaix, en mai, percutés par un chauffard positif à l’alcool et aux stupéfiants. « Cet assassin a blessé l’intégralité de la police nationale », avait résumé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, dans une formule révélatrice de l’esprit de corps.

En matière de violences policières, chaque camp se raconte sa propre certitude, chacun demeure dans sa boucle sociale et médiatique où les vérités ne se rencontrent plus. La culpabilité du brigadier deuxième échelon ayant tiré sur Nahel M. ne fait pas de doute pour une partie de l’opinion, heurtée par la brutalité de la scène. Elle n’est pas évidente pour une partie des fonctionnaires de police qui refusent de se prononcer sur une séquence vidéo et se demandent tous ce qu’ils auraient fait dans les mêmes circonstances. « Ils sont placés dans une situation de fragilité physique, psychologique, juridique, constate un cadre de l’IGPN, en première ligne sur ces questions. Qu’il s’agisse de la doctrine du maintien de l’ordre ou de la loi de 2017 sur les refus d’obtempérer, les policiers, sur le terrain, ne sont pas tellement aidés pour savoir quels choix ils doivent effectuer dans des situations très concrètes. »

David Barbas, commandant de 52 ans, donne rendez-vous à deux pas du commissariat de Rennes, dans un quartier où les manifestations avaient été particulièrement dures pendant le mouvement des retraites. Le policier garde également en mémoire les « Suicidez-vous ! » entendus pendant les manifestations de « gilets jaunes » en 2018. Un souvenir douloureux : dans sa carrière, trois collègues, dont un ami proche, se sont donné la mort.

Pendant les nuits d’émeutes, dans un autre quartier de la ville, lui et ses hommes ont été confrontés à une forme de « guérilla », selon ses mots : « En face, ils étaient sacrément équipés. C’était préparé, on était bien au-delà des violences urbaines. » Au moment d’interpeller un émeutier, il a chuté, se blessant à la main. « On s’en est pris plein la figure, un feu nourri de mortiers. J’ai dit : “On arrête, on recule.” Nous nous sommes abrités derrière une palissade. Mais c’était très chaud, on était franchement en difficulté. Le RAID [unité de recherche, d’assistance, d’intervention et de dissuasion] est arrivé, ils nous ont sauvé la peau. » Le placement en garde à vue d’hommes du RAID, à Marseille, puis leur mise en examen, pour un tir de lanceur de balles de défense (LBD) à l’origine de la mort d’un homme, l’ont fait bondir. Le brigadier de Nanterre ? « Dans sa situation, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Et si le conducteur était reparti et avait renversé une mère de famille ? On pouvait nous le reprocher aussi. »

Le sommet de la hiérarchie doit aujourd’hui s’assurer que l’engagement des fonctionnaires ne faiblira pas et qu’ils reviendront en première ligne lorsque le pouvoir exécutif le leur demandera. Frédéric Veaux, le DGPN : « L’insécurité physique s’est aggravée, mais elle est dorénavant doublée d’une insécurité juridique sur laquelle les policiers s’interrogent beaucoup. A la lumière de ce qui s’est passé, ils ne peuvent pas se demander à chaque fois qu’ils agissent s’ils risquent de se retrouver seuls responsables devant la justice. » Le préfet de police et ancien secrétaire d’Etat à la sécurité, Laurent Nuñez : « Cette idée que les émeutiers et les forces de l’ordre soient mis sur le même plan, les policiers ne le supportent plus. Ils ont raison, cela crée un sentiment d’injustice alors même qu’ils sont en première ligne dans la crise d’autorité que vit ce pays. »

Les deux hauts fonctionnaires défendent une ligne dure. Celle que réclame un commissaire divisionnaire à propos des émeutiers : « Des voyous qu’il faut traiter comme des voyous. » Le DGPN le dit avec des mots choisis mais très fermes : « Nous ne sommes pas en maintien de l’ordre, martèle M. Veaux. Ce n’est pas le schéma national de maintien de l’ordre qui s’applique pendant ce type d’événements, ce ne sont même pas des violences urbaines. Ce sont des émeutes, des pillages, des destructions, des agressions. Nous sommes face à une délinquance de très grande intensité. » Autrement dit, le code pénal, rien que le code pénal, mais tout le code pénal, y compris la légitime défense. Samedi 23 septembre, dans les rues de Paris, en marge d’une manifestation contre les violences policières, un agent en tenue a sorti son arme, sans l’utiliser, face à des manifestants qui attaquaient son véhicule. Ceux-ci ont reculé, et le préfet de police a salué le « professionnalisme » et le « sang-froid » des fonctionnaires agressés.