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Industrie

Lactalis ou l’impossible partage de la valeur du lait

Le 18 Juillet 2024 10 min

Le premier acteur mondial du lait et du fromage a atteint un nouveau record de chiffre d’affaires en 2023. Une réussite expliquée par des investissements judicieux, et par un déséquilibre de partage de la valeur avec les éleveurs.

Emmanuel Besnier, PDG de Lactalis, au restaurant du groupe à Laval, le 3 juillet 2018. PHOTO : Elodie GREGOIRE - REA

« Aujourd’hui, je ne rêve que d’une chose, c’est de partir », souffle un éleveur faisant partie des 12 500 producteurs livrant chaque jour leur lait à Lactalis. Mais, avec 5,4 milliards de litres de lait collectés sur les 24 milliards produits dans l’Hexagone en 2022, le groupe Lactalis est devenu incontournable en France pour de nombreux agriculteurs.

Pour les consommateurs également : du camembert Président à la mozzarella Galbani, en passant par le lait en bouteille Lactel ou le roquefort Société, le groupe est omniprésent dans les rayons.

En vingt ans, Lactalis est même devenu le premier groupe mondial pour le lait et pour le fromage. En termes de taille, il ne se voit concurrencé que par Dairy Farmers of America (DFA), une coopérative américaine, et le géant chinois Yili, qui concentrent leurs activités dans leurs pays d’origine.

 

A l’inverse, Lactalis possède des usines dans une cinquantaine de pays et envoie ses produits vers plus de cent cinquante destinations. Résultat de cette stratégie internationale, le chiffre d’affaires de l’entreprise est passé de 17 milliards d’euros en 2016 à près de 30 milliards en 2023. « La croissance est impressionnante », salue Benoît Rouyer, économiste au Cniel, l’interprofession laitière.

Infographie :

Lactalis a doublé de taille en une décennie

Evolution du chiffre d’affaires de Lactalis, en milliards d’euros (Source : Comptes de l’entreprise)

 

Principal architecte de ces réussites : Emmanuel Besnier, petit-fils du fondateur André Besnier. Car Lactalis, malgré sa dimension internationale, reste une affaire familiale, dont le siège social se trouve toujours en Mayenne, à Laval. La société n’est pas cotée en Bourse, et l’actionnariat reste détenu à parts égales par Emmanuel Besnier, sa sœur Marie et son frère Jean-Michel.

Selon le classement établi par Challenge, la famille se classe au total en dixième position des personnes les plus fortunées de France, avec un patrimoine estimé à 13,5 milliards d’euros. « Un niveau de richesse indécent par rapport aux difficultés des producteurs », déplore Nicolas Girod, ex-porte-parole de la Confédération paysanne, alors que le revenu des élevages de montagne ne dépasse pas 30 000 euros en moyenne.

Racheter vite, mais racheter bien

Le succès de Lactalis, fondé en 1933, s’est bâti, selon de nombreux observateurs, sur les innovations lancées par Michel Besnier, le père d’Emmanuel Besnier. Alain Chatriot, professeur d’histoire à Sciences Po, rappelle que c’est en lançant le camembert à base de lait pasteurisé Président en 1968, puis en commercialisant le lait UHT en brique Lactel en 1969 que la famille Besnier a commencé à bâtir son empire. Des premiers succès adaptés au modèle des supermarchés qui se multipliaient dans le pays.

Ce sont eux qui ont permis d’étendre peu à peu les activités au-delà de l’ouest du pays, avec des rachats de fromageries dans la Marne, ou dans l’Aveyron dès les années 1970. L’entreprise, qui se nomme alors Besnier, commence à « élargir son plateau de fromages » au-delà du camembert en devenant leader sur le brie, ou le roquefort.

En Italie ou au Brésil, Emmanuel Besnier applique les mêmes stratégies, celles développées auparavant en France par son père

Lorsqu’Emmanuel Besnier prend la tête du groupe en 2000, à l’âge de 29 ans, Lactalis possède déjà quelques filiales à l’étranger, en Espagne et aux Etats-Unis notamment. Mais le fils applique plus largement les stratégies développées en France par son père au niveau international.

« Lactalis a la capacité de se positionner rapidement sur des opportunités, de lever les fonds tout aussi vite, et d’utiliser toute la capacité des outils industriels une fois en place », résume Benoît Rouyer.

Le marché italien est un cas d’école de cette « technique Besnier ». En rachetant successivement Locatelli, Invernizzi puis Galbani, Lactalis s’est imposé dès le début des années 2000 comme un acteur majeur du fromage dans la péninsule. Autant de manœuvres qui ont renforcé le groupe pour son grand coup, une OPA hostile sur l’entreprise Parmalat en 2011 dont la facture s’élevait à près de 4 milliards d’euros.

Le gouvernement italien tente alors d’empêcher le groupe de Laval de s’arroger le leader national du parmesan et des produits laitiers, mais Emmanuel Besnier finit par emporter l’ensemble de la meule. En rachetant en 2017 les dernières actions manquantes, Lactalis retire Parmalat des cotations boursières, et arrache enfin le contrôle total de ce groupe italien au rayonnement international.

La peur de la fin de la collecte

La même méthode a été employée plus récemment au Brésil. Après le rachat de Balkis en 2013, Lactalis a acquis une partie des activités des groupes LBR et BRF en 2015. Comme avec Parmalat, Emmanuel Besnier s’est assuré de devenir le leader du pays en achetant en 2019 un dernier gros morceau, la coopérative Itambé, qui a ajouté cinq usines supplémentaires aux quatorze que Lactalis détenait déjà.

« C’est inquiétant de voir qu’ils vont toujours là où la main-d’œuvre est moins chère », déplore l’éleveur Max Vié.

Mais le géant de Laval avance aussi des pions en Amérique du Nord. Depuis 2019, Emmanuel Besnier s’est lancé à hauteur de plusieurs milliards d’euros dans des acquisitions comprenant les activités fromagères du géant Kraft Foods, le précurseur du bio Stonyfield, ou encore les fromages blancs surprotéinés Siggi’s et les produits à base de lait de brebis Karoun.

Brésil, Etats-Unis, Canada, Italie : les grandes manœuvres se déroulent pour la plupart dans des pays considérés comme sûrs, et Lactalis continue d’ailleurs de faire la moitié de son chiffre d’affaires en Europe. Si le groupe a acquis grâce à Parmalat des sites au Venezuela ou en Russie, il est resté très prudent sur des destinations considérées plus risquées pour les entreprises. Face à des taux d’emprunt élevés, Lactalis a d’ailleurs indiqué sa volonté de « ralentir » dans les acquisitions, espérant réduire un endettement estimé à 6 milliards d’euros.

Des éleveurs à la merci des aléas internationaux

Cette stratégie internationale profite-t-elle aux producteurs français ? Pour le président de l’organisation de producteurs de Lactalis (Unell), Yohann Serreau, ce développement international « a créé des débouchés, et permis aux éleveurs de continuer à développer la production, tout en conservant un maillage de collecte ».

A 425 euros les 1 000 litres fin mars 2024, le prix d’achat de base proposé aux producteurs par Lactalis serait le plus bas du marché, selon la Fédération nationale des producteurs de lait

Car c’est la grande peur sur le terrain, alors que la consommation de lait des Français fléchit : si les usines s’arrêtent, les producteurs ne trouveront personne d’autre pour venir chercher le lait dans les fermes. La puissance laitière de la France s’est déjà érodée : le taux d’autosuffisance, qui était encore de 120 % il y a quelques années, s’est stabilisé en dessous de 110 %, et certains n’hésitent pas à évoquer la perspective d’une France importatrice de lait. Lactalis n’a pas peur d’agiter ces menaces dans les négociations commerciales, et a évoqué récemment la possibilité de diminuer les volumes collectés en France de 10 %.

L’internationalisation a en revanche rendu les prix plus incertains pour les producteurs. Depuis 2019, Lactalis a défini une formule d’achat selon trois composantes. La moitié du prix payé aux éleveurs se base sur les coûts de production en France, actuellement estimés à 475 euros les 1 000 litres. Mais le prix final intègre également les prix observés dans les grandes surfaces européennes, notamment en Allemagne, ainsi que le cours mondial des matières premières laitières.

A fin mars 2024, l’industriel a donc annoncé un prix d’achat de base de 425 euros les 1 000 litres.

« Avec des primes accordées selon la qualité du lait, certains éleveurs peuvent monter jusqu’à 485 euros les 1 000 litres, mais ceux qui ont des difficultés sanitaires ne s’en sortent pas », regrette Max Vié, ex-président de l’Organisation des producteurs Lactalis Normandie Centre.

Selon les calculs de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL, branche laitière de la FNSEA), le prix proposé par Lactalis serait actuellement le plus bas du marché. Alors que les coopératives Laïta et Agrial achètent également le lait en dessous de 430 euros/1 000 litres, la laiterie de Saint-Denis-de-l’Hôtel (et sa marque éthique C’est qui le patron) propose par exemple un prix du lait de 490 euros/1 000 litres.

Mais le marché international peut aussi parfois tirer les prix vers le haut. Fin 2022, alors que les cours mondiaux du lait ont atteint des sommets historiques en raison d’un faible volume disponible, les éleveurs Lactalis ont bénéficié de meilleurs tarifs que leurs collègues travaillant avec les coopératives Sodiaal, Savencia ou Agrial.

Scandales sanitaires et fiscaux

L’éclatante réussite d’Emmanuel Besnier n’a pas été épargnée par les scandales. Lactalis a notamment été mis en examen en février 2023 pour tromperie aggravée et blessures involontaires, dans le cadre d’une enquête sur la contamination de laits infantiles aux salmonelles, qui a touché vingt nourrissons en France. Le groupe s’est depuis retourné vers le laboratoire chargé des analyses, Eurofins, mais le dossier incarne l’un de ses principaux risques de réputation.

C’est l’une des raisons pour lesquelles Lactalis, qui produit 22 fromages d’appellation d’origine protégée (AOP) sur les 46 que compte la France, milite de longue date pour autoriser le lait pasteurisé dans l’ensemble des cahiers des charges, dont la plupart n’autorisent que le lait cru.

Ces débats sont au cœur des tensions avec les producteurs de roquefort et de camembert notamment, qui soupçonnent le géant de tenter d’assouplir les cahiers des charges et d’élargir les zones de production pour augmenter ses profits.

« Les industriels ne se rendent pas compte qu’en essorant les appellations pour faire un maximum d’argent, ils risquent de mettre la réputation des fromages en danger », regrette Nicolas Girod.

Le groupe de Laval aurait évité 220 millions d’euros d’impôts au total entre 2008 et 2019, grâce à des montages impliquant des sociétés en Belgique et au Luxembourg

Lactalis est par ailleurs sous le coup d’une enquête du parquet national financier. Selon un article du média Disclose basé sur des révélations de la Confédération paysanne, le groupe de Laval aurait au total évité 220 millions d’euros d’impôts entre 2008 et 2019, grâce à des montages impliquant des sociétés en Belgique et au Luxembourg.

Mais Nicolas Girod, ex-porte-parole du syndicat, l’admet volontiers : c’est avant tout de manière opportuniste que la Conf’ a dénoncé ces pratiques d’évasion fiscale :

« Nous avons beaucoup d’adhérents qui sont producteurs laitiers, et Lactalis est un symbole de leurs problèmes. Mais je ne suis pas sûr que les industriels de la viande soient beaucoup plus vertueux. »

Les producteurs sont d’ailleurs peu touchés par ces scandales sanitaires ou financiers. Leurs principales critiques continuent de porter sur la dureté de Lactalis dans des négociations commerciales. Alors que le groupe comme ses dirigeants continuent d’afficher des résultats financiers toujours plus importants, les éleveurs restent les grands perdants.

« Lactalis reflète l’ensemble des problèmes de la filière laitière, mais les problèmes sont exacerbés parce qu’ils sont leaders. Ce qui est difficile pour les producteurs, c’est de constater que les accroissements externes continuent d’être financés en partie sur leur dos, alors que le lait pourrait leur être payé plus cher », regrette le président de l’Unell, Yohann Serreau.