JustPaste.it

Port de l’abaya : le « coup de menton » d’Attal face aux réalités du terrain

Les élèves musulmanes craignent de ne pas passer les grilles, les enseignants craignent une « crispation », les chefs d’établissement semblent plutôt satisfaits de la « clarification ». Malgré l’annonce tonitruante de l’interdiction des abayas par Gabriel Attal, le flou persiste dans les classes.

Mathilde Goanec

4 septembre 2023 à 20h09

La jeune fille passe en revue ses robes sur son téléphone, dans un parc de Nanterre (Hauts-de-Seine). Aminata* cherche une tenue pour la rentrée des terminales, mercredi. Elle a déjà été privée de ce moment important l’an passé, en raison de la robe assimilée à une abaya qu’elle portait alors, pour entrer en classe de première.

Robe ample en satin mauve, robe tee-shirt en coton verte, robe avec ou sans manches, gilet long, type kimono, noué sur une jupe… les photos défilent sur l’écran : « C’est grave non, de se poser cette question ? J’ai l’impression que, parce que je suis musulmane, je n’ai le droit, si je veux mettre une robe longue, que de la choisir moulante, sinon ça ne va pas passer au portail. »

Si Aminata se pose tant de questions, c’est que Gabriel Attal, nouveau ministre de l’éducation nationale, a choisi de braquer le projecteur sur les abayas, appelant à leur interdiction pure et simple dans les établissements scolaires dès la rentrée. Par une simple note de service et un courrier aux parents, sans changer le cadre juridique, ni donner de précisions aux chefs d’établissement, mis à part cette commande d’une « grande fermeté » après un temps de « dialogue ».

Là, on va trop loin en diabolisant nos tenues.

Une élève à Marseille 

En termes de communication, le coup est réussi puisque le sujet des abayas squatte radios, télévisions et journaux depuis quinze jours, inonde le débat politique, occultant au passage des sujets majeurs. Pour enfoncer le clou médiatique, le ministre, via son cabinet, s’est même assuré de la présence de certains médias dans quelques établissements concernés, comme l’a révélé Libération.

Mais formellement, c’est toujours la loi de 2004 qui s’applique, rappelle la Vigie de la laïcité, structure associative formée après la dissolution par le gouvernement de l’observatoire du même nom. « Qu’est-ce qu’on appelle l’abaya ? Le ministre ne répond pas à cette question !, explique l’un de ses membres. Parce que cela s’opposerait au texte de droit, à la loi de 2004. Si ce n’est pas un signe distinctif, ou communément reconnu comme religieux, comme le voile ou la croix, il faut s’en référer au comportement, à l’aspect systématique du port du vêtement, au refus de l’enlever en sport par exemple. Sans ça, on s’expose à des secousses pour ce jour de rentrée. »

Le ministre a dit à plusieurs reprises qu’il répondait à une demande expressément formulée par les chefs d’établissement, soumis à une « pression » de certains groupes d’élèves, voire de familles dans certains quartiers.

« Cela fait plus d’un an que nous interpellons sur la question pour avoir une réponse très claire sur les interventions de chefs d’établissement devant les portails, confirme Layla Ben Chikh, proviseure dans l’académie de Nice, membre du SNPDEN (Syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale). Quand une élève porte l’abaya, même si ce n’est pas reconnu par le culte musulman, il est détourné comme un vêtement religieux. Pour nous il s’agit d’un non-respect de la laïcité. »

Pour Nora*, ancienne élève de terminale à Marseille, c’est tout le problème : « On fantasme beaucoup mais une abaya, c’est une robe longue et ample. Sur le voile, je ne suis pas d’accord avec son interdiction mais je comprends, c’est une véritable norme religieuse. Là, on va trop loin en diabolisant nos tenues. Quand je mets des robes longues avec des fentes sur le côté, c’est mieux ? »

Nora a failli cesser le lycée l’an dernier, heurtée par la mesure d’exclusion de deux jours qu’elle a subie pour avoir contesté le caractère religieux et ostensible de certains de ses vêtements. « Je venais de passer les épreuves de spécialité, j’avais eu 18 sur 20, je pouvais très bien m’arrêter là, c’est mon professeur principal qui m’a convaincue de revenir au lycée. Mais j’avais peur de me prendre encore des remarques. »

L’injonction de la fermeté mais aussi du dialogue

Une professeure d’histoire-géographie dans un collège de l’académie de Créteil décrit la manière dont les établissements, concrètement, se dépatouillent. Vendredi, jour de prérentrée, l’équipe de direction a été « plutôt timide et expéditive », rappelant comme dans bien des endroits l’importance du dialogue.

« Apparemment, l’élève sera accueillie mais mise de côté. Et puis on va devoir lui expliquer quoi ?, interroge l’enseignante. Qu’elle n’a pas le droit de porter une abaya. Elle va dire que ce n’est pas un habit religieux. On lui répondra quoi ? “ Bah si ,on le sait que c’est religieux, parce que tu es arabe et musulmane.” C’est horrible de prendre une ado entre quatre yeux comme ça. »  

Cette enseignante craint la « réactivation » des crispations connues au temps de l’interdiction du voile, après 2004. « On se retrouve, alors qu’il n’y a pas de problème, à éteindre des feux, car les élèves nous posent beaucoup de questions, se demandent pourquoi on a peur d’eux comme ça, raconte-t-elle. C’est à la fois ridicule et violent, et cela met certains collègues mal à l’aise, car la question de la laïcité pèse encore une fois sur les épaules des filles. »

Aminata aussi s’agace de ce que des hommes « choisissent ce que l’on doit porter », en référence au ministre Gabriel Attal. Et elle relève certains amalgames : « J’accepte de parler de laïcité si c’est ça le sujet. Mais là, on dirait que l’Éducation nationale cherche à nous protéger de je ne sais pas quelle secte ou réseau. Je suis musulmane, mais je suis aussi française. »

L’an passé, après avoir été renvoyée chez elle pour sa tenue, la jeune femme s’est filmée, « choquée » et en pleurs, sur un réseau social. « Une chaîne de télé a diffusé la vidéo le jour de l’anniversaire de l’assassinat de Samuel Paty, sans me demander mon autorisation et m’a demandé ensuite de témoigner. J’ai bien compris ce qu’ils voulaient faire… »

Dans ce lycée de Noisy-le-Sec, où le « phénomène des abayas s’est répandu », selon un professeur joint par Mediapart, la direction, en ce lundi 4 septembre, a évoqué un « filtrage » plus intense que l’année passée. « On ne va pas leur demander de se déshabiller, mais il y aura un entretien avec le proviseur ou le CPE, pour entrer dans une phase de dialogue. La direction est également passée dans chaque classe pour, entre autre choses, faire passer la consigne », explique t-il.

La « confusion » perdure sur ce qu’est une abaya, au milieu des robes longues de certaines élèves, des chemises sur pantalons amples, raconte encore le fonctionnaire enseignant. « Je suis moi-même partagé : ce serait naïf de penser que c’est sans rapport à la religion, je crains pour ces filles une forme d’emprise, mais en même temps est-ce que cela a du sens de se battre là-dessus ? Je ne vais pas passer la moitié de mon temps à rentrer en conflit avec des élèves le plus souvent investies dans le lycée, dans le cours, sympas comme tout. À quoi bon ? »

Dans la salle de classe, ce professeur décrit des collègues plutôt clivés sur la questions, entre ceux qui dénoncent « une forme d’islamophobie », d’autres « plutôt maximalistes sur la question de la laïcité, un peu réacs », et un gros tiers « qui préfère ne pas en parler, mettre la poussière sous le tapis ».

Le risque de la subjectivité

Les conseillers principaux d’éducation (CPE) seront elles et eux en première ligne pour mettre en œuvre l’interdiction demandée en haut lieu. Dans la région bordelaise, Arnaud, syndiquée au Sgen-CFDT, parle d’un épiphénomène – « huit cas l’an passé, maximum », dans son établissement –, et pas de frémissement à la hausse pour le moment. « Souvent, si ça devient répétitif, on en parle dans mon bureau, parfois avec les familles, qui parfois ne sont pas d’accord non plus. Cela suffit pour rentrer dans le rang. L’interdit ça crispe, car l’interdiction, c’est fait pour être bravé. »

L’un de ses collègues, en Haute-Normandie, a vu arriver une future élève de 3e, avant la rentrée de cette année, demander si elle pouvait mettre telle ou telle tenue : « C’était une abaya, enfin une abaya retravaillée pour ne pas en être une. On a dit non. » Sans nier la part de subjectivité. « On essaye de discuter avec l’élève, elle a la capacité de comprendre que ça laisse le flou et donc que c’est un peu trop compliqué à gérer pour l’établissement scolaire. Nous ne posons pas la question de la religion, l’appréciation se fait par les adultes de l’établissement. »

À l’autre bout de la France, dans un lycée rural de l’académie de Grenoble, malgré le discours de fermeté prôné en haut lieu, ce flou ne laisse pas indifférent : « J’ai des collègues qui ont été confrontés de manière forte à des élèves en abaya et qui attendaient ces consignes pour l’interdire, car ils étaient débordés par des revendications qui pouvaient dégrader le lien avec les élèves. Mais chez nous, on est tellement dans l’accompagnement des élèves que ça nous pose problème d’avoir un positionnement aussi rigide. Si on est sur une robe longue, quel critère retenir ? La couleur unique ? Les poignets complètement couverts ? Cela apporte de la difficulté là où il n’y en avait pas, quand il n’y a aucun prosélytisme ou de contestation du fait éducatif. »

La différence majeure avec la situation qui prévalait jusque-là, plutôt à géométrie variable, réside sans doute dans la mise en œuvre des sanctions disciplinaires, précisées dans le cadre d’une circulaire envoyée le 16 août dernier.

« La méthode était un peu filou, ils ont mélangé dans le même texte les sanctions en cas de harcèlement et d’atteintes à la laïcité, ce que nous avons dénoncé, décrit Olivier Raluy, CPE siégeant nationalement dans les instances sociales du ministère au nom du syndicat SNES-FSU. Mais la vraie nouveauté, c’est bien cette possibilité d’un conseil de discipline, éventuellement d’exclusion, de manière un peu systématique. Moi, en 15 ans, sur le foulard et plus récemment sur l’abaya, nous ne sommes jamais allés jusque-là, le dialogue suffit et porte ses fruits. »

Michel Miaille, professeur de droit, vice-président de la ligue de l’enseignement en charge de la laïcité, parle volontiers d’un « coup de bluff », voire d’un « coup de menton » de Gabriel Attal. « Je le dis d’autant plus tranquillement que je n’étais pas favorable à la loi de 2004. Mais elle existe, elle s’applique, elle fonctionne sur le terrain et souffre de peu de contestations, quand elle est tranquillement expliquée. Seule une loi peut dire qu’un costume est autorisé ou pas, en fonction de son sens religieux reconnu. L’interdiction telle que proposée par Attal est donc nulle et non avenue. »

Mathilde Goanec