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eCe sont des noms que les associations spécialisées dans la lutte contre les violences intrafamiliales ou sexuelles connaissent, et qui circulent sous le manteau pour se mettre en garde. Des noms qu’elles continuent, malgré les alertes, de retrouver dans les procédures judiciaires. Mediapart s’est penché sur le travail de plusieurs experts psychiatres dont les méthodes sont largement contestées.

Obligatoires pour toute personne poursuivie pour viol, les expertises – psychologiques ou psychiatriques – sont facultatives pour les plaignant·es. Mais depuis une dizaine d’années, celles et ceux qui dénoncent des violences sexuelles y sont soumis·es de manière quasi systématique.

Sur le papier, il s’agit de déterminer si le ou la plaignante présente des troubles psychiatriques ou une insuffisance intellectuelle, et d’évaluer l’éventuel retentissement psychologique causé par les faits. Dans la pratique, ces expertises servent souvent aussi à vérifier si la personne est « crédible ».

Officiellement, ce terme a disparu avec la loi de 1998 relative à la protection des mineur·es, puis avec le rapport de la commission « Outreau » en 2005. Mais on le retrouve encore, de manière indirecte, dans certaines questions qu’adressent les magistrat·es aux expert·es missionné·es, comme celle sur la « tendance à l’affabulation ».

 

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Roland Coutanceau, Franck Moquin et Paul Bensussan. © Photo illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Les expertises qui atterrissent sur les bureaux des juges, parfois réalisées à la va-vite, ne respectent pas non plus toujours le schéma auquel elles doivent se conformer (un entretien en trois parties ; des conclusions présentées sous forme de réponses aux questions des magistrat·es).

Ce problème est lié à un autre : les expertises sont très mal rémunérées, alors l’institution judiciaire manque cruellement d’experts-candidats. « On en a tellement peu qu’on valide l’inscription d’experts qui, si vous demandez à plein de magistrats, ne sont pas bons », explique à Mediapart une juge des enfants, qui décrit une situation « dramatique »« l’on se retrouve à devoir désigner un expert alors qu’on sait d’avance que cela ne va pas être génial ». Pour limiter les dégâts, des magistrat·es opèrent selon elle un « tri » : « Dans les dossiers un peu moins sensibles, un peu moins graves, on va mandater un expert qui est nul pour se garder le bon expert pour le dossier où, pour le coup, on a vraiment besoin de l’avis d’un psychiatre. »

Les experts psychiatres ne sont pas toujours formés à déceler les conséquences psycho-traumatiques des violences sexuelles. Une partie, d’obédience freudienne ou lacanienne, ne s’est pas débarrassée du sexisme qui imprègne la psychanalyse. Certains vont rechercher la responsabilité de la victime dans les violences qu’elle dénonce, faire des corrélations douteuses ou des analyses imprégnées de la culture du viol.

Thèses controversées

À plusieurs reprises, des associations, dont l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), ont par exemple alerté sur le cas du psychiatre Michel Dubec. Dans son livre Le Plaisir de tuer (Seuil, 2007), le médecin avait évoqué « une communauté de désir » le rapprochant du violeur en série Guy Georges, qu’il avait expertisé.

« Sans que je lui en parle, le tueur de l’Est parisien a peut-être deviné le trouble que j’ai ressenti en regardant les photos de ses victimes. Je les trouvais très attirantes. Ces belles filles qu’il avait tuées, j’aurais pu les croiser dans mon quartier, j’aurais pu avoir envie de les draguer », écrivait-il, confiant être « mal à l’aise » d’un tel ressenti face à « un “prédateur” ». 

Oui, c’était possible de s’identifier à ce violeur qui baise des filles superbes contre leur gré.

L’expert psychiatre Michel Dubec au sujet du violeur Guy Georges, en 2007

Il poursuivait : « On peut être avec lui, jusqu’au viol compris. […] L’acte de pénétrer est en lui-même agressif. Si un homme est trop respectueux d’une femme, il ne bande pas. […] Oui, c’était possible de s’identifier à ce violeur qui baise des filles superbes contre leur gré. »

 

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Le livre de Michel Dubec paru en 2007.

En réponse à une pétition demandant son retrait de la liste des experts auprès des tribunaux, en 2008, le psychiatre avait affirmé qu’il condamnait « sans ambiguïté le viol » et la « violence en général », et évoqué des propos « mal interprétés » ou sortis « de leur contexte ». En 2011, il a été sanctionné par l’Ordre des médecins d’une interdiction d’exercer de trois mois, mais pas radié.

À écouter les avocat·es et les associations, le psychiatre ne serait pas un cas isolé. Dans leurs dossiers, ces défenseur·es des victimes voient passer des expertises qu’ils jugent « problématiques ».

Ainsi, en avril 2022, quatre associations spécialisées dans la protection de l’enfance et la lutte contre les violences sexuelles ont adressé une requête au Conseil national de l’Ordre des médecins et au parquet général de la cour d’appel de Versailles concernant Paul Bensussan, sexologue et psychiatre agréé par la cour d’appel de Versailles qui a bâti sa renommée autour du « syndrome de l’aliénation parentale ». Selon cette théorie non reconnue par la communauté scientifique internationale, l’enfant entrerait dans une « campagne de dénigrement » sous l’influence du « parent aliénant » – souvent la mère – contre son autre parent, au point – parfois – de l’accuser injustement de maltraitances physiques ou de violences sexuelles.

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Ces associations ont demandé à l’ordre des médecins « de constater [les] manquements déontologiques » du DBensussan et « d’en tirer toutes les conséquences disciplinaires qui s’imposent ». Elles se sont appuyées sur neuf expertises, dans lesquelles le médecin a conclu à une forme d’aliénation parentale, et ont relevé que, dans plusieurs cas, l’entretien entre l’expert et l’enfant n’aurait pas duré plus de « vingt minutes ».

Cette requête n’a pas connu de suites. Mais le psychiatre est visé par une plainte déontologique pour un examen privé, réalisé à la demande d’un père soupçonné d’inceste. L’expert est, entre autres, accusé par la mère d’avoir rendu dans cette affaire un « rapport tendancieux » et de s’être « immiscé dans les affaires de famille ». Sollicité par Mediapart, Paul Bensussan a répondu qu’il « réserv[ait] ses réponses aux instances ordinales ».

Des expertises en partie copiées-collées

Un autre expert a fait l’objet d’alertes : Franck Moquin. Selon nos informations, en moins d’un an, ce psychiatre a été visé par deux plaintes déontologiques de femmes qu’il a expertisées et qui ont ensuite saisi l’Ordre des médecins. L’une n’a pas eu de suite, l’autre lui vaut d’être « traduit devant la chambre disciplinaire de première instance », nous a confirmé l’Ordre, qui n’a pas souhaité « faire de commentaire en l’état actuel du dossier ».

Le médecin n’en est pas à sa première plainte. En 2011 déjà, le barreau de Meaux avait déposé une plainte déontologique après s’être rendu compte que le DMoquin se prévalait du titre de « psychiatre » qu’il n’avait pas encore à l’époque. Il avait été sanctionné en 2013 d’une interdiction d’exercer d’un mois par la chambre disciplinaire de première instance d’Île-de-France de l’Ordre des médecins, sanction annulée l’année suivante par la chambre nationale. Le médecin avait plaidé une « maladresse ».

Dix ans plus tard, un ancien bâtonnier reste « stupéfait » par cette affaire et garde en mémoire les expertises « farfelues » du DMoquin. « C’est à force de voir ses rapports que l’on s’est dit : “C’est qui ce gars ?” Sinon, on ne l’aurait jamais débusqué… », nous explique-t-il.

Mediapart a par ailleurs découvert que de nombreux passages de ses rapports d’expertise étaient en réalité des copiés-collés de sites de psychologie ou de Wikipédia – telle que la fiche dédiée au « trouble de la personnalité paranoïaque ». C’est le cas dans trois expertises que nous avons consultées : celle de Cynthia, une mère qui a dénoncé des violences de son ex-conjoint sur elle et son enfant puis mise en cause pour soustraction d’enfant ; celle de l’actrice Sand Van Roy, qui accuse Luc Besson de viols (celui-ci a bénéficié d’un non-lieu) ; et celle de la youtubeuse Marie Coquille-Chambel, qui a porté plainte pour viol contre un comédien.

 

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Dans l'examen de Cynthia (en haut), on trouve des passages de la fiche Wikipedia dédiée au trouble de la personnalité paranoïaque (en bas).

Dans ces trois rapports, ces copiés-collés sont présentés comme le fruit de l’observation des signes cliniques qu’aurait montrés le sujet durant l’examen.

La pratique du psychiatre semble par ailleurs loin du formalisme attendu dans la procédure pénale. Ses examens consultés par Mediapart se résument à une succession de citations de son sujet, parfois dans un style télégraphique, comme s’il livrait à la justice sa prise de notes.

Le sujet ne se vit pas comme future mère, ce qui fait état d’un état névrotique histrionique.

Expertise du Dr Franck Moquin

L’expert est aussi accusé d’avoir formulé des commentaires portant la trace de préjugés sexistes. Dans l’expertise de Sand Van Roy, il conclut par exemple que « le sujet ne se vit pas comme future mère, ce qui fait état d’un état névrotique histrionique et l’essentiel de sa dynamique est tourné vers sa réussite professionnelle ». Une remarque qui figure dans les mêmes termes dans l’expertise de Marie Coquille-Chambel.

Sand Van Roy, qui a déposé une plainte déontologique contre l’expert, l’accuse d’avoir transformé certains de ses propos afin de la faire passer pour une « serial plaignante ». « On retrouve des situations en nombre problématique concernant les hommes avec début de judiciarisation », mettait en garde le psychiatre dans son expertise, en pointant une « tendance à l’exagération et à la sur-victimisation ».

Dans sa plainte, Sand Van Roy affirme aussi que le psychiatre lui aurait attribué des propos qu’elle n’a pas tenus, ou les aurait déformés. Un exemple parmi d’autres : lorsqu’elle explique avoir appelé Uber – les chauffeurs VTC – après les faits qu’elle dénonce, le psychiatre écrit dans son expertise qu’elle a téléphoné à un certain « Hubert ».

Méconnaissance de la psychologie des victimes

Malgré ces éléments, et bien qu’il ne figure sur aucune liste d’experts agréés par la justice, le DMoquin est régulièrement mandaté dans des affaires judiciaires. Membre de l’Unité mobile de psychiatrie légale, une association qui a signé une convention avec le parquet de Paris, il procéderait à une centaine d’expertises par an. Sollicité par Mediapart, Franck Moquin n’a pas répondu.

Au-delà des règles déontologiques élémentaires, certains experts semblent méconnaître la psychologie des victimes de violences sexuelles. En 2019, Stéphane Sénéchal, désigné pour réaliser une nouvelle expertise de Sand Van Roy, lui a ainsi proposé de se retrouver dans un hôtel, à proximité de celui où a eu lieu le viol qu’elle dénonce. « Est-ce qu’on proposerait à une femme dénonçant un viol dans un parking une expertise dans un parking ? », interroge la plaignante.

Questionné par Mediapart, l’expert indique que son cabinet se trouvant en Seine-et-Marne, il « propose aux personnes qui ont des difficultés pour s’y déplacer de se rencontrer à Paris, dans des lieux permettant la discrétion verbale ». Une « proposition » que la plaignante « a la liberté totale de refuser », assure-t-il.

Des thèses parfois loin des sentiers scientifiques

Il arrive par ailleurs que les experts aient à se prononcer sur la « dangerosité criminologique » des mis en cause. Un sujet glissant, qui conduit à exposer des thèses pas toujours étayées par la science. En témoignent deux expertises signées par Roland Coutanceau, président de la Ligue française pour la santé mentale et président délégué du Syndicat national des experts psychiatres et psychologues (SNEPP).

Ces expertises, consultées par Mediapart, ont été rédigées dans un même contexte : des affaires d’incestes paternels supposés. Le DCoutanceau y fait des pronostics sur le potentiel danger que pourrait représenter le père. « Même dans l’hypothèse d’un acte incestueux, il est peu probable que le sujet réitère ses agissements une fois que le doute est posé sur son comportement », affirme-t-il par exemple en conclusion de l’un de ses rapports. 

Contacté par Mediapart, l’expert affirme qu’il s’agit d’une analyse de la « stratégie » des mis en cause, qui ne seraient « pas des personnes débordées par des pulsions » et auraient « une certaine appréhension du risque ». Ainsi, dans une configuration « le père se sait soupçonné, l’enfant est alerté – puisqu’il a été interrogé – et la mère hypervigilante », le risque de récidive serait non pas « nul », mais « faible », prétend-il.

Sauf que cette analyse, qu’il dit « psycho-criminologique », n’est étayée par aucune étude scientifique. « Il n’y a pas de travaux sur cette question. Il s’agit d’une hypothèse de travail », reconnaît-il. L’expert s’estime cependant dans son rôle – à savoir « éclairer un magistrat », qui aura à trancher la question des droits accordés au père, dans le cas où les plaintes n’auraient pas abouti.

Ces « analyses probabilistes », comme les nomme le Dr Coutanceau, ne font cependant pas consensus dans la profession. Pour Laurent Layet, président de la Compagnie nationale des experts psychiatres, ce type de remarques « sort du cadre de l’expertise ». « L’expert n’a en aucun cas une boule de cristal. Il ne peut en aucun cas prédire la récidive ». Se gardant d’émettre « tout jugement de valeur » sur l’un de ses confrères, le DLayet considère que ce genre d’observations relève « d’une prise de position, ce qui est toujours extrêmement hasardeux dans une expertise ».

De son côté, Roland Coutanceau y voit seulement une différence d’approche : « Certains voudraient que les experts psychiatres et psychologues ne s’intéressent pas à l’analyse du risque, fût-il hypothétique. Ce n’est pas ma position. »

Le psychiatre a lui aussi été visé par trois plaintes déontologiques pour des expertises réalisées dans le cadre d’affaires de violences intrafamiliales supposées, comme l’a révélé mercredi 20 septembre France Info. Deux ont été classées sans suite et font l’objet de recours. Les plaignantes, trois femmes qui contestent les analyses et les méthodes du psychiatre, dénoncent la « toute-puissance » de l’expert, qui fait « figure d’autorité ». L’intéressé, qui conteste ces accusations, a indiqué à France Info qu’il réservait ses réponses au Conseil de l’Ordre.

L’impact des expertises dans les procédures

L’enjeu est d’importance, tant ces expertises peuvent parfois, consciemment ou non, avoir un impact fort sur les procédures. Dans l’affaire Luc Besson, l’examen de Sand Van Roy, qui invitait à « être plus que prudent » par rapport à ses déclarations – la dépeignant en femme « paranoïaque » qui présenterait les faits de « manière purement imaginaire » –, a pesé lourd dans le rétropédalage du parquet, qui avait demandé le placement en garde à vue du cinéaste avant de se raviser.

Dans un autre dossier médiatique, en 2021, l’expertise accablante de la plaignante fera partie des éléments mis en avant par les policiers dans leur rapport : il est question d’« un discours pouvant paraître sincère, mais doté d’un certain théâtralisme, dénué d’émotions réelles et sans symptôme psycho-traumatique, sans mécanisme de défense de type refoulement, isolation ou clivage, sans relation d’emprise pouvant laisser penser à de l’affabulation ou du dépit amoureux », peut-on lire.

Dans le cas de Cynthia, l’examen psychiatrique a joué un rôle crucial dans la décision de la juge des enfants de placer son fils. Les conclusions de l’expert sont reprises dans l’ordonnance de placement, que Mediapart a consultée.

À cet impact s’ajoute le fait qu’« il est très, très compliqué de contester une expertise », déplore Pascal Cussigh, avocat et président de l’association CDP-Enfance. « Il y a souvent des contentieux sur ce que l’expert fait dire aux personnes expertisées, qu’il s’agisse de mineures ou de majeures. Et, lorsqu’on se retrouve devant le juge, c’est systématiquement la parole de l’expert qui prime. »

Même en cas de manquements « manifestes » de la part de l’expert, « le juge ne va pas pour autant dire que l’expertise est nulle, il va seulement en ordonner une nouvelle », observe l’avocat. « On affiche des beaux principes de contradictoire, sauf qu’en pratique, il ne s’applique pas. »

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CDP-Enfance élabore avec des professionnel·les une série de recommandations pour encadrer l’expertise : « On souhaite que les expertises fassent l’objet d’un enregistrement audiovisuel, comme on le fait pour les auditions d’enfants dans le cadre d’une enquête pénale », explique Pascal Cussigh. Ainsi, les parties pourraient demander le visionnage de l’entretien auprès du juge, en cas de contestations sur les retranscriptions. L’association espère que la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) reprendra cette proposition.