« Nous sommes tous des climatosceptiques »
Pour le philosophe australien Clive Hamilton, il est « presque impossible d’accepter toute la vérité sur ce que nous avons fait subir à la Terre ».
19 novembre 2018
Un message fait de cartes postales pour lutter contre le réchauffement climatique, près du glacier d’Aletsch (Suisse), le 16 novembre. VALENTIN FLAURAUD / AP
Clive Hamilton est philosophe, professeur d’éthique publique et ancien membre du conseil australien sur le changement climatique. L’auteur de Requiem pour l’espèce humaine. Faire face à la réalité du changement climatique (Presses de Sciences Po, 2013) considère que les individus ne parviennent pas à accepter la totalité du message des scientifiques sur le climat, car cela « signifierait abandonner le principe fondamental de la modernité, c’est-à-dire l’idée d’un progrès ».
Que pensez-vous des résultats de l’étude publiée dans « Nature Climate Change » ?
Elle montre que nous sommes en train de vivre un changement dans le fonctionnement global du système terrestre, qui va entraîner des effets à la fois divers et graves sur la vie humaine. Ce sont maintenant tous les aspects de la Terre qui sont transformés par les émissions de gaz à effet de serre humaines, et plus seulement le climat et le fonctionnement de l’atmosphère : les océans voient leur composition changer, les mers se réchauffent, les glaciers fondent et le cycle de l’eau est altéré. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, et il n’y a aucun retour en arrière possible.
Quelles sont les conséquences pour les sociétés ?
On se dirige vers un monde plus chaud de 4 degrés, ce qui va provoquer d’énormes tensions dans les sociétés pendant des siècles : dans les pays en développement, des migrations de masse, beaucoup de morts et des conflits violents, et dans les pays développés, des pénuries et des vagues d’immigration. Tout cela va augmenter le ressentiment envers les pays riches, qui vont sans doute vouloir se replier sur eux-mêmes.
L’humanité court-elle à sa perte ?
Nous vivons déjà une crise majeure, mais si nous continuons ainsi, il y a un risque d’effondrement de la société. Dans les villes, les citoyens sont totalement dépendants d’immenses réseaux, pour l’électricité, les transports, l’approvisionnement en nourriture, la collecte des déchets ou des eaux usées. Ils ne peuvent vivre sans. Si l’un d’eux tombe en panne, cela crée un chaos. Mais si plusieurs arrêtaient de fonctionner en même temps, en raison d’aléas climatiques cumulés, les citoyens fuiraient en masse les villes. Que feraient-ils ? Où iraient-ils ? La situation deviendrait intenable.
De quelle façon pouvons-nous éviter une crise globale ?
Seules les communautés qui prennent la menace climatique suffisamment au sérieux, qui s’y préparent collectivement, pourront la surmonter. Mais dans un monde globalisé, toutes les nations sont trop interconnectées et interdépendantes pour pouvoir s’isoler et limiter les effets du changement climatique.
Pourquoi est-il si compliqué d’agir contre le changement climatique ?
L’une des raisons réside dans le déni de la réalité scientifique. Aux Etats-Unis, le climatoscepticisme a été inventé et propagé par l’industrie des énergies fossiles dans les années 1990. Mais ensuite, la science climatique, à la fin des années 2000, a été intégrée à une guerre culturelle qui n’a plus rien à voir avec les faits ou les preuves.
Pour les conservateurs, rejeter la science est devenu l’expression de leur identité. Ils considèrent que la science climatique est promue par l’écologie politique. Or ils combattent l’écologie, au même titre que tous les progrès sociaux survenus dans les années 1960 (l’émancipation des femmes, le mouvement des droits civiques, les mouvements LGBT ou encore le pacifisme) qui, selon eux, sapent les bases d’une société chrétienne. Pour les faire évoluer sur le changement climatique, il faudrait changer leur identité, leur conception d’eux-mêmes en tant qu’êtres politiques, ce qui est extrêmement difficile.
Donald Trump montre, avec sa main, la faiblesse du réchauffement climatique qui est, selon lui, en cours, alors qu’il annonce le retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris, le 1er juin 2017 à Washington. KEVIN LAMARQUE / REUTERS
Le problème vient donc surtout des climatosceptiques américains ?
Il serait facile de seulement rejeter la faute sur les climatosceptiques et sur le président américain Donald Trump, mais la réalité est que nous sommes tous climatosceptiques. Il est presque impossible d’accepter toute la vérité sur ce que nous avons fait subir à la Terre. C’est si radical, si choquant, qu’il est très difficile de vivre avec tous les jours, cela nous en demande trop d’un point de vue émotionnel. J’ai vu des gens vivre avec cette idée au quotidien, ils ont développé une forme de folie.
Accepter la totalité du message des scientifiques sur le climat signifierait abandonner le principe fondamental de la modernité, c’est-à-dire l’idée d’un progrès. Cela signifie renoncer à l’idée selon laquelle le futur est toujours une version améliorée du présent, ce qu’il ne sera plus à l’avenir. Il faudrait au contraire se résigner à un changement de vie radical. Or même ceux qui critiquent le capitalisme en sont dépendants. C’est profondément déprimant et cela demande trop d’efforts pour la plupart des gens, comme de faire un deuil. C’est pourquoi on a tant de mal à se préparer à vivre avec les dérèglements climatiques : on veut résister à cette nouvelle réalité aussi longtemps que possible.
Comment favoriser la mobilisation des citoyens ?
Il n’y a pas de potion magique pour sensibiliser le public à l’urgence. Une partie des citoyens comprennent suffisamment la science pour réaliser que la situation est grave, de sorte qu’ils demandent à leurs gouvernements d’agir pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ils ne sont pas assez nombreux, mais leur nombre augmente. Par exemple en Australie, de plus en plus de fermiers, qui faisaient auparavant partie des principaux climatosceptiques, demandent au gouvernement d’agir davantage. Après avoir longtemps prétendu que chaque sécheresse était le fait de la variabilité naturelle du climat, ils prennent aujourd’hui conscience que le changement climatique entraîne leur multiplication et leur aggravation.
A l’échelle de la planète, depuis deux ou trois ans, on observe également une mobilisation citoyenne plus forte en faveur du climat. Mais il faut s’assurer qu’elle ne retombe pas. On a déjà connu de tels cycles, avec une forte prise de conscience suivie par un désintérêt. En 2007 par exemple, une sécheresse dévastatrice, en Australie, avait débouché sur une forte mobilisation de la population en faveur d’une action des gouvernements. Mais ensuite, il a plu, et le problème a été oublié.
Aujourd’hui, sans doute en raison du blanchissement dramatique des coraux de la Grande Barrière de corail et des incendies sans précédent, de plus en plus nombreux et longs, qui ont embrasé le bush, nous observons un retour de cette volonté de lutter contre le réchauffement. La prise de conscience a peut-être atteint un tournant qui la rendra durable, mais on ne peut pas le prédire. Ce serait la seule façon d’éviter que la crise majeure que nous traversons devienne une catastrophe irrémédiable.