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Quick commerce

«L’ubérisation, on ne sait toujours pas si ça va devenir rentable»

Nouvelle étape dans l’économie des plateformes cet été : les entreprises de «quick commerce» promettant la livraison rapide de courses ont fermé aussi vite qu’elles s’étaient implantées. L’échec de ces «petites» start-up est-il une bonne nouvelle pour les géants comme Uber ? Pas sûr, répond la sociologue Sophie Bernard.
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L’un des livreurs de Gorillas au lendemain de la grève contre les «licenciements abusifs», le 1er juillet 2022, à Paris. (Corentin Fohlen/Libération)

par Fanny Lardillier

publié le 29 août 2023

 

Flink, Weezy, Getir, Gorillas… Arrivées en France il y a deux ans, profitant du contexte de la pandémie de Covid-19, ces plateformes de quick commerce («commerce rapide») qui promettent la livraison de courses à domicile en un temps record ont disparu cet été, aussi vite qu’elles étaient arrivées, laissant sur le carreau des milliers de salariés sans emploi. Dernières fermetures en date : les sociétés Getir et Gorillas, mises en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Paris le 19 juillet 2023, après que plusieurs municipalités (Lyon, Toulouse, Paris…) ont contesté l’implantation des «dark stores» en centre-ville. Que dit cet échec de «l’ubérisation» de notre société ? Pour la sociologue Sophie Bernard, autrice de l’essai #Uberusés. Le capitalisme racial de plateforme (PUF, 2023), si l’opinion porte un regard plus critique sur les conditions de travail des employés, les plateformes sont loin de fournir des réponses satisfaisantes.

Comment expliquer un échec si rapide du quick commerce en France ?

Avant de parler de l’échec, il faut comprendre la stratégie de ces sociétés. Le modèle économique d’Uber et des sociétés de quick commerce comme Gorillas ou Getir est toujours le même, celui de la croissance à tout prix : pour s’imposer rapidement face à la concurrence, elles proposent des prestations à bas coût, permis par des investissements très importants. L’objectif est d’obtenir une position de quasi-monopole pour ensuite augmenter les tarifs. Là où ça coince systématiquement, c’est que ces sociétés adoptent une stratégie du «fait accompli», consistant à ne pas se préoccuper de la législation en vigueur ou de la contourner.

 

Qu’est-ce qui ne respectait pas la loi ?

Ces entreprises ont revendiqué le fait d’être des commerces, et non des entrepôts, dans le but d’avoir le droit d’investir les rez-de-chaussée des immeubles d’habitation des centres-villes. Des régulations ont été mises en place, comme la décision du Conseil d’Etat en mars 2023, qui constituent des freins au déploiement rapide de ces entreprises et surtout remettent en cause la confiance que les investisseurs leur ont accordée. L’échec s’explique aussi par le regard d’une partie des consommateurs sur ce modèle : même s’il est vrai qu’une certaine logique de l’ubérisation est entrée dans les mœurs, notamment depuis la crise sanitaire, il y a aussi une critique très forte.

Pourtant, ces entreprises de livraison à domicile embauchaient des salariés sous contrat. Pourquoi cela n’a-t-il pas joué en leur faveur ?

Ces embauches en CDD ou CDI sont des réponses aux critiques adressées à l’ubérisation. Les entreprises de quick commerce se sont positionnées comme des acteurs vertueux en disant : «Regardez, nous, on salarie notre personnel !». Mais ce qui ressort des premiers témoignages de salariés de ces entrepôts, ce sont des conditions de travail déplorables : des locaux qui ne respectent pas les normes, sans climatisation, sans fenêtre, et où s’appliquait une pression extrêmement forte pour tenir les fameuses dix minutes de livraison.

Le quick commerce a bénéficié d’un afflux de main-d’œuvre rapide, car il s’agissait d’anciens livreurs. Souvent des hommes racisés, pour une part sans papiers. L’intérêt pour ces entreprises, c’est de disposer d’une main-d’œuvre docile et malléable. Elle ne va pas contester ses conditions de travail, même si elles sont dégradées, car son objectif est d’obtenir suffisamment de fiches de paie pour être régularisée. Finalement, je ne suis même pas certaine que beaucoup de salariés les aient obtenus. Il y avait un turn-over assez important puisque la moindre contestation était synonyme de licenciement.

La fin du quick commerce peut-elle renforcer le monopole d’Uber et des plateformes qui dominent le secteur ?

Il n’y a pas de réponse évidente. Cela dépend essentiellement des réponses des pouvoirs publics. Ces plateformes utilisent toujours deux arguments pour justifier leur déploiement : le salariat engendrerait trop de coûts, et elles incarneraient le progrès opposé au conservatisme des acteurs traditionnels. L’ubérisation, on ne sait pas si ça va devenir rentable aujourd’hui : quand Uber s’implante dans un pays, il connaît toujours des pertes colossales. Et une fois que l’entreprise acquiert une position de quasi-monopole, elle peut à tout moment voir émerger un acteur concurrent remettant en cause cette position. Uber pourrait se servir de la fin du quick commerce pour justifier ses méthodes d’emploi en pointant l’échec de la salarisation. Ce serait faux car l’indépendance coûte cher à Uber. Il y a des coûts sociaux : les actions en justice, le lobbying, mais aussi les nombreuses pétitions auxquelles la plateforme a dû répondre par de grandes campagnes publicitaires pour maintenir sa position.

On parle de plus de 1 700 salariés licenciés cet été. Risquent-ils de se tourner à nouveau vers des plateformes où les conditions de travail sont précaires ?

Il est probable qu’ils se tournent vers ce qui est disponible, car ils ont besoin de travailler. Toute la question est : «Qu’est-ce qu’on peut mettre en œuvre pour leur offrir des conditions de travail et d’emploi décentes ?»Dans tous les cas, il y a une forme d’entreprise idéologique qui déconstruit et met en cause le droit du travail, ce qui peut avoir des effets sur la population en général.

Du côté des luttes des travailleurs des plateformes‚ il y a une demande de requalification des contrats commerciaux en contrats de travail. De fait, c’est une avancée, au sens où le salariat est plus protecteur que le travail indépendant. Mais c’est insuffisant, car au nom de l’emploi, on accepte des conditions de travail dégradées. On ne peut pas uniquement se battre pour le statut de l’emploi.