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Rénovation énergétique : les lobbys du BTP ont eu la peau de la réforme

Rénovation énergétique : les lobbys du BTP ont eu la peau de la réforme

Le « choc de simplification » dans la politique de rénovation énergétique, pour lequel ont œuvré les acteurs du BTP, est en réalité un immense recul. Retour sur les derniers mois d’un lobbying qui a vidé de sa substance une réforme ambitieuse.

Lucie Delaporte

18 mars 2024 à 16h57

 

20240318imglesmiliardsperdusdelarenovationenergetiquerenovationenergetiqueleslobbysdubtponteulapeau1.jpgUn chantier d’isolation par l’extérieur d’une maison à Valence en 2023. © Photo Nicolas Guyonnet / Hans Lucas via AFP

 

C’est ce qui s’appelle une erreur de diagnostic. Fin décembre 2023, persuadé que la politique de rénovation énergétique des logements était enfin lancée sur de bons rails, le collectif Dernière Rénovation, connu pour ses actions coup de poing dans l’espace public, annonçait qu’il cessait d’exister. « On a fait d’un sujet plutôt technique, la rénovation, un thème de société et une priorité des politiques publiques »déclarait Pierre Taïeb, l’un de ses porte-parole.

 

L’annonce d’une hausse de 1,6 milliard de ce budget 2024 – pour atteindre plus de 4 milliards d’euros dédiés à cette politique - et une réorientation des aides vers de la rénovation efficace avaient donné au collectif de jeunes militants le sentiment d’avoir gagné la bataille.

Trois mois plus tard, c’est pourtant tout l’édifice de cette réforme de la politique de rénovation énergétique – que certains désignent comme « le chantier du siècle » – qui a vacillé, en raison d’une série de décisions qui ramènent cette politique plusieurs années en arrière, au temps de ses balbutiements.

 

Avec 12 millions de Français·es qui vivent en situation de précarité énergétique, un secteur du bâtiment qui pèse 20 % des émissions de gaz à effet de serre et 40 % de la consommation d’énergie, l’urgence d’adopter une politique ambitieuse est pourtant autant sociale qu’écologique.

 

Le lobbying des représentants du BTP, avec celui des fabricants de pompes à chaleur, a lourdement pesé dans le recul du gouvernement. En quittant le bureau de Christophe Béchu, le 15 février dernier, le ministre de la transition écologique, ils comprennent qu’ils ont eu la peau de la réforme.

« Quand on est sortis, on dansait sur les tables », raconte une proche d’Olivier Salleron, le puissant patron de la Fédération française du bâtiment.

 

Comment en est-on arrivés là ? Retour sur les mois de pression qui ont conduit le gouvernement à battre en retraite.

 

Des aides versées pour des travaux inefficaces

Le 5 juin dernier, Élisabeth Borne avait présenté son « plan logement » après les travaux du Conseil national de la refondation (CNR) qui a conclu à la nécessité de passer la vitesse supérieure. La première ministre d’alors avait affirmé : « La rénovation énergétique des bâtiments est l’un des piliers de notre planification écologique. »

 

Dans la foulée, Christophe Béchu, ministre de la transition écologique, avait donné les nouvelles orientations d’une politique qui s’est contentée ces dernières années de beaucoup de saupoudrage d’aides pour des travaux de très faible efficacité. En effet, malgré le succès apparent de MaPrimeRenov’, lancée en 2020 et qui a affiché 700 000 « rénovations » en 2023, très peu de travaux se sont révélés efficaces. Selon le dernier rapport de la Cour des comptes, ces rénovations globales ne représentent  qu’« environ 3 % des surfaces rénovées ».

 

MaPrimeRenov’ finance en effet pour l’essentiel des « monogestes » – un changement de chaudière, de fenêtres – qui isolément ne permettent pas de faire de réelles économies d’énergie. L’absurdité du dispositif étant que ces « gestes » inefficaces sont beaucoup plus aidés qu’un parcours de rénovation complet et cohérent. Et que, même accumulés dans le temps, ils n’arrivent jamais à la même efficacité. Un énorme gâchis pour les finances publiques.

 

Après des années de tâtonnement, le gouvernement a opté pour une réorientation profonde de sa politique, qui devait prendre effet début janvier 2024.

 

Construite avec les acteurs du secteur, les spécialistes de la rénovation énergétique notamment, elle favorisait enfin les travaux performants (sur plusieurs postes coordonnés : murs-fenêtres, toiture, système de chauffage…) et mettait un coup de frein aux « monogestes ». Elle proposait aussi des aides financières substantielles pour les ménages les plus modestes – jusqu’à 70 000 euros – et imposait aussi un suivi des chantiers par un « accompagnateur Rénov’ » indépendant, financé là encore en fonction du niveau de revenus des ménages.

Surtout, elle portait à plus de 4 milliards d’euros le budget alloué à cette politique en ajoutant 1,6 milliard à l’enveloppe précédente.

 

Dans son sévère bilan de la politique du logement,  la Fondation Abbé Pierre accordait en février son seul bon point à ce changement de cap. « MaPrimeRénov’ en 2024 prend la bonne direction : une aide accrue aux ménages modestes, pour des rénovations performantes et accompagnées », se félicitait Christophe Robert.

 

Les perspectives d’emploi dans le secteur pour les années à venir étaient prometteuses. Pour le BTP, confronté à une très grave crise, la rénovation énergétique des logements, largement subventionnée, aurait pu être une aubaine. Avec la hausse des taux d’intérêt, conjuguée à l’envol du coût des matériaux, la construction neuve est à l’arrêt depuis un an. La rénovation aurait pu prendre le relais.

 

Opération détricotage de la réforme

Tous les éléments semblaient ainsi réunis pour que le BTP soutienne la montée en charge d’une rénovation énergétique enfin efficace. C’est pourtant tout le contraire qui se passe. Les représentants du bâtiment, la Fédération française du bâtiment (FFB) – 50 000 entreprises adhérentes – et la Confédération de l’artisanat et des petites entreprises du bâtiment (Capeb) craignent que la réforme, par les nouvelles contraintes qu’elle impose aux chantiers, ne plombe cette activité « de secours ». Ils vont donc se démener pour la plomber. Quitte à scier leur planche de salut. La fin des aides faciles sonne en effet comme une menace pour ces acteurs assez peu engagés sur les enjeux écologiques.

 

« Cela fait des années qu’ils se sont habitués à simplement changer des fenêtres ou des chaudières avec des fortes subventions. La filière n’a toujours pas fait sa mue vers la rénovation énergétique efficace », résume un expert de la rénovation énergétique.

 

En fixant des objectifs ambitieux mais sans s’en donner les moyens, le gouvernement a aussi, soulignent les acteurs du BTP, fragilisé leur écosystème. « Imposer un “accompagnateur Rénov’” alors qu’il n’y en a pas sur le terrain, cela bloque tout. C’est un goulot d’étranglement », assure Jean-Christophe Repon, président de la Capeb. Idem pour la nécessité de réaliser un diagnostic de performance énergétique (DPE) préalablement à la réalisation de travaux : complexe lorsque les diagnostiqueurs, qui croulent sous les demandes, imposent des mois de délais.

 

Pour détricoter la réforme qui doit entrer en vigueur au 1er janvier, les représentants du BTP ont ainsi fait le siège des différents ministères concernés par cette politique (Bercy, la transition écologique, le logement) durant l’automne. Les chiffres avancés donnent des sueurs froides à Bercy. La crise du bâtiment est une bombe à retardement pour l’économie française. La FFB prévoit 150 000 suppressions d’emplois dans les deux années à venir, et 300 000 sur l’ensemble de la « filière du bâtiment » (promoteurs, notaires, etc.).

 

Alors qu’Élisabeth Borne, qui a marqué un certain volontarisme sur la rénovation énergétique, est sur la sellette, et que le remaniement se prépare, le lobbying du BTP s’intensifie. Les victoires politiques des agriculteurs, en tout cas de la FNSEA, après leurs actions de blocage, donnent même des idées aux représentant du BTP, qui font savoir qu’ils ont le moyen de paralyser le pays. « On n’a pas de tracteurs mais on a des grues qui font 36 tonnes », menace Olivier Salleron, patron de la fédération, sur BFM, le 8 février dernier. « Peut-être qu’elles vont se poser au printemps sur quelques périphériques ou sur quelques ronds-points. » Puis il s’emporte : « Il va falloir simplifier, je vous dis pas… à coups de hache ! »

 

Après moult échanges avec les cabinets ministériels, une réunion est donc organisée le 15 février avec la FFB et la Capeb chez Christophe Béchu, en présence du nouveau ministre du logement, Guillaume Kasbarian. Nommé par un Gabriel Attal qui a promis un « choc de simplification », celui-ci est bien connu pour n’avoir  aucune appétence pour les questions écologiques et être résolument « pro-business ». Il vient d’ailleurs de céder au lobby immobilier en remettant artificiellement sur le marché 140 000 passoires thermiques. Un nouvel allié dans la place.

 

Ce jour là, le très libéral nouveau ministre du logement Guillaume Kasbarian ne tarde pas à donner un contenu précis à la « simplification » du secteur en reprenant la liste de courses des représentants du BTP. Leur victoire est totale.

 

Derrière cette souplesse à tous les étages, un gaspillage massif d’argent public et une inefficacité garantie quant aux objectifs de décarbonation.

 

Au menu, le retour à tout ce qui ne marche pas : des monogestes (changer juste ses fenêtres ou sa chaudière), un allègement de toutes les contraintes en termes d’accompagnement (et donc de contrôle qualité). Un DPE n’est même plus nécessaire pour réaliser des travaux simples.

 

Dans le guide des aides de l’Agence nationale de l’habitat (Anah), qui distribue MaPrimeRénov’, on trouve même cette curieuse disposition : il suffit désormais de rénover 25 % de l’ensemble de ses fenêtres et 25 % de ses combles, en plus de son système de chauffage, pour pouvoir être comptabilisé en rénovation « performante/d’ampleur » et toucher près de 40 000 euros. Un schéma qui fait tousser tous les spécialistes tant il est absurde.

 

Les fabricants de pompes à chaleur ont aussi beaucoup manœuvré ces dernières semaines pour faire sauter les verrous qui les empêchent d’écouler leurs stocks. Il devient à nouveau possible d’installer des pompes à chaleur dans des passoires thermiques, une aberration dénoncée de longue date puisqu’elles sont techniquement inaptes à chauffer ces surfaces.

 

Derrière cette souplesse à tous les étages, un gaspillage massif d’argent public et une inefficacité garantie quant aux objectifs de décarbonation.

 

Le coup de grâce vient de Bruno Le Maire, quelques jours après l’accord sur la « simplification » de cette politique. Il annonce retirer 1 milliard au budget de MaPrimeRénov’, arguant que ces crédits ne seraient pas dépensés. Dans l’attente de la réforme, beaucoup de ménages se sont dit qu’ils attendraient six mois pour bénéficier de plus d’aides, et Bercy peut aisément arguer d’un recul du nombre des dossiers déposés en 2023 pour justifier sa décision.

 

« Si on veut casser toute dynamique, rien de mieux que ce stop-and-go », se désole la députée écologiste Julie Laernoes, autrice d’un rapport sur la rénovation énergétique à l’automne avec la députée Renaissance Marjolaine Meynier-Millefert. « Lorsqu’on supprime et le bâton et la carotte, on peut dire qu’il n’y a plus de politique publique sur la rénovation énergétique », lance celle qui n’a jamais été reçue, malgré ses demandes, par aucun des ministres chargés de cette politique pour parler de son rapport.

La FFB a voulu flatter les bas instincts de sa base en tenant un discours primaire antinormes.

Un expert de la rénovation énergétique

« Il faut de la stabilité durant au moins deux ou trois ans pour que la filière s’adapte. En réformant la réforme au bout de six semaines, on peut se demander si on arrivera jamais à faire de la rénovation performante », avance, dépité, Vincent Legrand, président de Dorémi, entreprise sociale et solidaire spécialiste des rénovations globales.

 

Dans une tribune au Monde, un collectif d’associations – Fondation Abbé Pierre, négaWatt, CLER-Réseau Effinergie… – a fait part la semaine dernière de ses « graves inquiétudes » quant aux récents reculs gouvernementaux. Tous les regards se tournent donc vers les acteurs du BTP, pour leur lobbying aux effets pour le moins paradoxaux.

 

« La FFB et la Capeb n’ont pas arrêté de dire qu’elles n’étaient pas prêtes pour des rénovations globales, que les objectifs du gouvernement n’étaient pas tenables. À la fin, on en arrive à moins 1 milliard, c’est vraiment de leur faute ! », peste un expert de la rénovation.

Pour lui, le patron de la FFB s’est comporté « comme un homme politique qui a voulu flatter les bas instincts de sa base en tenant un discours primaire antinormes ».

 

Selon Danyel Dubreuil, coordinateur du CLER-Réseau pour la transition énergétique, les atermoiements du BTP sont difficiles à comprendre. « C’est pourtant leur marché principal dans les années à venir. Quand est-ce qu’on prend le virage ? »