JustPaste.it

L’anniversaire de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux dans les établissements scolaires, le départ à la retraite anticipé du proviseur du lycée Maurice-Ravel à la suite de menaces1 et, en septembre dernier, l’interdiction de l’abaya dans les établissements scolaires : régulièrement, la religion musulmane est mise en cause et présentée comme incompatible avec la laïcité, en particulier dans l’un des lieux privilégiés de son déploiement, l’école.

Régulièrement, on égrène les chiffres des atteintes au principe de laïcité, les sondages et déclarations publiques viennent nous alerter sur la laïcité qui serait « en danger », voire « morte ». Des équipes « valeurs de la République » ont été mises en place en 2017, des forces mobiles nationales doivent être créées et certaines collectivités, comme l’Occitanie, ont mis sur pied des instances dédiées – un Conseil régional de la laïcité et des valeurs républicaines.

Face à cet emballement, il n’est pas inutile de revenir sur le concept de laïcité et ses évolutions. Entretien avec Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure de droit public et autrice de Laïcité (Anamosa, coll. Le mot est faible, 2023).

 

Comment réagissez-vous au retour très récurrent de la laïcité dans le débat public, invoquée pour prohiber les expressions de la liberté religieuse, en particulier musulmane ?

La laïcité est « plus que jamais menacée » à l’école, a déclaré le Premier ministre Gabriel Attal, dans une intervention au cours de laquelle il était interrogé sur le bilan de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école. Cela montre tous les paradoxes dans lesquels l’action publique est prise.

Voilà vingt ans que l’interdiction du « port de tenues ou de signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse » a été faite aux élèves des établissements scolaires. Le Premier ministre fait partie des acteurs politiques favorables à cette loi. Pourtant, en affirmant qu’elle n’a jamais été autant menacée, il fait le constat d’un échec, ou du moins des limites rencontrées par l’action publique lorsqu’elle veut interdire la visibilité de la religion à l’école. Or c’est précisément un champ qu’il a voulu étendre, avec sa circulaire interdisant l’abaya à la rentrée 2023.

On interdit les signes religieux à l’école, puis un vêtement, puis toute présence de la religion à l’école. On s’en félicite, mais ce n’est jamais assez

On a le sentiment d’une fuite en avant. On interdit les signes religieux à l’école, puis l’abaya, qui est un vêtement, puis toute présence de la religion à l’école. On s’en félicite en affirmant qu’on protège ainsi la laïcité et les valeurs de la République, centrales à l’identité de la France. Mais ce n’est jamais assez.

Cela doit nous interroger : la méthode est-elle la bonne ? Crée-t-on de l’adhésion au projet républicain par le biais d’une action publique qui se décline sous la forme de commandements, d’injonctions et d’interdictions ?

« La religion n’a pas sa place à l’école », a déclaré la ministre de l’Education nationale Nicole Belloubet, comme s’il y avait là une évidence qui se comprend à l’aune de la laïcité. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est la laïcité ?

Comme tout principe, le sens de la laïcité peut évoluer. Comme chercheuse, je documente la façon dont la signification donnée à la laïcité a évolué de manière considérable depuis le début du XXIe siècle.

La conception défendue par la ministre tout comme l’interdiction de l’abaya témoignent de cette évolution qui défend une vision de la laïcité. Cette vision est légitime au sens où rien n’est gravé dans le marbre. Ce n’est néanmoins pas la vision de la loi de 1905, ni celle de la tradition républicaine telle qu’elle s’est forgée tout au long du XXe siècle.

Quelle est cette vision de la laïcité qui se déploie au XXe siècle ?

Elle repose sur trois piliers : la séparation des Églises et de l’Etat, qui donne son titre à la loi de 1905, la garantie du libre exercice du culte – c’est l’article 1 de la loi de 1905 –, et le principe de neutralité religieuse. Au cours du XXe siècle, ce dernier ne pèse que sur les autorités publiques. On retire les crucifix des salles de classe, des hôpitaux, des mairies. On soumet tous les fonctionnaires et agents publics à une stricte obligation de neutralité religieuse, quelle que soit leur fonction, car ils sont considérés comme l’incarnation tangible de l’Etat.

On rabat la signification du principe de laïcité sur le principe de la neutralité religieuse, au détriment de la garantie de liberté religieuse

Les choses changent au début du XXIe siècle. A ce moment-là, la laïcité est redéfinie dans le sens d’une hypertrophie du principe de neutralité religieuse. On rabat la signification du principe de laïcité sur le principe de la neutralité religieuse. Cette hypertrophie opère au détriment des deux autres pôles, notamment de la garantie de liberté religieuse.

L’obligation de neutralité a en outre connu une évolution considérable : elle tend à concerner non seulement les autorités publiques, mais les personnes privées. La loi du 15 mars 2004 témoigne de ce basculement. Elle est la première articulation juridique du principe de laïcité comme générant des obligations de discrétion religieuse pesant sur les personnes privées. Dans ce cas, sur les usagers – et surtout les usagères – du service public, en l’occurrence, les élèves de l’école. L’obligation de neutralité religieuse s’étend aux personnes privées.

Cette extension de la laïcité, dans ce sens très particulier, s’est poursuivie…

Oui, c’est pourquoi je parlais de fuite en avant. Après la loi de 2004, certains établissements ont voulu interdire le port de signes religieux aux parents accompagnateurs de sorties scolaires – très souvent les mères, concrètement. Puis à toute personne pénétrant dans l’enceinte de l’établissement, par exemple, les jeunes adultes réalisant des stages de formation professionnelle. Or ces personnes ne sont pas concernées par une stricte lecture de la loi de 2004.

Quelques années plus tard, en 2010, a été votée la loi qui prohibe la dissimulation du visage dans l’espace public. Ce texte n’est pas directement fondé sur le principe de laïcité, mais celui-ci est présent en filigrane. S’est alors imposée l’idée qu’on pourrait plus généralement réglementer les tenues. Non plus seulement le niqab, mais le burkini, comme on l’a vu avec de nombreux arrêtés municipaux pris à l’été 2016, concernant les plages et les piscines municipales.

Se sont ainsi déployées de multiples tentatives de réglementer les tenues religieuses, ou perçues comme telles, que portent les personnes privées. Ces tentatives ont parfois été censurées, parfois non.

A partir de 2004, il y a une extension de l’exigence de laïcité, comprise comme neutralité religieuse, à de nouveaux publics. L’extension se manifeste-t-elle aussi vers de nouvelles sphères ?

Entre 2010 et 2014, l’affaire Babyloup témoigne de cette extension au droit du travail. La question posée était : une crèche peut-elle requérir la neutralité religieuse de son personnel ? La Cour de cassation a finalement admis que la crèche pouvait licencier la salariée qui portait le foulard. De leur côté, les Nations unies ont considéré que la France avait porté une atteinte disproportionnée à la liberté religieuse.

A partir de 2016, la loi El Khomri, dite loi travail, insère une nouvelle disposition dans le Code du travail. Les entreprises peuvent désormais insérer dans leur règlement intérieur une clause de neutralité politique, religieuse et philosophique qui s’impose à leur personnel. Comme l’ensemble des règlements intérieurs des entreprises n’est recensé nulle part, on ignore l’application réelle qui en est faite.

L’Etat français a multiplié les configurations dans lesquelles les personnes privées se voient astreindre à une neutralité religieuse

Il est cependant certain que cette loi agit comme une incitation forte faite aux entreprises, afin de ne pas avoir à gérer l’expression d’un pluralisme en leur sein. Pour résumer, au nom plus ou moins directement du principe de laïcité, l’Etat français a considérablement multiplié les configurations dans lesquelles les personnes privées se voient astreindre à une neutralité religieuse.

Ces restrictions de la liberté religieuse sont-elles propres à la France ?

Il y a une spécificité de l’ancrage et de l’importance qui est prêtée à la laïcité comme principe constitutionnel, dans la traduction juridique et politique française. Cela en fait un modèle particulier. La France est-elle pour autant la seule à connaître des anxiétés par rapport au pluralisme religieux et à y apporter des restrictions ? Non. Il y a eu en Suisse un référendum pour interdire la construction de minarets. En Allemagne ou en Belgique se font jour de fortes tensions sur le port du voile islamique par des enseignantes. Le raidissement est partagé.

Dans de nombreux pays européens et extra-européens, on regarde toutefois le raidissement français autour de la manifestation publique ou sociale des croyances religieuses avec beaucoup de perplexité.

Certaines utilisations du principe de laïcité sont le paravent commode pour justifier des pratiques de discriminations et de préjugés à l’endroit de l’islam

L’analyse qui domine dans les discussions académiques et politiques transnationales est que la France a peu d’égard pour la liberté religieuse. Voire que certaines utilisations du principe de laïcité sont le paravent commode pour justifier, légitimer ou anoblir des pratiques de discriminations et de préjugés à l’endroit de l’islam et des manifestations de la foi musulmane.

Un retour à une conception de la laïcité plus ouverte à la liberté religieuse vous semble-t-elle possible dans le contexte actuel ?

Dans les années 1980 et 1990 – ce n’est pas si loin –, le Conseil d’Etat répétait dès qu’il en avait l’occasion que le principe de laïcité ne s’oppose pas à ce que les élèves manifestent leurs convictions religieuses à l’école. La laïcité ne se trouvait pas mise en cause par le fait que des élèves portent des croix, des kipas, des foulards.

Mais depuis 2004, le basculement qui a eu lieu ne cesse d’être nourri sur l’ensemble du spectre politique, pour des raisons différentes. J’imagine donc assez mal une marche arrière et un retour à une définition de la laïcité qui impose la neutralité religieuse au seul Etat.

Il me semble indispensable de continuer, notamment par le biais d’un débat académique très riche sur cette question, de proposer une lecture et une réflexivité critique sur certaines exagérations de la tradition républicaine qui confondent l’universalité avec l’uniformité.

Ce retour du religieux, qu’il serait absurde de nier, ne concerne pas que les musulmans, mais aussi les évangéliques. Concernant l’islam, il coïncide avec un moment où les descendants des deuxième et troisième générations d’immigrés en provenance de pays à majorité musulmane réalisent que la République n’a pas tenu ses promesses.

Au moment de la marche de 1983, les discours des musulmans se coulent dans le moule républicain, tandis qu’aujourd’hui prédominent des discours désabusés

C’est ce qu’a montré la chercheuse Samia Langar, autrice de Islam et école en France (Presses universitaires de Lyon, 2021), qui étudie l’évolution des discours des musulmans français sur la question : au moment de la marche de 1983 pour l’égalité et contre le racisme, ces discours se coulent dans le moule républicain, tandis qu’aujourd’hui prédominent des discours désabusés, plus enclins à la défiance vis-à-vis de la République, marqués par une critique de la promesse républicaine qui a trahi, ce qui peut participer d’un repli sur soi religieux et confessionnel.

A rebours d’une exaltation de la République qui ne connaît que des citoyens abstraits, auxquels elle offre l’opportunité de se détacher de leurs déterminismes sociaux et culturels, nous devons faire preuve d’une réflexivité toujours critique sur la promesse républicaine, regarder là où elle n’a pas fonctionné, et défendre une compréhension riche de l’idée d’égalité citoyenne, qui suppose d’être ouvert plutôt que dogmatiquement fermé à l’idée du pluralisme et de la différence.

 

Propos recueillis par Céline Mouzon