Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil, trois nouveaux « martyrs » de la cause kurde
L’une était une héroïne du mouvement national kurde qui avait combattu l’organisation Etat islamique, les deux autres, un jeune musicien et un retraité. Des trois victimes de la rue d’Enghien, la première était la plus connue.
Par Christophe Ayad
&lt;img src="https://jpcdn.it/img/4093b201feb9e01f88bd9c23c05d9ffd.jpg" alt="Des bougies ont été déposées devant une photographie d’Emine Kara, l’une des victimes de la fusillade du 23 décembre 2022 devant un centre culturel kurde à Paris."&gt;<span class="Apple-converted-space"> </span> Des bougies ont été déposées devant une photographie d’Emine Kara, l’une des victimes de la fusillade du 23 décembre 2022 devant un centre culturel kurde à Paris. JULIE SEBADELHA / AFP
Emine Kara, Mir Perwer et Abdurrahman Kizil. Leurs noms et leurs visages ont été brandis par les manifestants, samedi 24 décembre, place de la République, à Paris, comme lundi 26 décembre, lors de la marche blanche organisée par le Centre démocratique kurde de France (CDKF). Les trois victimes de la rue d’Enghien, toutes assassinées sur les marches ou devant le Centre culturel kurde Ahmet-Kaya, vendredi 23 décembre en fin de matinée, par William M., le tueur présumé, sont devenues les nouveaux « martyrs » de la cause kurde.
Emine Kara, 48 ans, appelée sous son nom de guerre Evin Goyi, est une des héroïnes du mouvement national kurde
Des trois, Emine Kara, est assurément la plus connue. Cette femme de 48 ans, également appelée sous son nom de guerre Evin Goyi, est une des héroïnes du mouvement national kurde sorti des rangs du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre l’Etat turc et contre les djihadistes de l’organisation Etat islamique (EI). A l’instar de Sakine Cansiz, cofondatrice du PKK et amie de son chef, Abdullah Öcalan, de Fidan Dogan, chargée des relations extérieures pour l’Union européenne, et de Leyla Saylemez, qui encadrait le mouvement de jeunesse du parti, toutes tuées par balles le 9 janvier 2013, rue La Fayette, à Paris.
Le PKK compte nombre de femmes dans ses postes dirigeants, y compris dans sa branche armée. Il ne s’agit pas seulement d’une politique de parité, mais d’un engagement féministe très affirmé, qui fait partie des piliers idéologiques du mouvement – avec l’écologie et un communalisme à tendance marxiste – et contribue à son aura auprès des cercles de gauche et d’ultragauche en Occident.
Emine Kara, une certaine notoriété dans les cercles féministes
Digne et réservée, voire austère, Emine Kara dirigeait le Mouvement des femmes kurdes de France, bien que ne s’exprimant pas en français. C’est à ce titre qu’elle était présente, vendredi matin, au Centre culturel kurde Ahmet-Kaya afin de participer à une réunion – reportée au dernier moment – de préparation de la commémoration du triple assassinat de 2013. C’est aussi cette activité militante qui lui a valu une certaine notoriété dans les cercles féministes en France. C’est à cause d’Emine Kara que Laetitia et Constance, deux jeunes militantes féministes françaises sans lien avec le Kurdistan, sont venues, samedi 24 décembre, rendre hommage, place de la République, aux victimes de la rue d’Enghein.
Le village d’Emine Kara a été incendié lorsqu’elle avait 18 ans, au début des années 1990, lors des années de plomb en Turquie
Emine Kara a grandi dans le village de Hilal, qui appartient au district d’Uludere, près de la frontière irakienne. Son village a été incendié lorsqu’elle avait 18 ans, au début des années 1990, lors des années de plomb en Turquie. Avec sa famille, elle est donc partie pour le Kurdistan d’Irak, qui bénéficiait alors d’une protection aérienne occidentale. Installée dans le camp de réfugiés de Makhmour, à 60 kilomètres au sud-est d’Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, elle y exerce le métier d’enseignante de langue kurde.
« En 2014, elle a rejoint le Rojava [le Kurdistan de Syrie] », explique celui qui a été son avocat, Jean-Louis Malterre, sans préciser quelles y étaient ses activités. Emine Kara « a combattu à Kobané », a indiqué le chef de La France insoumise (LFI) et proche du CDKF, Jean-Luc Mélenchon, venu témoigner son soutien vendredi soir. Kobané, ville que les forces kurdes, regroupées au sein de la milice des Unités de protection du peuple (YPG), ont férocement défendue face aux assauts de l’EI la même année.
Puis la militante aurait participé à la longue reconquête du nord syrien menée par les YPG appuyées par les forces spéciales et les avions de la coalition internationale contre l’EI, dont les Etats-Unis, la France, le Royaume-Uni et plusieurs pays arabes de la région. Le film de Caroline Fourest, Sœurs d’armes (2019), raconte l’épopée de ces amazones kurdes.
Blessée pendant la bataille de Rakka
Toujours selon M. Mélenchon, venu aussi samedi place de la République, celle qui se faisait appeler Evin Goyi avait été blessée pendant la bataille de Rakka, à l’automne 2017, qui avait permis de chasser l’EI de son fief syrien. Elle avait rejoint la France en 2018, d’où elle était partie en Allemagne pour se faire opérer, avant de retourner à Paris, où elle a déposé une demande d’asile en 2019. Sans mari connu ni enfant, Emine Kara ne s’est jamais présentée comme une combattante à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). « Il faut savoir que l’Ofpra rejette les demandes de personnes ayant combattu avec le PKK ou les YPG en Syrie », précise Me Malterre.
Sa demande ayant été rejetée, Emine Kara avait fait appel auprès de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), sans plus de succès. Cette dernière avait estimé que la militante avait quitté la Turquie il y a trop longtemps pour faire l’objet de menaces de l’Etat turc.
Mir Perwer, condamné en Turquie
Mir Perwer, pour sa part, avait obtenu le statut de réfugié il y a peu. Le jeune chanteur de 29 ans, dont le vrai nom était Sirin Aydin, avait souffert de la censure et de la prison en Turquie. Dernier d’une fratrie de six filles et un garçon, il était né à Mus, en Anatolie orientale.
Après deux à cinq années en prison, Mir Perwer avait repris ses activités de chanteur, avant de quitter la Turquie pour la France, en 2021
Populaire très jeune pour ses chants en kurde, il avait été arrêté au moment de la grande vague de destitution des maires kurdes, en 2015-2016. Après deux à cinq années en prison, selon les sources, il avait repris ses activités de chanteur pendant un an avant de quitter la Turquie pour la France où il était arrivé en janvier 2021, laissant sur place une femme et un enfant de 6 ans. Il avait été condamné entre-temps à une peine de vingt-huit années de prison en Turquie pour appartenance au PKK.
D’abord installé à Bordeaux, puis à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis), il suivait des cours de français et vivait d’un emploi dans le bâtiment. Il chantait aussi à l’occasion de mariages, d’enterrements ou de fêtes kurdes. « C’était un jeune homme extraordinaire, avec le cœur sur la main, quelqu’un de laïque et de généreux », dit son amie Victoria Tsamboucas.
La troisième victime, Abdurrahman Kizil, était un retraité, un vieil habitué des activités du Centre culturel kurde Ahmet-Kaya et de sa cafétéria. Un « militant de toujours de la cause kurde », selon le Centre démocratique kurde de France.
La communauté kurde refuse de croire à la thèse de l’attaque raciste à Paris
Des milliers de Kurdes ont manifesté, samedi, dénonçant un attentat aux mobiles politiques. Le principal suspect a motivé son geste par le racisme avant d’être transféré en psychiatrie.
Par Christophe Ayad
Sous le ciel gris de Paris, une mer de drapeaux rouge, jaune et vert aux couleurs du Kurdistan. Des milliers de Kurdes et de sympathisants de leur cause ont rendu hommage, samedi 24 décembre, aux trois membres de la communauté assassinés vendredi à Paris, rue d’Enghien, en se rassemblant sur la place de la République.
La manifestation était appelée par le Centre démocratique kurde de France (CDKF), dont le siège se trouve au centre culturel kurde Ahmet-Kaya, pris pour cible par l’auteur présumé de la tuerie, William M., 69 ans. Sa garde à vue a été levée samedi pour raison médicale. L’homme a été transféré en soins psychiatriques en attendant d’être présenté à un juge.
Quelques-uns des manifestants étaient venus avec les portraits imprimés des deux victimes les plus connues, la militante féministe Emine Kara et le chanteur Mir Perwer. La troisième victime, Abdulrahman Kizil, est un « un citoyen kurde ordinaire », selon le CDKF, habitué à fréquenter le centre Ahmet-Kaya. Mais si un visage dominait la manifestation, c’était celui d’Abdullah Öcalan, le chef et fondateur du PKK, emprisonné en Turquie. Le Parti des travailleurs du Kurdistan, en guerre avec l’Etat turc et dont le CDKF est une émanation, avait souhaité faire de la manifestation un moment de recueillement autant qu’une démonstration de force au cœur de la France et de l’Union européenne, qui le classent toujours comme une organisation terroriste.
Malgré ces enjeux politiques, l’émotion est au rendez-vous. Beaucoup de manifestants refusent de s’exprimer, comme si les assassinats étaient un affront personnel impossible à verbaliser. Jamais la communauté kurde n’a été prise pour cible par le « racisme » d’extrême droite, la motivation mise en avant par le tueur présumé lors de sa garde à vue. Les manifestants, eux, n’y voient que la poursuite d’une répression qui frappe les Kurdes dans leurs pays d’origine comme dans leur exil. Nombre de drapeaux rappelaient le souvenir des trois militantes assassinées il y a presque dix ans, le 9 janvier 2013 rue Lafayette, par un agent présumé de l’Etat turc qui n’a jamais pu être jugé avant de décéder en détention.
Méfiance et paranoïa chez les plus jeunes
Rukan Teker, une jeune étudiante en première année de droit, est venue avec une amie. Elle brandit le portrait du chanteur Mir Perwer, Sirin Aydin de son vrai nom, assassiné la veille par William M. qui l’a poursuivi jusque dans un restaurant kurde pour l’achever : « Ce qui s’est passé est horrible. Je me sens insécurisée. Je suis des cours à l’Institut culturel kurde et cela aurait pu très bien m’arriver. Nous, les Kurdes, on ne se sent pas protégés. Déjà qu’on nous refuse un Etat, qu’on doit tout le temps expliquer qui nous sommes, on se sent complètement délégitimés. Regardez comment nous traite la police ! »
Au même moment, une partie des manifestants avançant vers la place de la Bastille se fait refouler à coups de grenades au gaz lacrymogène. De violents affrontements s’ensuivent sur le boulevard du Temple : voitures renversées, poubelles incendiées, mobilier urbain saccagé. Onze personnes ont été interpellées en marge de la manifestation, selon la préfecture de police. A la tribune, l’oratrice s’époumone : « Nous avons le droit de défiler, mais les jeunes, je vous en supplie, ne cédez pas à la provocation ! Ne faites pas le jeu de nos ennemis ! » Beaucoup accusent des agents provocateurs turcs, voire les services de renseignement français « complices ». La paranoïa et la méfiance sont très répandues chez les plus jeunes hommes, plus enclins à affronter les forces de police.
« Il faut les comprendre. Moi, je vis ici depuis trente-deux ans, mais beaucoup de ces jeunes viennent juste d’arriver. Ils parlent à peine français et ont vu leurs familles, leurs proches se faire arrêter et même tuer en Turquie, explique Remo Kurt, un chef d’entreprise et père de famille sexagénaire. Pour eux, c’est insupportable que cela se reproduise dans le pays où ils sont venus trouver refuge. Ils ne peuvent pas imaginer qu’il y a une autre violence que celle de l’Etat turc qui les vise. »
Personne dans la foule n’est prêt à accepter le seul mobile raciste du tueur. Il ne peut qu’avoir été manipulé par les services secrets turcs ou avoir bénéficié de renseignements d’Etat. Tous posent les mêmes questions à l’appui de leur démonstration : « On n’a jamais entendu parler de racisme antikurde, pourquoi s’en prendre à eux ? » « Comment cet homme a-t-il entendu parler du centre Ahmet-Kaya qui n’est pas très connu dans Paris ? » « Comment se fait-il qu’il ait agi le jour même où une réunion était prévue en vue de l’anniversaire des trois [militantes kurdes tuées] de la rue Lafayette ? » « Comment se fait-il qu’il ait tué une femme de premier plan du mouvement kurde, comme il y a dix ans déjà ? »
« Le poison du soupçon »
Emine Kara était en effet la responsable nationale du mouvement des femmes kurdes. Elle avait combattu les djihadistes de l’organisation Etat islamique les armes à la main à Kobané et ailleurs en Syrie. Elle avait même été blessée. Elle venait de déposer une demande d’asile politique « rejetée par les autorités françaises », selon le porte-parole du CDKF, Agit Polat.
Menal Kara – aucun lien de famille – connaissait Emine Kara et le chanteur Mir Perwer : « Nous avons perdu 15 000 combattants face à Daech et les survivants se font tuer à Paris ! Et les autorités refusent d’appeler ça un attentat ? C’est scandaleux. Mir Perwer avait fait deux années de prison en Turquie avec les maires de villes kurdes destitués par Erdogan, c’était un réfugié politique qui avait laissé derrière lui sa femme et ses deux enfants. Et l’on refuse d’appeler cela un crime politique ? » Le vice-bâtonnier du barreau de Paris et Jean-Luc Mélenchon ne disent pas autre chose à la tribune dressée sur un côté de la place de la République.
Le sénateur communiste de Paris Pierre Laurent évoque le poison du « soupçon » suscité par l’enquête inachevée sur le triple meurtre de la rue Lafayette, pour lequel personne n’a été jugé, aucun mandat d’arrêt n’a été émis contre des agents turcs et l’Etat français refuse toujours de lever le secret-défense. Une grande manifestation est prévue le 7 janvier pour commémorer les trois femmes assassinées. Le triple assassinat de la rue d’Enghien lui donnera une acuité particulière.
Attaque raciste, attentat ou assassinat politique, les Kurdes doivent se sentir bien isolés tant l’absence de manifestants étrangers à leur cause est criante. Quelques féministes, Siham, une jeune femme d’origine algérienne venue pour ce « peuple oublié », quelques membres de l’ultra gauche sensibles à l’utopie du Rojava et des militants de l’extrême gauche turque des années 1980, qui se sont rapprochés de la cause kurde, étaient présents. Mais on ne peut pas dire que la société française s’est sentie concernée par le drame de la rue d’Enghien. Il en faudra plus pour que la communauté kurde sorte de son enfermement et de ses peurs récurrentes.