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Burkina Faso : la situation « sécuritaire » saisie par les marges… et l’histoire

Par Benoit Beucher

HISTORIEN

Après le départ des troupes françaises en février dernier, le gouvernement militaire de transition du Burkina Faso a annoncé une « mobilisation générale » et un plan de reconquête des territoires saisis par les groupes armés islamistes. Très répandu dans les médias, le prisme « sécuritaire » analyse les multiples crises que connaît le pays par les pathologies de l’État-nation. Les espaces périphériques seraient le prolongement malade du centre politique… Or pour comprendre le Burkina Faso, il faut inverser la perspective.

Depuis 2015 au moins, le Burkina Faso est confronté à une série de défis que, de mémoire d’homme, il n’avait jamais connu. Peu de temps après le soulèvement de la rue qui a emporté le régime du président Blaise Compaoré, au pouvoir pendant 27 ans, ce pays ouest-africain, lové à l’intérieur de la Boucle du Niger, a vu son intégrité territoriale ainsi que sa souveraineté entamées par des acteurs et des mouvements multiformes, dont les logiques, religieuses, sociales, politiques, économiques, etc., se chevauchent souvent.

Cette situation, qui conduit aujourd’hui le pouvoir central, à Ouagadougou, à n’exercer efficacement son contrôle que dans la capitale et ses alentours, s’est doublée d’un effet de sidération d’autant plus grand que le sentiment de fierté nationale, porté à la fois par le haut et par le bas, s’était construit autour d’un imaginaire moral dont rend bien compte la décision, en 1984, sous la Révolution de Thomas Sankara, de baptiser l’ancienne Haute-Volta du nom de « Burkina Faso » ou « Pays des Hommes intègres ».

Comme je l’ai montré ailleurs[1], cet imaginaire national était fondé sur une double intégrité : celle qui en aurait fait une communauté morale, dont l’une des vertus supposées, la modération, était censée expliquer le fait que le pays n’ait jamais sombré dans la guerre civile. Celle aussi de son territoire, le pays, de sa création lointaine en 1919 jusqu’en 2015, n’ayant jamais subi aucune attaque significative venue de l’extérieur. Cette fierté était d’autant plus forte que les pays voisins (pensons seulement au Mali, au Niger, à la Côte d’Ivoire…) ne pouvaient en dire autant.

 

L’intégrité morale et territoriale, fondement de l’appartenance nationale

En réalité, cet imaginaire national n’est pas le pur produit de la formation et de la construction de l’État-nation indépendant. Avant la conquête coloniale, réalisée pour l’essentiel entre 1895 et 1898, les Moosé (Moaaga au singulier), démographiquement majoritaires dans l’actuel Burkina, nourrissaient une haute conception d’eux-mêmes qui reposait sur des fondements analogues. D’après ce que nous savons de cette période précoloniale, la société moaaga se pensait comme un pôle de stabilité et de civilisation par contraste avec ses voisins, qu’elle ne manquait pas de mépriser dans la mesure où ils vivaient sans chefs aux pouvoirs étendus. Parmi les vertus éthiques valorisées par cette communauté en réalité composite, on trouve précisément la modération, qui prend la forme de l’ « entente » (wumtaaba). La guerre civile (tengkom) ne leur était pas inconnue. Mais ce sujet est devenu tabou, si bien que l’on n’en retrouve que peu de traces précises dans les sources orales qui ont permis d’en reconstituer partiellement l’histoire depuis la fin du XVe siècle.

Cette euphémisation des tensions, des crises et des affrontements armés qui ont certainement scandé leur histoire se double de l’expression d’une extrême fierté : celle de n’avoir jamais été conquis par des étrangers. Les Moosé se présentent comme des conquérants dont la noblesse (nakomsé) incarne l’élite, celle des cavaliers. Cette cavalerie, qui ne peut exister sans des structures politiques de vaste taille, aux pouvoirs concentrés, appuyées par des corps de serviteurs spécialisés, des spécialistes de l’État au sens de Pierre Bourdieu, aurait inspiré aux sociétés voisines une crainte telle que toute velléité d’expansion de leur part aurait été inimaginable. En effet, le développement de l’Empire Sonraï (XVe-XVIe siècles), ou, plus tard, celui, peul, du Macina (v. 1819-1862), sans parler de l’Empire Tukulor (v. 1850-1898) ou de Samory Touré (v. 1860-1898), n’a jamais sérieusement menacé le pays des Moosé, appelé le « Moogo[2] », c’est-à-dire littéralement le « Monde », tout entier assimilé à la civilisation.

Ce grand récit a perduré au cours de la période coloniale, bien que celle-ci se soit précisément ouverte par une défaite militaire suivie d’une occupation étrangère, française en l’occurrence[3]. Il a largement été amplifié par une série de publications et de rapports administratifs et politiques coloniaux qui, dans une large mesure, se plaisaient à souligner la solidité de l’armature du pouvoir moaaga, sa (relative) centralisation, et ses « monarchies » aussi qualifiées de « féodalités ». Ce tissu socio-politique offrait en effet de trompeuses familiarités avec ce que les Européens, et singulièrement les Français, connaissaient alors de leur propre histoire. Tout cela a trouvé des traductions politiques et territoriales très concrètes, apportant une nouvelle preuve des liens étroits qui lient savoir et pouvoir.

Le territoire de la Haute-Volta, qui correspond peu ou prou à celui du Burkina contemporain, n’a pas été dessiné sur le coin d’une nappe à l’occasion d’un repas bien arrosé entre Européens. Ses contours, matérialisés par une frontière lisse et cartographiée, ont été l’enjeu de négociations tacites, informelles, parfois non conscientes, entre les autorités françaises chargées de les penser et une série d’informateurs, généralement approchés dans le plus important royaume moaaga, celui de Waogdogo, nom qui, au prix d’une sérieuse déformation, devint « Ouagadougou » avant la Grande Guerre.

Ce qui était vraisemblablement une agglomération de 5 000 habitants à la fin du XIXe siècle est devenu, entre la conquête et l’entre-deux-guerres, un centre nerveux politico-administratif qui n’a cessé d’étendre son aire d’influence ou d’emprise jusqu’à déborder de très loin les limites de l’ensemble des royaumes moosé. Les centres ne se constituent pas au hasard. Ils sont en partie le fruit de transactions hégémoniques entre des protagonistes défendant chacun une vision de l’expansion impériale. L’une est bien entendue européenne, française, et se fond dans le processus de constitution d’un empire ultramarin. L’autre est africaine, moaaga, et se traduit par la résurgence d’un esprit expansionniste et d’affirmation d’un espace politique précolonial en pleine situation coloniale.

C’est ainsi qu’il faut comprendre pourquoi, en dehors de toute rationalité proprement économique, Ouagadougou est devenue en 1904 le chef-lieu d’un cercle, à savoir une division administrative comparable à une préfecture, puis d’une colonie en 1919. Pour faire simple, avant la colonisation, le Moogo s’étendait sur près de 60 000 km² et n’était nullement un ensemble homogène et centralisé. À partir de l’entre-deux-guerres, il est devenu le cœur politico-administratif d’une colonie puis d’un État indépendant de plus de 270 000 km² dont Ouagadougou est la capitale.

La marge est une construction sociale et historique

Cette construction politique non linéaire d’une centralité renvoie à celle tout aussi construite et politique d’une périphérie ; mieux, d’une marge. Au sens littéral, une marge est ce qui se trouve « au bord » de quelque chose[4]. Elle se déterminerait en fonction de qui la constitue. Pour le cas de la Haute-Volta/Burkina Faso, les marges, ce sont bien souvent de vastes espaces, fragmentés à la suite des guerres coloniales, c’est-à-dire arrachés à des ensembles plus vastes, et qui ont fini par être séparés par des frontières clairement définies sur le papier, mais beaucoup moins sur le terrain.

À l’ouest par exemple, la ville de Sya, devenue Bobo-Dioulasso, était un nœud stratégique au sein de l’espace commercial et économique précolonial qui reliait la zone sahélienne (au nord) à la zone forestière (au sud). Sous la colonisation, et plus encore à partir des années 1980, elle fut ravalée au rang de second centre urbain du pays sans cesse distancé par Ouagadougou. Au nord, la situation était encore plus difficile pour les populations locales. Moins prometteuse sur le plan économique, la région dominée par des populations (semi)nomades, notamment les Peul et les Touareg, était considérée comme un espace marginal dans tous les sens du terme. Éloignée du « centre », à savoir Ouagadougou, elle était habitée par des populations que les appareils de pouvoir étatique, coloniaux et post-coloniaux, tentèrent sans succès de fixer et de contrôler.

Les rébellions, les révoltes et même les guerres anti-coloniales y étaient nombreuses tout au long de la présence française. Situation qui constituait un encombrant legs colonial pour des gouvernements post-coloniaux qui ne manquaient pas de déceler au sein de ces populations « lointaines » des tendances soi-disant « ataviques » à l’indiscipline ainsi qu’au manque de loyauté et de patriotisme. Cette notion de « lointain » ne renvoie donc pas tant à la distance physique séparant le centre du pouvoir de ses périphéries qu’à l’éloignement sociologique entre les élites politiques et culturelles de la capitale et des populations peu scolarisées et surtout peu impliquées dans la construction de l’État et de ses institutions. Dans cet ordre d’idées, ces populations des confins étaient censées fournir l’exemple des pathologies affectant en réalité un État-rhizome[5] peinant – et peinant toujours – à étendre son emprise directe sur elles. Mais ne nous laissons pas piéger par ce discours centré… sur le centre.

Si les phénomènes de marginalisation sont partiellement construits, le sens même de la marge, son sens historique et sociologique, n’a en réalité rien d’univoque. Car, dans le contexte d’importants renouvellements de l’historiographie africaniste, particulièrement depuis les années 1980-1990, des recherches se sont multipliées qui renversent ce regard fortement imprégné par des matrices de représentations stato-nationales. Précisément, l’État-nation, tout comme le capitalisme, se sont imposés (du moins en apparence) partout dans le monde à une date finalement récente : à partir du XIXe siècle. Ce phénomène global a été en partie porté par les expansions impériales européennes, aussi bien dans les Amériques, en Asie qu’en Afrique et en Océanie. Il a notamment eu pour conséquence de restreindre l’imagination politique et de jeter en partie dans l’oubli la très grande diversité des configurations politiques et sociales qui lui préexistaient[6].

À dire vrai, ces dernières n’ont pas été totalement oblitérée par le triomphe des États-nations, particulièrement après 1945. Seulement les discours dominants, ceux tenus par les acteurs en position de tirer les multiples rentes de la reproduction de l’État contemporain, y voient généralement des vestiges anachroniques d’un passé qu’il convient d’effacer totalement et durablement. Ce qui ne les empêche pas toujours, loin s’en faut, de tirer profit de l’existence de zones indécises, échappant en partie au contrôle du pouvoir central.

Les marges fondatrices

Disons-le, ce récit dominant est a minima un peu court. Le renversement de la perspective s’impose. Car, à plus d’un titre, les marges sont aussi des centres qui poursuivent un ensemble de trajectoires historiques singulières et productrices de nouveaux ordres sociaux. Cela se voit très nettement dans les récits de fondation des sociétés africaines précoloniales. Igor Kopytoff, dans un ouvrage majeur publié en 1987, l’a bien montré : les Africains sont des sociétés de la frontière dont la (re)production est une intrigue centrale de leur histoire[7]. C’est bien souvent dans un lieu présenté comme un vacuum politique, voire un no man’s land, que ces mêmes récits des origines fixent le geste d’ancêtres primordiaux. Interrogeant les processus d’ethnogenèse, Kopytoff montre que la formation des sociétés englobantes ne prend pas naissance à partir d’un corps homogène qui s’étendrait de façon concentrique et linéaire jusqu’à former une communauté nationale élargie.

À rebours de cette perspective évolutionniste, il montre au contraire que la plupart des sociétés précoloniales sont formées à partir d’éléments marginaux, souvent disparates, et des frontières. Ces frontières sont des espaces intermédiaires séparant des ensembles politico-sociaux plus ou moins solidement constitués et qui n’ont pas – ou n’ont plus – le monopole de l’imagination politique.

C’est vraisemblablement le cas de l’histoire des Moosé eux-mêmes. La plupart des récits de fondation, bien que connaissant d’importantes variantes, s’accordent pour attribuer la naissance de leur groupe de descendance à la fuite d’une princesse. Celle-ci, fille du souverain d’un royaume dont on fixe conventionnellement l’assise territoriale dans l’actuel Ghana, aurait désobéi à son père et pris son cheval pour fuir son autorité. Double transgression donc : une femme serait à l’origine d’une société éminemment patriarcale, et la désobéissance à l’égard de l’aîné est au cœur de la formation d’un groupe organisé selon une logique gérontocratique. Montée sur un cheval – privilège du guerrier –, celui-ci s’emballa, entraînant sa chute.

Ce « hasard » expliquerait la fixation de cette femme rebelle dans un espace situé aux confins du royaume de son père, mais aussi aux marges de la « civilisation ». C’est en effet là que la princesse, porteuse d’une philosophie de l’État et du pouvoir (le naam), ainsi que de la fierté d’une civilisation équestre (rappelons que le cheval est l’un des emblèmes officiels de l’actuel Burkina Faso), aurait rencontré un chasseur d’éléphants, un homme vivant parmi les animaux, et dont l’union aurait donné naissance à Naaba Wedraogo (littéralement « chef étalon »), assurant la fusion de l’autorité incarnée par la femme et du pouvoir (ou de la force) incarné par l’homme. Pour paraphraser le titre d’un récent ouvrage de Patrice Yengo, on a ici affaire à l’émergence d’un ordre de la transgression[8]. La marge est ici créatrice de normes. La marginalité de la situation et des comportements (la désobéissance à l’égard du père et une femme se faisant homme) produit et légitime un ordre social pensé au prix d’un jeu de miroir inversant l’image qu’il réfléchit. Si Georges Balandier a montré que la tradition et la modernité sont l’avers et le revers d’une même monnaie[9], nous pourrions également en dire autant de l’ordre et du désordre ; du centre et de la marge.

Dans ce cas précis cependant, le récit de fondation ne date certainement pas du temps des origines dont la quête paraît vaine sur le plan scientifique. Selon toute vraisemblance, il vise à légitimer a posteriori un ordre étatique qui met en scène la domestication d’une force sauvage, celle de la « brousse » (wéoogo) ; métaphore d’un processus d’anthropisation d’un espace considéré, à prime abord, comme le domaine du règne du monde animal et végétal. De fait, il donne une profondeur temporelle insondable à la formation de la société globale qui aurait assimilé des « fils du pays », détenteurs des secrets de la terre, et une minorité étrangère, détentrice du pouvoir sur les hommes.

Dans cet ordre politique, les marges définissent en grande partie les centres. Elles lui donnent leur configuration spatiale et sociale. La poignée de royaumes moosé indépendants qui forment le Moogo limitent les risques d’affrontement militaire, potentiellement désastreux pour toutes les parties en présence, en ménageant des zones-tampons, de petits commandements périphériques basculant régulièrement d’une sphère d’influence à une autre. Les grandes marges – il faut voir la carte mentale du Moogo précolonial comme un ensemble de cercles concentriques[10] – sont, quant à elles, des zones de régulation de la compétition politique. En effet, lorsque l’explorateur français Louis-Gustave Binger se rend dans la région en 1887, il y entre par l’ouest, c’est-à-dire par une région d’abord dominée par des sociétés segmentaires ou lignagères, au sein desquelles les pouvoirs ne sont guère concentrés et étendus, avant d’entrer dans le Moogo, un espace étatique. Dans la zone indécise qui sépare ces régions politiquement et socialement très différentiées, il rencontre par hasard un prince moaaga à qui a échappé le trône, celui de Waogdogo. Appelé « Bokary Koutou », ce prince a répondu à l’injonction du pouvoir qui veut que les candidats déchus, considérés comme de potentiels usurpateurs, soient éloignés de la capitale. Bokary est donc un prince errant, vivant de rapines, assisté par une petite cour de fidèles que peu de choses distinguent des brigands. Le prince est devenu un marginal dont le mode de vie se trouve à l’opposé de ce qu’impose la convenance habituelle.

En cela, il est comparable à la princesse des origines. Mais c’est dans cette marge que se joue le destin du royaume. C’est la possibilité d’y écarter les intrigants qui, jusqu’à la conquête française, accompagne le processus de concentration et de centralisation du pouvoir royal. C’est aussi là que les premiers contacts avec les Européens sont pris et négociés.

L’ordre du désordre

Ailleurs, les marges sont porteuses de leurs propres reconfigurations sociales et politiques. Entre le XVIIIe et le XIXe siècle, des émirats peul (Jegoldji, Liptako, etc.) se sont développés dans ce qui sera le Nord du Burkina Faso. Ils portent leur propre conception de l’honneur, de la guerre, de la dette morale, etc. Considérés par les premiers explorateurs européens comme des zones d’insécurité, de rapine, de désordre politique et de violence, celle de « fanatiques » musulmans ; aussi comme des espaces situés aux confins de la raison d’État et de la raison tout court, ils ont été relégués à une place marginale lors de la constitution des savoirs européens sur l’Afrique. Ceci a pendant longtemps interdit d’en saisir l’historicité et le fonctionnement propres. C’est précisément dans cette région qu’est né en 2016 le premier mouvement se revendiquant du jihadisme au Burkina Faso : Ansaroul Islam, fondé par Ibrahim Malam Dicko, un Peul originaire des environs de Djibo (ancien Liptako).

Sidération pour des Burkinabè qui ont naturalisé l’ordre politique étatique centralisé au point d’avoir oublié que le jihad avait historiquement participé de configurations sociales certes violentes, mais aussi créatrices de nouvelles hiérarchies, de nouveaux ordres sociaux, avant une relative parenthèse intervenue avec la conquête française, puis l’imposition de la Pax Gallica. Oublié aussi que dans les années 1920 à 1940, Djibo et Dori ont été précisément deux lieux de diffusion d’un islam rigoriste appelé « hamallisme » ou « islam à onze grains ».

Fondé par Cheikh Hamallah (1883 ?-1943), lui aussi peul, il progressa en pleine domination coloniale à partir de Nioro (actuel Mali), avant de gagner la Haute-Volta. Sa popularité parmi les populations du Nord de cette colonie a conduit les autorités françaises à mener une surveillance étroite de ce courant islamique, puis à lui opposer une répression d’autant plus ferme que les hamallistes en appelaient à la « guerre sainte » contre leur présence.

De fait, l’absence de regard embrassant le temps long de l’histoire empêche de penser un phénomène qui n’est pas sans racines historiques, et qui porte des dynamiques socio-politiques qui n’ont pas besoin d’être objectivées par les acteurs pour qu’elles orientent dans la durée leurs répertoires d’action. Sans vouloir nullement présenter la situation « sécuritaire » actuelle dans la presque totalité du territoire burkinabè comme la répétition d’une histoire qui pourrait légitimer les violences qui y sont commises, sans vouloir non plus jeter l’opprobre sur les Peul, dont il faut rappeler qu’ils en sont aussi des victimes, ou encore, précisément, minimiser des atrocités qui semblent parfois commises sans qu’aucun mobile ne puisse être identifié, force est de reconnaître qu’elle est en grande partie le fruit de trajectoires historiques qui ne peuvent se comprendre qu’en les saisissant dans la durée. Et que la prise en compte de celle-ci dévoile des enjeux qui, sans cela, pourraient largement passer inaperçus aux yeux des observateurs.

Ces espaces « marginaux », particulièrement ceux du Nord, doivent aussi être compris comme des espaces moraux. Le choix des armes, de la violence, renvoie aussi à des conceptions de l’honneur et du prestige[11]. Ceci n’avait d’ailleurs pas échappé à certains administrateurs et militaires coloniaux qui, dans le Soudan français (l’actuel Mali), relevaient par exemple l’existence de « bandits d’honneur », particulièrement dans cette région que la récente intervention française (opérations Serval puis Barkhane) a fait connaître au grand public : l’Adrar des Ifoghas et la région de Kidal[12]. Ces « bandits », sans les idéaliser, étaient des Touareg opposant une farouche résistance aux troupes françaises, dont méharistes ; résistance qui, parce qu’elle était souvent victorieuse, et qu’elle reposait sur ethos ou façon d’être qui n’était pas sans rappeler l’esprit « chevaleresque » tel qu’il était fantasmé par certains militaires français de l’époque, en fascinait un bon nombre, et venait relever, sur le plan moral, ce qui n’était, dans les faits, que de très prosaïques « opérations de police ».

Cette considération morale est une dimension qu’il importe de prendre en compte lorsque l’on tente de saisir la situation actuelle dans toute sa complexité. On le sait, les actes qualifiés de « terroristes », les formes de défiance à l’égard des autorités « centrales » ou reconnues par les élites politiques (le gouvernement, l’armée, les « chefferies traditionnelles », etc.), sont bien souvent le fait de cadets sociaux qui peinent à trouver leur place dans une société pour laquelle le prestige est en partie lié à un univers matériel valorisant (la maison, la moto ou la voiture, le téléphone portable, le bétail, l’arme), ainsi qu’à la possibilité d’être pleinement homme en fondant un foyer (la question de la dot est dès lors centrale).

Enfin, si nous quittons ce terrain de la morale, il nous reste à préciser que la marge, dans une perspective émique, c’est-à-dire telle qu’elle est objectivée par les Africains eux-mêmes, est aussi productrice de rentes (matérielles, financières, symboliques…) qui poussent à sa perpétuation et/ou à ses reconfigurations. Les phénomènes de contrebande en sont une illustration classique. Le champ de la recherche africaniste fournit de très nombreux exemples montrant comment les « bandits » font exister la frontière en se jouant précisément de cette dernière, notamment en la traversant en-dehors de tout contrôle des autorités, mais aussi à quel point ceux qui incarnent l’État participent de ces transactions frauduleuses autour de la frontière[13]. Le cas des douaniers est bien connu.

Mais nous pourrions également évoquer celui des groupes ou milices d’autodéfense, par exemple les Koglwéoogo (littéralement les « protecteurs de la brousse ») au Burkina Faso, qui semblent relever d’une logique de privatisation des fonctions régaliennes de l’État, et qui adoptent des modes opératoires proches parfois du grand banditisme (torture, racket, vendetta, trafic en tout genre), mais qui n’en sont pas moins une créature de l’État[14].

L’historien Frederick Cooper montre bien que dans l’Afrique contemporaine, la fonction essentielle de l’État est celle de « garde-barrière[15] ». Et nous pouvons parier qu’il n’a pas renoncé à jouer ce rôle. Dans certains cas, la démultiplication des acteurs de la frontière, le brouillage de leurs échelles d’action, le chevauchement de leurs compétences, créent des situations de confusion qui sont aussi des opportunités à saisir. Pour reprendre les mots de Sean Mallory, célèbre héros du film Il était une fois la Révolution de Sergio Leone, « quand il y a confusion, un homme qui sait ce qu’il veut a de bonnes chances de l’obtenir »… Et les agents de l’État, qui servent une institution dont Charles Tilly nous dit précisément qu’il est prédateur par nature, n’ont peut-être pas tous fermé les yeux sur cette opportunité…

Benoit Beucher

HISTORIEN, MAÎTRE DE CONFÉRENCES EN HISTOIRE CONTEMPORAINE DE L’AFRIQUE À L’UNIVERSITÉ PARIS-CITÉ, CHERCHEUR AU CESSMA ET À L’IMAF