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Emmanuel Macron, les sociologues et les classes moyennes… Récit d’un déjeuner confidentiel à l’Elysée

Le chef de l’Etat a reçu quatre chercheurs, mardi, qui l’ont prié de projeter le pays vers une « civilisation écologique ». Il a retenu de cet échange la formule controversée de « décivilisation » pour critiquer les violences dans la société.

Par Ivanne Trippenbach

Publié le 26 mai 2023

Emmanuel Macron lors d’une cérémonie d’hommage aux trois policiers tués par un chauffard, à l’école nationale de police de Roubaix (Nord), jeudi 25 mai 2023.

Emmanuel Macron lors d’une cérémonie d’hommage aux trois policiers tués par un chauffard, à l’école nationale de police de Roubaix (Nord), jeudi 25 mai 2023. YOAN VALAT / AP

 

Emmanuel Macron se cherche des capteurs. Deux semaines après avoir renoué avec des économistes qui l’avaient soutenu dans sa conquête du pouvoir, le chef de l’Etat a accueilli mardi 23 mai, selon les informations du Monde, un « déjeuner des sociologues », à l’Elysée. Ce jour-là, quatre chercheurs prennent place dans le salon des ambassadeurs, où se tient d’ordinaire le conseil des ministres : Jean Viard, directeur de recherches CNRS au Cevipof, sociologue proche d’Emmanuel Macron ; Philippe Moati, professeur d’économie et cofondateur de l’Observatoire Société & Consommation, qui a travaillé sur les « gilets jaunes » ; Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP, et le journaliste Jean-Laurent Cassely, coauteurs de La France sous nos yeux. Economie, paysages, nouveaux modes de vie (Seuil, 2021). Un échange confidentiel, avait exigé l’Elysée des participants, sommés de laisser leurs téléphones à l’entrée. « Cela n’avait pas vocation à faire l’objet d’une photo dans Paris Match… ni d’un article dans Le Monde », s’étonne M. Cassely.

Devant chaque assiette, un carton détaille le menu : « Société, consommation, modes de vie ». « Parlez-moi des transformations de la société », ouvre le chef de l’Etat qui s’évertue à reconquérir l’opinion publique, après avoir réformé les retraites en braquant le pays. Mieux vaut tard que jamais, songent ces invités soucieux de dépeindre « la France d’Amazon et des ronds-points », selon l’un d’eux. « Les gens veulent reprendre le pouvoir sur le temps, amorce Jean Viard. Ce n’est pas la quantité de travail qui pose problème, mais l’absence de liberté de choix. » Emmanuel Macron et Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, prennent note. Si les Français renâclent à travailler plus longtemps, ce serait à cause du sens de l’effort émoussé ou d’une perte de civisme, martèle-t-on en Macronie.

 

« Le temps a appartenu à Dieu, puis il a appartenu au travail. Aujourd’hui, il appartient à l’individu », positive Jean Viard, qui ajoute qu’au pays des congés payés et des 35 heures le pouvoir politique doit « partir de cette culture plutôt que de la contourner et de vouloir calquer la culture industrielle allemande ». « Les Français aspirent à reprendre le contrôle sur leur vie », abonde Jérôme Fourquet, en référence aux slogans dans les manifestations contre le départ à la retraite à 64 ans : « Il nous vole deux ans de vie. »

Alors que le télétravail aggrave les fractures sociales et territoriales, l’auteur de L’Archipel français (Seuil, 2019) suggère à Emmanuel Macron d’inventer une compensation pour les salariés prisonniers d’horaires rigides. Guère convaincu d’une tendance irréversible, le président de la République objecte que des voisins du Touquet (Pas-de-Calais), partis vivre dans leur résidence de villégiature durant la pandémie, reviennent s’installer à Paris.

« Il faut un récit qui embarque »

« La quête de sens ne touche pas que les déserteurs hyperdiplômés, mais aussi le jeune peu qualifié en atelier ou le saisonnier à l’accueil du camping des Flots bleus », signale Jean-Laurent Cassely. Il en va du rapport au travail comme des modes de vie, expliquent les convives en citant des chiffres qui surprennent le quadragénaire : 63 % des bébés naissent hors mariage, 37 % des jeunes femmes diplômées disent ne pas vouloir d’enfant… « La société sort des cadres traditionnels, mais les Français ne s’opposent pas à l’union ou à la famille. Il faut prendre la vague des transformations, qui viennent d’en bas », rebondit Jean Viard.

 

Entre les asperges et le turbot, le sociologue formule la critique latente adressée au chef de l’Etat depuis sa réélection :« Le problème, c’est que vous n’avez pas de récit face à la transition climatique. Vous nous racontez le piston, le moteur, le turbo… Mais l’enjeu, c’est le but, pas le capot de la voiture ! » Alexis Kohler et le conseiller spécial à la communication d’Emmanuel Macron, Frédéric Michel, ne disent mot. « Il faut un récit qui embarque, sans accuser les Français de rester dans des transats, poursuit-il. Ce n’est pas une crise, c’est une rupture de civilisation. On entre dans la civilisation écologique. »

 

Le chef de l’Etat concède des difficultés, mais parle peu. « Il tente de trouver une voie macroniste : ni le déni ni l’écologie qui passerait pour punitive », observe Jean-Laurent Cassely, perplexe face au chef de l’Etat qui promettait, en avril 2022, lors d’un meeting à Marseille pendant la campagne présidentielle, un quinquennat qui « sera écologique ou ne sera pas ». L’économiste Philippe Moati prend le relais : « On ne sait pas très bien où l’on va. Il faut inscrire la transition écologique dans un récit qui la rende désirable, pas seulement dans le renoncement. » Selon une étude de l’Observatoire des perspectives utopiques de 2022, citée par M. Moati devant le chef de l’Etat, la « société écologique » recueille la préférence d’une majorité de Français, dont les modes de vie évoluent vers la sobriété ou les circuits courts.

Une « écologie de progrès »

Comment financer la « rupture de civilisation » ? Les chercheurs défendent le rapport de Jean Pisani-Ferry et de l’inspectrice des finances Selma Mahfouz, dévoilé la veille lundi 22 mai, qui préconise l’endettement public et un impôt sur le patrimoine financier des plus dotés. Deux pistes aussitôt écartées par le ministre de l’économie, Bruno Le Maire.« Avec l’industrie verte, on a posé des jalons », répond le chef de l’Etat, qui préfère parler d’« écologie de progrès » pour insister sur les gains de croissance à venir, sans convaincre ses interlocuteurs.

 

Emmanuel Macron se dit préoccupé du pouvoir d’achat des classes moyennes – ceux, dit-il, « qui sont trop riches pour être aidés et pas assez riches pour bien vivre ». « Le pouvoir d’acheter est devenu un marqueur statutaire très fort, le conforte Jérôme Fourquet. Cela entretient le sentiment de déclassement dans la société de consommation. » En 1960, 35 % des Français allaient à la messe le dimanche et 25 % votaient pour le Parti communiste. Ils sont respectivement 4 % et 2,5 % en 2023. « On endurait la vie d’ici bas en attendant le paradis ou le grand soir, explique le sondeur. Aujourd’hui, le bonheur, c’est ici et maintenant, ce que je peux payer. Jacques Séguéla disait : “Si à 50 ans on n’a pas une Rolex, on a raté sa vie.” Si on ne peut pas payer des Nike ou du Nutella, on est un cassos », dit-il en référence aux « émeutes du Nutella » dans les Intermarchés en janvier 2018.

Une fois le pays tiré de l’inflation, « le pouvoir d’achat sera durablement altéré par les conséquences de la transition écologique », résume Philippe Moati, en suggérant au président de la République de freiner les sirènes de la consommation : réguler la publicité, encourager les entreprises vers des modèles moins dépendants des quantités… Comme Decathlon en Belgique, qui propose un abonnement pour emprunter les produits du magasin. « Cela pousse à l’écoconception et à occuper le temps à autre chose, comme les loisirs actifs. C’est l’opposé de la valeur travail ! »

A 15 heures passées, Alexis Kohler, tenant du « travailler plus », s’éclipse. Emmanuel Macron prolonge agréablement le moment, un second café est servi. Mais, deux jours après, Jean Viard ne croit pas que la consultation présidentielle « changera fondamentalement les choses : les gens qui nous gouvernent ne connaissent pas la société… ».

« Un processus de décivilisation s’enclenche »

Emmanuel Macron a pourtant retenu quelque chose, lorsque la conversation a glissé vers les faits divers sanglants : une infirmière de l’unité médecine du travail du CHU de Reims morte poignardée lundi ; trois jeunes policiers tués dimanchepar un conducteur roulant à contresens, positif à l’alcool et au cannabis, dans le Nord… A la veille des manifestations à Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique) en soutien à Yannick Morez, le maire (divers droite) poussé à la démission après avoir subi la violence de groupes d’extrême droite, Jérôme Fourquet relate à Emmanuel Macron « des tensions dans tous les segments de la société », du refus d’obtempérer face aux forces de l’ordre à l’agressivité subie au guichet de La Poste.

« Un processus de décivilisation s’enclenche », s’alarme le sondeur, à l’inverse du processus de civilisation des mœurs décrit par le sociologue allemand Norbert Elias. Emmanuel Macron acquiesce. Après ce déjeuner, il reporte un déplacement prévu jeudi dans le Var sur le thème de l’écologie pour rendre hommage aux trois gardiens de la paix à Roubaix (Nord). Dès le lendemain, dans ce même salon en conseil des ministres, le président de la République reprend à son compte le terme prisé par la droite et l’extrême droite, exigeant de son gouvernement qu’il soit « intraitable sur le fond » face à « ce processus de décivilisation ».