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Si, en France, la sécheresse insistante suscite un débat sur le recours croissant aux «bassines», en Espagne il s’agit d’un modèle bien connu depuis des décennies, essentiel pour l’agriculture, mais aujourd’hui remis en question. Pour beaucoup, il est même considéré comme dépassé et insuffisant, dans un contexte de pénurie chronique d’eau, liée en partie au dérèglement climatique mais aussi à la gestion agricole. En l’état, l’Espagne est une «superpuissance» des retenues d’eau, appelées ici embalses ou pantanos. Selon la Société nationale de barrages et retenues d’eau, qui les fédère, on en compte 1 226, un record en Europe, en particulier dans la moitié méridionale semi-aride du pays, qui en dépend de manière cruciale pour son agriculture.

La plupart ont été construites entre les années 50 – dans le cadre d’un plan élaboré par le régime franquiste –, jusqu’aux années 90. Jusqu’à récemment, ces embalses étaient considérés comme un baume dont les vertus suffisaient à contenter à peu près tout le monde : agriculteurs intensifs (de loin ceux qui utilisent le plus ses ressources), petits cultivateurs, industrie hydraulique, professionnels du tourisme nautique, etc. Aujourd’hui, ces embalses ont cessé d’être une solution miracle, mais leur importance historique est une source de conflits croissants. La preuve, en 2021, dans le cadre d’une «stratégie nationale de restauration des fleuves», 108 de ces barrages ont été détruits, sur un total de 239 dans l’Union européenne. L’objectif essentiel est de réhabiliter une faune fluviale en butte aux parois en béton des barrages. Mais une colère se fait depuis entendre, de la part de syndicats agricoles et de petits agriculteurs qui en vivaient.

«La pression agricole est si forte...»

Au-delà de la polémique toujours vive, les retenues d’eau espagnoles obéissent à un funeste cercle vicieux. Alors que les pluies diminuent peu à peu (l’estimation officielle parle d’une baisse de 25 % en un demi-siècle), les réserves ne cessent de chuter. Ces jours-ci, l’ensemble des embalses sont à 51,7 % de leur capacité, selon le Plan hydrologique national, contre 62,7 % en moyenne au cours de la décennie passée. Dans le sud, la région du Guadalquivir est tombée à 25,7 % de sa capacité, et seuls les bassins du nord s’en tirent bien. Le ministère de Transition écologique manifeste son inquiétude concernant les réserves disponibles pour les centrales hydroélectriques, deuxième source d’énergie renouvelable derrière l’éolien dans un pays où 43,6 % de l’énergie est produite de manière décarbonée.

Mais le nerf de la guerre, c’est l’agriculture, qui utilise 85 à 95 % de ce qu’offrent ces retenues d’eau. Les écologistes voient rouge. «Il semble qu’on ait complètement oublié que ces retenues ont pour première vocation l’approvisionnement en eau pour les hommes. Or aujourd’hui, tout ou presque va vers l’agriculture intensive, comme si c’était des stations de transfert d’eau pour l’irrigation», dénonce Santiago Martin Barajas, expert en eau de l’organisation Ecologistas en Accion. Julia Martínez, de la Fondation nouvelle culture de l’eau, ne dit pas autre chose : «La pression agricole est si forte que les réserves d’eau ne peuvent pas se reconstituer d’année en année.» Ecologistas en Accion recommande de supprimer 1 million d’hectares d’irrigation, soit un quart de la surface utilisée dans le pays à cette fin, «afin de rééquilibrer les choses».

C’est là où le bât blesse, car tout un modèle est remis en question : les vastes retenues d’eau avaient été pensées pour précisément pouvoir développer l’agriculture de manière intensive et sans limites. Or voilà que la surexploitation des sols et des nappes phréatiques, combinée au changement climatique, remet tout en question. C’est vécu de manière spécialement dramatique dans le sud, où les syndicats agricoles majoritaires, comme Asaja ou Coag – notamment à Almeria ou Murcie – réclament davantage d’eau déviée depuis le bassin du Tage, au nord. En vain, car le manque d’eau est patent partout.

Fruits tropicaux

L’exemple le plus criant est celui de l’embalse de la Viñuela, près de Malaga. Là-bas une région entière, la Axarquia (220 000 habitants), vit des fruits tropicaux comme la mangue et l’avocat. Or cette retenue, la seule des environs, est à 10,5 % de sa capacité, et les responsables ont interdit toute irrigation. La solution des autorités régionales est la nouvelle religion de toute l’Espagne littorale en manque d’eau : les usines de dessalement. On en compte actuellement 765, dont 99 de grande dimension. Deux sont en construction dans la Axarquia, prévues en bonne partie pour «remplir» la Viñuela et, ainsi, alimenter l’agriculture intensive tropicale.

En Catalogne, où les embalses sont à leur plus bas niveau historique (27 % de leur capacité) et la sécheresse persistante, le gouvernement régional a décrété des restrictions d’eau et a investi 2,3 milliards d’euros sur cinq ans pour doubler la capacité de l’usine de dessalement d’El Prat, qui tourne à plein régime depuis janvier 2022 afin d’alimenter Barcelone et son agglomération. «Et c’est là le danger, enrage Santiago Martin Barajas, on se réfugie vers une solution qui n’en est pas vraiment une. D’une part, ces usines ne peuvent s’implanter que dans les endroits proches de la mer. Ensuite, elles consomment beaucoup d’énergie. Enfin elles rejettent d’immenses quantités de saumure en mer.» Le modèle «embalses» est caduc, celui de ces usines est périlleux et onéreux.