Eau de pluie récupérée, filtrée, potabilisée : la ruée des particuliers sur l’or bleu
Par Pascale Krémer Publié le 20 janvier 2024EnquêteLes sécheresses à répétition, avec leur cortège d’interdictions, et les alertes sur la pollution des nappes phréatiques persuadent de plus en plus de Français d’équiper leur maison pour récupérer l’eau de pluie, voire la rendre potable pour la consommer. Une installation vertueuse, mais coûteuse et techniquement délicate.
Les petits qui se font discrets, adossés au mur, les bien ventrus étalés au sol, les géants ancrés dans la terre : tout s’arrache ! Cuves, citernes et récupérateurs, en plastique, rigides, souples ou en béton, de 300 litres comme de 20 000 litres… Stocker l’eau de pluie est devenu une évidence ces deux dernières années. Une manne céleste descendant des gouttières, par gros temps de sécheresses et d’inflation.
Chez Leroy-Merlin, on observe, « depuis l’été 2022, une accélération des ventes assez folle, allant jusqu’au triplement, autant sur les récupérateurs aériens que sur les cuves enterrées, de taille de plus en plus grande ». Stockao, le spécialiste de la cuve béton, écoule celle de 10 000 litres à tire-larigot, surtout depuis le printemps. Les clients dont le terrain le permet reviennent volontiers pour une deuxième, une troisième, dans une euphorie d’accumulation liquide.
Après des études de commerce, Cédric Fontaine a lancé, en 2005, Fontaine Ingénierie, un bureau d’études sur la récupération d’eau de pluie. « Peut-être qu’il y avait un lien inconscient avec mon nom, admet-il. Surtout, j’avais le sentiment que l’eau serait la prochaine ressource en difficulté. » Bien vu, voilà deux années qu’il assiste à « l’explosion de ce marché de la récupération d’eau pour les particuliers, mus par la peur de manquer. Et par la volonté de faire l’appoint en eau de leur piscine, aussi ». Son petit simulateur gratuit (La-banquise.com), mis en ligne fin 2022, pour aider à dimensionner le récupérateur (en fonction de la consommation d’eau, du potentiel de récolte, de la pluviométrie locale) draine 400 utilisateurs par mois.
Autant de marqueurs d’une ère nouvelle, où l’eau ne coule plus de source et où le niveau d’anxiété monte. Dans une enquête du Centre d’information sur l’eau (C.I.eau) et du spécialiste des études de marché Ipsos, en octobre 2022, 72 % des Français se sont dits affectés par la sécheresse. Et 86 % redoutent que cela se reproduise régulièrement. Au début de l’automne, avant que de fortes pluies tombent dans certains coins de France, 83 départements étaient frappés par des mesures de restriction d’eau… « Préparez-vous dès à présent aux futures sécheresses », conseille opportunément le site Web Ma citerne écolo, en proposant des citernes souples qui se glissent sous une terrasse ou dans le vide sanitaire de la maison. « Malgré la baisse de la construction de maisons individuelles », le patron de cette entreprise gardoise, Florian Fortes, fait face à « énormément de demandes, car le manque d’eau est bien présent. Et l’eau de pluie apparaît comme une solution ».
Cadeau du ciel
Un cadeau du ciel, quand le prix du mètre cube d’eau potable gonfle à vue d’œil. Sa récupération est à portée de gouttière, sans autorisation de travaux ni permis de construire. D’autant que certains plans locaux d’urbanisme imposent déjà une cuve pour retenir les eaux pluviales, histoire d’éviter les inondations. Surtout, l’éveil à l’écologie mène invariablement à ce déclic, un beau jour, face aux W-C ou tuyau d’arrosage en main : ai-je vraiment besoin d’utiliser de l’eau potable pour noyer le pipi ou réhydrater la pelouse ?
Chaque Français consomme en moyenne 148 litres d’eau potable par personne et par jour, renseigne le C.I.eau, contre 106 litres en 1975. Des flots et des flots consacrés à l’hygiène, au nettoyage (pour 93 %), bien peu à la boisson ou à la cuisine (7 %). « Les besoins en eau des ménages peuvent être couverts quasiment à moitié par l’eau de pluie », jauge Bertrand Gonthiez, expert en gestion des eaux pluviales, auteur de Récupérer et utiliser l’eau de pluie (Eyrolles, 2007, 4e édition). « Ces dernières années, note-t-il, suite aux sécheresses sévères, des particuliers en nombre grandissant ont souhaité réutiliser l’eau de pluie, au jardin d’abord, puis dans leur maison. Ils anticipent l’avenir. L’eau de pluie est disponible, pourquoi ne pas l’utiliser ? »
Contrairement à l’eau des puits ou des forages domestiques (qui font aussi une percée, actuellement), celle que versent les nuages est propriété du détenteur du terrain. « Les forages ne sont pas une solution durable, on épuise les sols en eau, alors que l’eau de pluie récupérée, on peut la consommer quand on veut, arroser en pleine canicule, à l’abri de toute interdiction, précise Rémi Richart, conseiller en autonomie, qui réside dans le Cantal. Dire qu’on ponctionne l’eau qui devait pénétrer dans les sols est un argument fallacieux. On ne prélève que la petite quantité tombée sur le toit, soit moins de 20 % de la surface du terrain, en général. Et cela retourne au sol via l’arrosage, plus tard. »
Aiguillonnés par le plan Eau du gouvernement, présenté en mars, une cinquantaine de villes, communautés d’agglomérations, départements (Sarthe, Dordogne, Oise, Saône-et-Loire, Alpes-Maritimes…) et région (Ile-de-France) subventionnent l’achat de cuves en tous genres. La communauté de communes de Beaume-Drobie, en Ardèche, a franchi l’étape suivante : la citerne obligatoire pour toute nouvelle construction (1 000 litres pour 10 mètres carrés bâtis), suivant l’exemple de la Flandre belge, où les nouvelles chasses d’eau s’abreuvent de pluie.
Sans le moindre oukase municipal, la récupération d’eau s’est imposée dans la maison tout juste bâtie de Yannick Coulet, à Saint-Julien-les-Rosiers (Gard), qu’il dépeint en « zone de sécheresse et de restrictions ». Cet employé d’une Caisse d’épargne – « soucieux d’économies pour la famille et la planète » – a inséré dans son vide sanitaire trois citernes souples reliées entre elles, soit une capacité de 45 mètres cubes (45 000 litres) au total. De quoi alimenter sanitaires, lave-linge, tomates du potager. « C’est de l’eau gratuite que je fais en sorte de garder plutôt que de la voir se perdre dans le sol. Ces réserves me rassurent », glisse le quinquagénaire. Il envisage désormais de potabiliser son eau.
Et il n’est pas le seul à se laisser emporter par le courant pluvial. Une fois les précipitations récoltées, puis propulsées (par pompe) dans la maison, pour les W-C et le lave-linge, la tentation est grande de viser l’autonomie. De se doucher, de faire sa vaisselle, de cuisiner avec cette eau, de la boire, même. La qualité de celle qui coule au robinet n’est-elle pas sérieusement mise en cause ? La recherche de polluants jusque-là ignorés des plans de surveillance vient de révéler que 11,5 millions de personnes ont ingéré en 2021, en même temps que leur eau en carafe, des résidus de pesticides et autres substances chimiques éternelles (PFAS). Le 18 octobre, Le Canard enchaîné dévoilait un mail du directeur de l’agence régionale de santé d’Occitanie s’alarmant de la présence massive de polluants dans l’eau du robinet de sa région.
La peur de manquer
Timothée, lui, ne s’est pas remis de la lecture d’une enquête de l’UFC-Que choisir : « Dans l’article, on était en “zone noire”, je ne comprenais pas trop pourquoi, se remémore ce cadre de l’industrie installé avec compagne et enfants dans un village des Pyrénées-Atlantiques. Je suis allé consulter les relevés sanitaires sur un site officiel, en tapant mon code postal. J’ai trouvé un niveau de pesticides trois fois supérieur à la norme, mais déclaré “conforme” par le préfet. Ça m’a choqué ! » Alors, dans le terrain de la maison familiale, Timothée a fait enterrer deux cuves béton de 10 mètres cubes. Pompes et filtres de potabilisation ajoutés, le quinquagénaire a déboursé 11 000 euros pour « au moins deux à trois mois d’autonomie complète, s’il ne pleut pas ».
« Nous avons diminué notre consommation, en commençant par des toilettes sèches, détaille-t-il. Si nous manquions d’eau, je préférerais arroser à l’eau du robinet plutôt que gaspiller mon eau de pluie traitée. Elle est sans métaux lourds, sans pesticides, sans résidus médicamenteux. Zéro polluant ! » A 15 000 euros, en moyenne, l’installation de récupération et de potabilisation d’eau de pluie offrant l’autonomie complète (stockage enterré en béton de 10 à 40 mètres cubes, pompes, mur technique, filtrations multiples) ne peut pas avoir une motivation financière. Seule la peur de manquer, ou de s’empoisonner à petit feu, justifie un tel investissement.
Peur répandue, si l’on en juge par le succès des vidéos sur YouTube surfant sur le pluvial : 631 000 vues pour « Je bois mon eau de pluie », par Barnabé Chaillot – « Après analyses, l’eau de ville est dix fois plus polluée en nitrates que mon eau », l’entend-on se flatter. Près de 800 000 vues pour « Comment collecter et traiter l’eau de pluie » et « Comment consommer l’eau de pluie légalement », sur la chaîne de Brian Ejarque, L’Archipelle. Fournisseur de systèmes de potabilisation, le PDG d’Aqua-Techniques, Laurent Trouvé, en vend « dix fois plus qu’avant le Covid ».
« Saturé de demandes », lui aussi, Pierre Guillaume tente de sortir la tête de l’eau en formant des spécialistes dans toutes les régions. Ce technicien belge d’origine, installé dans le Gers, a fondé en 2021 l’entreprise Perperuna, qui accompagne les projets d’autonomie en eau. Ses clients ? « M. et Mme Tout-le-Monde. Ils ne sont pas survivalistes, pas très aisés non plus, ils sacrifient d’autres dépenses dans leur nouvelle construction parce qu’ailleurs ils ont perdu des grands arbres, ils ont été empêchés d’arroser leur potager, parce qu’ils se posent des questions sur l’avenir. Ils savent devoir tendre vers l’économie des eaux terrestres, dont la qualité se dégrade, en trouvant des ressources alternatives. » A l’usage, plaide le militant passionné, « avec cette eau de pluie non calcaire, non chlorée, traitée non chimiquement, ils sentent la différence au niveau de la peau, des cheveux, de la durabilité de l’électroménager, du chauffe-eau, des tuyauteries… ».
« Et du goût ! », témoigne Davy Prault, depuis son hameau d’altitude en Ariège. Comme sa femme enseignante et ses trois enfants, ce menuisier-charpentier-couvreur « utilise pour tout, y compris pour boire, depuis un an », l’eau de sa cuve en béton enterrée de 20 000 litres, qui transite par sept filtres, pas un de moins. Un filtre de sortie de gouttière, un autre d’entrée de citerne, suivis de trois filtres dans le local technique (tamis en Inox, filtre chaussette, filtre à charbon actif et limaille zinc-cuivre), d’un passage sous lampe UV stérilisatrice, avant un ultime tamisage hyper fin sous l’évier de cuisine.
« L’eau de la commune a un goût de chlore, la nôtre a de la robe, commente-t-il en fier œnologue pluvial. Elle est neutre, c’est bluffant, et nous sommes en pleine santé, vraiment ! » Quatre voisins faisant construire sont déjà venus visiter ses installations, réalisées par l’entreprise Perperuna. « Consommer l’eau que nous produisons, c’est aussi une façon de nous éduquer, d’être plus écoresponsables, ajoute l’artisan. Cela pousse à ne pas s’attarder sous la douche… »
L’absence de loi et le flou de la réglementation, encore accentué par un décret du 29 août (mélangeant la réutilisation des eaux usées et les eaux de pluie), laissent à ce jour chacun faire ce qu’il veut chez lui, à trois conditions : bannir tout raccordement du réseau d’eau pluviale à celui d’eau potable, apposer une plaque « eau non potable » sur chaque sortie d’eau de pluie et avertir la mairie si ces eaux pluviales sont rejetées dans l’assainissement collectif.
Davy Prault reconnaît qu’il n’a « pas connaissance de tous les décrets ». De son propre chef, il explique agir avec « bon sens, un peu en “mode indien” ». « L’eau tombée du ciel, qu’est-ce qui devrait m’empêcher de la consommer à titre individuel ? Ce serait une atteinte à la liberté ! »
Pirates d’eau douce
Le « mode indien », ou pirate d’eau douce, est volontiers adopté, ces temps-ci. Les plombiers rechignant à réaliser des travaux dont ils ne savent pas trop s’ils sont légaux, « un paquet de gens mettent des filtres eux-mêmes pour la salle de bains, la vaisselle, ils se débrouillent une fois qu’ils ont la citerne », glisse le patron de Ma citerne écolo, Florian Fortes. « Dans le domaine de l’autonomie, il y a beaucoup d’autoconstructions, de toute façon, pour éviter les surcoûts, observe Benjamin Vialan, ingénieur et maître d’œuvre, à la tête du bureau d’études J’autonomise, déjà sollicité à cinq cents reprises depuis son ouverture, en 2022. Une fois partis les terrassiers qui posent la cuve, les particuliers installent les systèmes de potabilisation. Ils en ont le droit, du moment qu’ils ne réinjectent pas dans le réseau. Ils prennent pour leur famille la responsabilité de la qualité de leur eau, comme de celle de leur alimentation en mangeant bio. »
Lourde responsabilité que de potabiliser. « Chacun fait ce qu’il veut chez lui, mais votre maison n’est pas un site isolé, rappelle Cédric Fontaine. Si les amis de vos enfants viennent jouer à la maison, si un artisan boit un verre d’eau dans votre cuisine, et que l’eau est contaminée par une bactérie, vous pouvez être attaqué en justice. » Car l’or bleu tombé du ciel n’est pas de toute pureté. « Dans les zones agricoles ou industrielles, l’eau peut être contaminée par des pesticides, hydrocarbures, métaux lourds, oxyde d’azote, dioxyde de soufre, nitrates », le passage sur les toits peut « la charger de bactéries et micro-organismes pathogènes », alertent les grandes entreprises fournisseuses d’eau potable, sur le site du C.I.eau. Un autre avertissement est venu, en août 2022, d’une étude de l’université de Stockholm, en Suède, publiée dans la revue Environmental Science & Technology : désormais polluée par des substances chimiques persistantes toxiques (les PFAS), l’eau de pluie est bien impropre à la consommation partout sur terre, si elle n’est pas potabilisée.
Bref, résume l’ingénieur Bertrand Gonthiez, « l’autonomie peut faire rêver, mais elle n’est pas à la portée de tout le monde ». Charge aux détenteurs d’installations autonomes, selon lui, d’exercer « une surveillance régulière, extrêmement rigoureuse, avec des analyses périodiques de l’eau par un laboratoire agréé », de changer régulièrement les filtres – ce qui coûte –, d’investir dans une citerne enterrée, de ne surtout pas se contenter des cuves en plastique exposées à la lumière et à la chaleur, complète Rémi Richart, et de « bien différencier l’eau récupérée de l’eau du réseau ». « Ce qui est simple dans une maison neuve, mais compliqué dans une vieille maison. Le danger, c’est que souvent les gens lancés dans l’autonomie n’ont pas beaucoup d’argent. » Pour trinquer à l’eau de récupération, il faut pouvoir se payer le champagne…