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@anonymous · Apr 17, 2024

L’uniforme à l’école mettra-t-il les élèves au pas ?

Il est censé garantir discipline et respect de la laïcité, gommer les inégalités sociales. Ce qui est sûr c’est qu’il va coûter cher, très cher… Actuellement à l’essai, le port de la tenue unique sauvera-t-il l’Éducation nationale ?

Le 26 février à l’école élémentaire La Chevalière, à Béziers. L’uniforme est dans la classe.

Le 26 février à l’école élémentaire La Chevalière, à Béziers. L’uniforme est dans la classe. Photo Jean-Michel Mart/PhotoPQR/Le Midi Libre/MAXPPP

Par Marc Belpois

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Publié le 10 avril 2024 à 06h32

 

La fillette est un peu déçue, elle aurait aimé une jupe d’écolière « comme Sakura », son héroïne préférée de manga. Mais, à part ça, et comme la grande majorité des enfants et de leurs parents qui sortent de l’hôtel de ville de Puteaux un sac en tissu à l’épaule, elle ne trouve pas grand-chose à redire à la « tenue unique » distribuée ce samedi 23 mars : une blouse bleu marine pour les maternelles et des polos blancs avec sweat ou cardigan marine pour les élémentaires de trois écoles de la ville. Un mois après Béziers, Puteaux est la deuxième municipalité de France à devancer l’expérimentation du port de tenues communes par les élèves, qui débutera officiellement en septembre 2024. Une opération qui rassemblera une centaine d’écoles, de collèges, de lycées, et se généralisera sur l’ensemble du territoire en 2026 si elle est jugée concluante, assure le gouvernement.

Pionniers, les Putéoliennes et Putéoliens qui vont et viennent dans le large escalier municipal ne se bousculent pourtant pas pour répondre au journaliste esseulé désireux de recueillir leurs impressions. « Franchement, on en fait tout un plat alors que l’uniforme est largement adopté dans le reste du monde. Notre école se délite, il faut faire quelque chose. Testons-le et nous verrons bien… »

Une réflexion a priori frappée au coin du bon sens, et que ne rejetterait probablement pas une majorité de Français. Depuis vingt ans, les sondages les déclarent plutôt en faveur de l’uniforme scolaire, y compris les sympathisants de gauche. On se gardera toutefois d’en tirer des conclusions définitives tant leurs motivations sont variées, du désir de niveler les inégalités sociales en limitant la présence des marques à la volonté de discipliner les corps et les esprits. Peut-être pensent-ils, comme le président Macron, que la tenue unique a ceci de commode « qu’elle règle beaucoup de sujets, la laïcité et un peu l’idée qu’on se fait de la décence », ainsi qu’il l’a assuré au youtubeur HugoDécrypte.

Et les claquettes-chaussettes alors ?

La façon dont s’habillent les élèves se situe au croisement de problématiques aussi diverses que discutées, en témoignent les débats qui, ces dernières années, ont régulièrement enflammé les plateaux télé : faut-il interdire les crop tops, ces hauts courts qui laissent voir le nombril des filles ? Qu’est-ce qu’une « tenue républicaine » ? Les élèves transgenres peuvent-ils se vêtir comme ils le souhaitent ? Pour ou contre les claquettes-chaussettes ? Comment déterminer qu’un bandana est porté d’une manière religieuse ? De là à considérer que l’uniforme est le remède magique à bien des maux de tête des enseignants…

Après tout, lorsqu’en août dernier Gabriel Attal a annoncé l’interdiction du port de l’abaya, nombre de directeurs de collèges et de lycées se sont dits soulagés de ne plus avoir à faire la police du vêtement. Pourtant Bruno Bobkiewicz, secrétaire général du Snpden-Unsa, le principal syndicat des chefs d’établissements, est catégorique : « Dans le monde de l’éducation, la tenue unique ne passionne personne, ou presque. On a beau chercher les avantages, on en voit surtout les inconvénients. » En vrac, la gestion des habits abîmés ou à changer en cas de poussée de croissance, le mal-être des enfants en surpoids qui peinent à masquer leurs formes, la baisse d’activité physique quotidienne constatée dans les pays où l’uniforme est obligatoire (selon une récente étude d’une université de Cambridge, sur les données de plus d’un million d’élèves, la principale raison semblant être le manque de confort des vêtements)…

Et la recherche, qu’en dit-elle ? Pas grand-chose en France faute de terrain d’observation : contrairement à une idée reçue tenace, la tenue unique n’a jamais été imposée dans l’enseignement public, excepté dans les internats créés par Napoléon Bonaparte et dans une poignée d’établissements du secondaire (aujourd’hui cantonnés dans les départements d’outre-mer). Et si, au primaire, le port de la blouse fut la norme jusque dans les années 1960, les modèles étaient variés car, comme le rappelle Nicolas Coutant, commissaire de la récente exposition « S’habiller pour l’école » au Musée national de l’éducation de Rouen, les blouses « avaient pour fonction de protéger les vêtements des jets d’encre, et non de couvrir les élèves d’un même vêtement au nom d’un idéal égalitaire ».

Cela coûterait deux bons milliards d’argent public.

Bruno Bobkiewicz, chef d’établissement

Quant aux études réalisées à l’étranger, en particulier dans les pays anglo-saxons, aucun consensus scientifique ne s’en dégage, en tout cas pas d’effets bénéfiques probants. Excepté peut-être le sentiment d’appartenance à un établissement. « Voyez le succès des sweats floqués du nom du lycée que proposent notamment les associations sportives. Des élèves peuvent éprouver de la fierté à porter les couleurs de leur bahut, reconnaît Grégoire Ensel, président de la Fédération de conseils de parents d’élèves (FCPE). Mais c’est un argument à double tranchant. Les élèves de collèges relégués en seconde zone à qui l’on imposera une tenue goûteront peu d’être identifiés dans la rue ou le bus. » Lui en est convaincu, « du point de vue des équipes enseignantes, l’uniforme ne répond à aucun besoin. La preuve : alors qu’en France, les écoles, collèges et lycées ont depuis longtemps la possibilité d’adopter la tenue unique, dès lors que les instances associant l’ensemble de la communauté éducative le décident, seule une petite poignée d’établissements a franchi le pas ».

Comme les parents interrogés sur les marches de l’hôtel de ville de Puteaux, les partisans de l’expérimentation regrettent que tant d’acteurs de l’école s’opposent d’emblée à une opération qui vise précisément à évaluer la pertinence de la mesure. « Donnons-nous le temps de regarder honnêtement ce que cela donne », propose ainsi la ministre de l’Éducation, Nicole Belloubet. Au terme de ces deux années de test, un comité scientifique composé de chercheurs rendra son verdict, assure-t-elle.

« Je n’ai rien contre le fait qu’ici ou là des établissements s’essayent à l’uniforme, mais l’expérimentation n’a de sens que si l’on envisage sérieusement de généraliser la tenue unique dans toute la France », rétorque Bruno Bobkiewicz. Or, à ses yeux, le projet contient un vice rédhibitoire : son coût astronomique. « Faites le calcul : 200 euros par kit [l’estimation basse du ministère, ndlr], multipliés par près de douze millions d’élèves, cela revient à deux bons milliards d’argent public. L’équivalent de quarante mille postes de professeurs ! L’école fait face à des difficultés majeures, il faut avoir le sens des priorités. » Le montant de la facture reste également en travers de la gorge de nombreuses collectivités territoriales, qui devront en régler la moitié – l’autre moitié revenant à l’État. « Aujourd’hui, les finances de nombreuses communes sont à l’os, assure Frédéric Leturque, coprésident de la commission éducation de l’Association des maires des France. Projeter de leur imposer cette dépense supplémentaire n’est pas raisonnable. »

Élèves et parents protestent déjà

L’engouement sur le terrain serait-il inversement proportionnel à l’appétence médiatique pour le sujet ? D’évidence, le sujet titille la nostalgie des Français – drôle de madeleine, au demeurant, que cet attachement pour un âge d’or de l’école en uniforme qui n’a jamais eu lieu. Et depuis qu’en décembre dernier, Gabriel Attal a annoncé le lancement de l’expérimentation, journaux locaux et chaînes d’information se font l’écho de candidatures tous azimuts, multipliant les micros-trottoirs et les interviews d’élus dans des villes (Limoges, Denain, Florange, Talmont-Saint-Hilaire, Dreux…), des départements (Allier, Essonne, Bouches-du-Rhône…) et une région (Auvergne-Rhône-Alpes). « Mais au final, parmi les vingt-deux mille communes qui accueillent des écoles sur leur territoire, seule une centaine a manifesté son intérêt », pointe Frédéric Leturque. Et certaines d’entre elles ont déjà rétropédalé face à l’hostilité des parents et des élèves (au Mans, à Plouisy…), obligeant le ministère à repousser la date de clôture du 15 février au 15 juin.

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De quoi faire douter l’exécutif ? « Encore faudrait-il qu’Emmanuel Macron envisage véritablement de généraliser la tenue unique, sourit l’historien de l’éducation Claude Lelièvre. Pour ma part, je n’y crois guère. L’uniforme scolaire est un serpent de mer, un étendard que les dirigeants politiques de droite brandissent lorsqu’ils souhaitent envoyer des signaux à leur électorat, adopter une posture d’autorité. » Dégainé par François Baroin et Renaud Donnedieu de Vabres il y a vingt ans, le sujet revient régulièrement dans le débat public, porté par Bernard Debré, François Fillon, Éric Ciotti, Nicolas Dupont-Aignan… « Aucun d’entre eux n’a démontré une réelle volonté de passer à l’acte, affirme Claude Lelièvre. Je suis convaincu que l’expérimentation lancée par Gabriel Attal n’a d’autre vocation que de signifier aux Français que cette fois, ce ne sont pas des paroles en l’air, le gouvernement agit vraiment, il va mettre au pas une jeunesse indisciplinée. » Un pur fantasme, selon Grégoire Ensel. « Ce n’est pas parce que les élèves portent le même polo qu’ils vont subitement boire les paroles de leurs enseignants. Gabriel Attal et l’uniforme, c’est un peu comme un garagiste qui propose de remplacer les phares de votre voiture dont le moteur a des ratés. Pourquoi pas, mais ça ne change rien au problème. »