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Réforme des retraites : l’inflexibilité d’Emmanuel Macron inquiète ses propres troupes

La détermination du chef de l’Etat à « tenir », malgré la contestation, suscite des interrogations chez plusieurs députés de la majorité. Beaucoup s’alarment d’un exercice du pouvoir jugé trop solitaire, qui tarde à prendre la mesure de la crise.

Par Matthieu Goar, Jérémie Lamothe et Mariama Darame

 

Emmanuel Macron, à l’issue du Conseil européen, à Bruxelles, le 24 mars 2023.

Emmanuel Macron, à l’issue du Conseil européen, à Bruxelles, le 24 mars 2023. LUDOVIC MARIN / AFP

 

Il y a la ligne officielle. Porter à bout de bras une réforme des retraites rejetée dans la rue, dénoncer les violences, espérer que les manifestants se lassent. Tenir, tenir, tenir… « Le pays ne peut pas être à l’arrêt. (…) nous continuons à avancer », s’est persuadé Emmanuel Macron, vendredi 24 mars, à l’issue du Conseil européen, à Bruxelles. Et puis il y a les faits. Des transports toujours fortement perturbés, des rassemblements spontanés, le Conseil de l’Europe qui s’alarme d’un « usage excessif de la force » en France… L’exécutif s’avance vers un nouveau week-end sous haute tension avant la dixième journée de mobilisation, mardi 28 mars. Preuve de l’état de nervosité du pays, la France a officiellement annoncé, vendredi, le report de la visite d’Etat du roi Charles III. Trop de risques sécuritaires, trop de dangers politiques, avec des images décalées de dîners officiels sous les ors de la République.


Heure après heure, l’Elysée, Matignon, ministres et députés cherchent la sortie de l’impasse. En phosphorant sur l’état d’esprit d’Emmanuel Macron, un président de la République concentré mais aussi distant, que certains de ses premiers compagnons décrivent dans une « solitude affective », un homme « isolé par la fonction ». Un homme totalement mystérieux sur ses intentions. Derrière cette impression de temporisation, est-il acculé ? Beaucoup pensent que la clé pour débloquer la situation se jouera dans la relation très compliquée entre le chef de l’Etat et Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT.

 

Vendredi matin, le responsable syndical réformiste a proposé de « mettre sur pause » la réforme. « On se donne six mois pour regarder, et sur le travail, et sur les retraites, comment il faut reprendre les choses à l’endroit », a-t-il déclaré sur RTL, en appelant à « calmer le jeu avant qu’il y ait un drame ». Une lueur d’espoir pour de nombreux macronistes qui ont toujours misé sur le fait que la CFDT ne laisserait pas les violences s’installer et reviendrait à la table des négociations. Réponse immédiate de Macron à Bruxelles. « J’ai indiqué notre disponibilité à avancer sur des sujets comme l’usure professionnelle, les fins de carrière, les reconversions, l’évolution des carrières, les conditions de travail, les rémunérations dans certaines branches, a-t-il détaillé lors d’une conférence de presse. Et donc je suis à la disposition de l’intersyndicale si elle souhaite venir me rencontrer pour avancer sur tous ces sujets. »


L’Elysée précise que cette rencontre peut avoir lieu dans les semaines à venir, avant la décision du Conseil constitutionnel sur le texte. Matignon confirme « l’intérêt à se reparler officiellement ». Un pas de deux qui ne résout rien : M. Berger demande une « pause » sur la réforme des retraites, alors que le chef de l’Etat veut voir son texte continuer à « cheminer » jusqu’au Conseil constitutionnel. « Il faut qu’un dialogue s’instaure », insiste son entourage.

Mais le syndicaliste, homme-clé de ce conflit, souvent très critique sur l’attitude hautaine de M. Macron, et ce président de la République, qui a méprisé les corps intermédiaires, sont-ils prêts à converger ? Alors que des ministres lui avaient suggéré de tendre la main vers les centrales réformistes, lors de son entretien sur TF1 et France 2, mercredi 22 mars, le président de la République, raide, n’en a rien fait : il a finalement accusé les syndicats, dont la CFDT, de ne pas avoir présenté de « propositions de compromis ».

La méthode solitaire du chef de l’Etat

Des mots qui ont outré M. Berger, à la tête d’une confédération où le dialogue est une ligne de conduite. Le ton présidentiel a « stupéfait » une partie de la majorité de plus en plus interrogative sur la méthode solitaire du chef de l’Etat. M. Macron consulte pourtant à tour de bras « son premier, son deuxième, voire son troisième cercle », selon les mots de Pierre Cazeneuve, député Renaissance des Hauts-de-Seine. Pas moins de trois réunions avec les ministres concernés, jeudi 16 mars, jour du déclenchement du 49.3, cet article de la Constitution qui a permis d’adopter la réforme sans vote. Mardi 21 mars, les entrevues s’enchaînent à nouveau pour préparer le message présidentiel du lendemain.

 

En pensant renouer avec l’esprit participatif bottom up (« de bas en haut ») de sa campagne de 2017, M. Macron passe la parole et écoute, « seulement pour savoir si quelque chose lui a échappé », selon un participant. Lors de la réunion au sommet avec tous les responsables du camp présidentiel, le 21 mars, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, lui conseille d’avoir de l’empathie. L’ancien premier ministre Edouard Philippe décrit un tableau général de la situation sans rien suggérer, comme souvent.

Le ministre de l’économie, Bruno Le Maire, s’alarme de la situation « brûlante », mais alerte aussi sur les comptes publics. Le président conclut, et quelques mots fuitent : pas de remaniement, pas de dissolution. Pas de vrais débats non plus, très peu de contradictions, « les couteaux sont rentrés », glisse un ministre. Finalement, personne ne se retrouvera vraiment dans le ton offensif de l’interview du chef de l’Etat.


Avec un gouvernement qui compte très peu de poids lourds, M. Macron décide en très petit comité. A la faveur de la crise, des revenants, comme Richard Ferrand, ancien président de l’Assemblée nationale, sont davantage consultés. Philippe Grangeon, ancien conseiller spécial et adhérent de la CFDT, a été contacté par des membres de l’exécutif. Ce fonctionnement éloigne le chef de l’Etat d’une partie de ses troupes.

Quand il reçoit une grande partie des parlementaires de la coalition présidentielle dans la salle des fêtes de l’Elysée, mardi soir, M. Macron a, face à lui, des parlementaires déboussolés. Le 49.3 est encore vécu comme une déchirure. Eux voulaient un vote, quitte à perdre sur la réforme la plus emblématique du second quinquennat. « L’utilisation du 49.3, ça a été dur dans le groupe, relate la députée Renaissance des Yvelines Marie Lebec. Même moi qui aie une confiance aveugle en lui, je dois dire que là, c’est la première fois que je me suis dit : “En fait, on ne sert à rien”. »

Faille inédite dans le bloc macroniste

Si beaucoup d’entre eux se sentent encore redevables envers Emmanuel Macron pour leur élection au Palais-Bourbon, notamment chez les députés en poste depuis 2017, l’impréparation de l’exécutif sur la réforme des retraites a instillé comme un doute : le président de la République est-il encore maître de la situation ? « Le 49.3 a déplacé le sujet de la contestation vers la défiance envers les institutions, la méthode de gouvernement, s’inquiète le député Renaissance du Val-de-Marne Guillaume Gouffier Valente. On ne peut pas être aveugle, on ne peut pas être sourd à cette contestation. Il faut y apporter des réponses. »

« Ce qui nous inquiète, c’est cette impression que la première ministre s’accroche et qu’Emmanuel Macron n’aime pas se voir imposer son rythme. Est-ce qu’ils ont pris conscience de la situation ? », se demande le député Horizons de Seine-et-Marne Frédéric Valletoux. « Le logiciel est cassé, il faut le changer », soutient Ludovic Mendes (Renaissance, Moselle), pour qui « les gens ont besoin de parler, d’être écoutés, d’être considérés. On a besoin de remettre de l’humain ». Une faille inédite dans le bloc macroniste.


Certains élus macronistes sont d’ailleurs préoccupés de voir une partie de leur électorat se montrer critique envers le président de la République. Le recours à l’article 49.3 de la Constitution a en effet ravivé les accusations contre son pouvoir vertical. « Il focalise sur sa personne toutes les colères et il n’y a pas de relais autour de lui, constate le président du groupe Les Républicains au Sénat, Bruno Retailleau. Jamais la France n’a été dirigée par aussi peu d’hommes et de femmes. »

« L’Elysée enferme énormément »

Beaucoup de parlementaires font le même constat, mais le lui disent-ils ? Des députés lui envoient régulièrement des messages, souvent sur des sujets techniques. Il accuse réception la plupart du temps, demande parfois des précisions, mais reste énigmatique. « Pour un président, ce qui est dur, c’est que l’Elysée enferme énormément », déclare pour l’excuser Guillaume Gouffier Valente.

Au sein du camp macroniste, une partie des élus récusent toutefois l’idée d’un isolement du chef de l’Etat menant à une forme de déni. Mardi soir, lors d’une réunion à l’Elysée, certains se sont sentis revigorés en l’écoutant répondre à leurs doléances. M. Macron a promis de revoir les priorités de l’exécutif pour les prochains mois en évoquant des sujets dits du « quotidien » (santé, éducation, écologie) sans recourir à de nouvelles lois pour permettre aux députés d’être davantage dans leur circonscription. Les textes clivants, comme celui sur l’immigration, qui devait arriver au Sénat mardi, ont été ajournés.

Dès lors, la solution pourrait venir d’Emmanuel Macron lui-même. Après tout, il était parvenu à reprendre la main en 2019 après la crise des « gilets jaunes » en organisant le grand débat national. « Même si c’est compliqué, même s’il va se faire engueuler, c’est toujours souhaitable, estime M. Cazeneuve. Il faut que tous les parlementaires et les ministres aillent aussi sur le terrain. » A condition de pouvoir y revenir dans de bonnes conditions.