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Quantité d'emplois à haute compétence cognitive vont être broyés par l'IA

Libération (site web)
Idées et Débats, samedi 23 mars 2024 1599 mots

Eric Sadin, philosophe: «Pas besoin d'être devin pour saisir que quantité d'emplois à haute compétence cognitive vont être broyés par l'IA»

Matthieu Écoiffier

 

«Le Monde» a sellé un accord avec le fondateur de Chat GPT, insistant sur le fait que l'IA sera utilisée comme un «outil d'assistance à la production éditoriale», notion assez vague pour affecter sensiblement la création des articles. Au-delà, la liste des emplois amenés à disparaître dans le tertiaire pourrait être longue, s'inquiète le philosophe.

 

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L'annonce le 14 mars d'un partenariat entre OpenAI et le Monde n'en finit pas de faire débat. Le journal accepte d'alimenter avec ses articles le moteur de réponse Chat GPT en échange de revenus conséquents : de quoi fiabiliser la machine avec des contenus actualisés «faisant autorité», tout en évitant le pillage sauvage du travail de ses journalistes. Du gagnant-gagnant? «Cette situation incarne l'aliénation de l'intention journalistique d'éclairer le public, détournée pour nourrir des intelligences artificielles et, ainsi, accroître leurs rôles dans l'espace public», réagissait dans Libération Marius Bertolucci, chercheur en science de gestion et auteur de l'Homme diminué par l'IA (éditions Hermann, octobre 2023), appelant les autres grands médias français à bloquer la machine. Juristes, architectes, experts-comptables, traducteurs professeurs... Dans un entretien, le philosophe Eric Sadin explore les conséquences délétères pour l'emploi de la multiplication de ses «super assistants» dans le secteur tertiaire.

 

L'annonce surprise d'un partenariat entre le Monde et OpenAI est présenté comme gagnant-gagnant. D'un côté, la machine d'IA générative sera alimentée par les contenus du journal de référence et gagnera en fiabilité. De l'autre, le Monde valorise son contenu éditorial, au lieu d'être pillé ? Qu'en pensez-vous ?

Cet accord doit être vu comme étant avant-coureur de bouleversements qui vont toucher toutes les professions à hautes compétences cognitives, aux premiers rangs desquelles celles oeuvrant dans la presse. Car depuis la mise en ligne public de Chat GPT en novembre 2022, nous vivons le tournant intellectuel et créatif de l'intelligence artificielle, étant capable de générer, d'une simple instruction, textes, images et sons. Or, ces systèmes ont besoin d'être alimentés par des corpus afin d'en tirer des lois sémantiques, mais aussi d'atteindre une maîtrise subtile de l'analyse des faits et de leur mise en récit. Ces moissonnages, à l'origine, ont été menés de manière sauvage, avant que des groupes, tels que The New York Times, interdisent l'accès de ces robots à leurs fonds. Au vu des refus qui se sont multipliés, la société de Sam Altman a vite réagi en proposant des partenariats et en abattant trois cartes aux airs imparables. La première est implicite. Elle entretient l'idée que ces processus sont inéluctables, qu'il vaut mieux donc s'y raccorder plutôt que de se retrouver sur le bas-côté de l'histoire. La deuxième laisse entrevoir une extrême optimisation des tâches. La troisième, enfin, consiste en une rétribution très substantielle dans un cadre pluriannuel. Autant de points qui ne procèdent que de seuls soucis utilitaristes, contribuant à faire entrer, par la grande porte, le loup dans la bergerie.

 

Quelles peuvent être les conséquences d'un tel accord ?

Le communiqué, rédigé par Louis Dreyfus et Jérôme Fenoglio (respectivement, président du directoire et directeur du Monde), avance des arguments qui se voudraient de bonne foi, mais dont un certain nombre sont spécieux ou erronés.

 

L'un d'eux allègue que cette collaboration permettra à «Open AI de fiabiliser les réponses de son outil». Sans se préoccuper des conséquences à terme entraînées par des systèmes toujours plus puissants, à même de produire des symboles. Ce qui revient à entériner ces logiques.

 

Il est encore affirmé à propos des équipes de la rédaction que «leur travail sera facilité, dans un temps raccourci, sur des données multiples dans le cadre d'enquêtes larges». En citant, le cœur sur la main, un point d'une charte récemment élaborée par le journal : «Les IA génératives ne peuvent être utilisées dans nos publications pour produire un contenu éditorial ex nihilo. [...] Le recours à l'IA générative ne doit l'être que comme outil d'assistance à la production éditoriale.»

 

Or, c'est là que le ver est dans le fruit. A deux titres. D'abord, ces pratiques vont rendre obsolète l'accueil de journalistes stagiaires, souvent chargés de gérer les dépêches, d'opérer un premier travail de déblaiement, mais aussi de se faire la main. Ces usages, depuis deux siècles, font partie de la profession, qui offrent une salutaire formation sur le tas et autorisent, au fil du temps, des montées en compétence. Mais de cela, on ne semble guère se soucier.

 

En outre, la notion «d'assistance à la production éditoriale» est la plus vague qui soit, pouvant aller de la rédaction d'un premier jet jusqu'à une réécriture sans que personne n'y voit goutte. Enfin, le texte dit que le journal ne fait que tirer parti des évolutions technologiques, à l'image de l'utilisation qu'il fit d'Internet à la fin des années 90, ou, plus tard, des réseaux sociaux. Mais, dans ces cas-là, il s'agissait de modes de diffusion de l'information, alors qu'il s'agit maintenant de production éditoriale. Ce qui est autrement sensible.

 

Comment le monde de la presse peut-il résister à la révolution en cours et protéger ses contenus ?

Nous savons que la presse est un secteur fragile, surtout si les titres ne sont pas adossés à des groupes. On peut comprendre que cette industrie cherche à réduire ses charges et à accroître ses sources de revenus. On peut même penser que, dans l'absolu, l'intention de nouer de tels accords est louable pour ne pas licencier, comme l'a fait l'allemand Bild, dès mai 2023, soit six mois après la mise en ligne de Chat GPT, un tiers de ses effectifs, ou la société de veille média Onclusive supprimer 217 postes sur 383 pour automatiser la plupart des tâches.

 

Toutefois, il convient d'identifier les nombreux effets collatéraux induits. On est en droit de se demander si les rédactions seront en mesure d'entretenir une nécessaire distance critique à l'égard de l'IA, alors qu'elles seront pour partie financées par les mastodontes qui la produisent. Voilà une question déontologique d'importance.

 

En outre, voyons-nous que s'organise, à bas bruit, la prévalence prochaine d'un langage, mathématisé, schématisé, dénué de toute singularité et vitalité ? A l'image des masses d'ouvrages d'ores et déjà concoctés par des IA génératives et vendus sur Amazon.

 

A l'heure d'une défiance généralisée à l'égard des médias, et où chacun sur son smartphone ne cesse de passer d'une nouvelle à une autre, sans attention particulière pour un titre plutôt qu'un autre, la priorité, ne consiste-t-elle pas plus que jamais - plutôt que de vendre son âme au diable -, d'encourager le caractère propre de chacune des signatures? J'ai presque envie de dire, une écriture pleinement incarnée et non normée ?

 

Le drame, c'est que, vu la pression économique, tout annonce que nous allons vers une triste impersonnalité des contenus, tout en assistant à une nouvelle déferlante sur cette profession, dont dépend cependant un bon dynamisme démocratique.

 

Ces bouleversements sont-ils appelés à être aussi importants dans d'autres corporations ?

Un puissant mouvement est en cours, qui procède de la même cause. Car comment ne pas voir qu'à partir du moment où des technologies en arrivent à produire quasi instantanément et à moindre coût des contenus, c'est une complète redéfinition du secteur tertiaire qui s'opère. Alors que celui-ci représente plus des deux tiers des métiers dans les pays occidentaux.

 

Osons de la prospective à court terme. Ce que nous ne faisons pas assez, car sur ces enjeux, nous avons le grand tort d'avoir continuellement le nez dans le guidon, en quelque sorte. Mais aussi de les considérer sous l'unique prisme de la croissance économique. En réalité, on se met le doigt dans l'oeil, car nous restons fixés sur le schéma de la «destruction créatrice» théorisé par l'économiste Joseph Schumpeter qui, dorénavant, n'est plus opérant. Pour la raison qu'il n'y aura pas de transfert massif de ces métiers vers d'autres secteurs d'activité, vu qu'un tel réservoir n'existe pas. C'est cela l'événement historique qui touche le champ du travail aujourd'hui.

 

Il n'est pas besoin d'être devin pour saisir qu'au cours des prochaines années, au vu de la sophistication sans cesse croissante des systèmes, quantité d'emplois à haute compétence cognitive vont être broyés par des technologies que nous pourrions qualifier de «la plus grande efficacité que nous-mêmes».

 

Citons-en quelques-uns, parmi une liste qui pourrait être égrenée sur de longues pages : experts-comptables, traducteurs, correcteurs, juristes, professeurs, architectes... Rappelez-vous que Sam Altman, lors du premier anniversaire de la version ouverte de Chat GPT, a dit vouloir offrir à chacun des «super-pouvoirs en les dotant de super-assistants». A ce rythme, un être spécialisé dans un domaine particulier de compétence deviendra une espèce de plus en plus rare.

 

Cela signifie-t-il, à terme, à un renoncement à produire des symboles et du langage ?

Nous vivons un moment unique de l'histoire de l'humanité, qui voit des machines s'emparer de ce qui nous constitue en propre. Avec le paradoxe que ce séisme a presque aussitôt relevé de la banalité. Or, il ne s'agit en aucune manière d'un projet concerté de société. Tout cela n'est que le résultat de vues d'ingénieurs et d'une industrie aux ambitions effrénées à laquelle rien ne doit résister.

 

Comment est-il envisageable de rester apathiques face à un mouvement d'une telle ampleur, qui va jusqu'à frapper d'obsolescence nos facultés les plus fondamentales ? Allons-nous renoncer aux foyers d'inventivité qui animent chacun pour être les jouets de forces plus grandes que nous ? Ou alors, tout à l'opposé, allons-nous les cultiver, coûte que coûte, sans retenue, et à toutes les échelles de la société ? Voilà une question politique, et morale, majeure de notre temps, à laquelle nous sommes tenus de répondre en actes. Faute de quoi, nous évoluerons un jour dans un désert de nous-mêmes