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Prise en charge des affections longue durée : ce qui se passe depuis Sarkozy est gravissime

Libération
Société, dimanche 10 mars 2024 1275 mots

Prise en charge des affections longue durée : ce qui se passe depuis Sarkozy est gravissime

par Christian Lehmann

 

iz7slvptyna2xkrfyhlv6n4ekm.jpgAux urgences du CHU à Nantes, le 19 février. (Théophile Trossat/Libération)

 

Christian Lehmann est médecin et écrivain. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société longtemps traversée par le coronavirus. Et revient aujourd'hui sur les réformes des gouvernements successifs qui, depuis 2007, affaiblissent la prise en charge des ALD.

 

«La protection sociale est plus un coût dans la compétitivité internationale qu'un avantage», expliquait l'économiste Eric Le Boucher dans le Figaro en 2006, alors que Nicolas Sarkozy entamait sa longue marche vers la présidentielle, avec son slogan fétiche «Travailler plus pour gagner plus», et parmi les mesures phares de son projet néolibéral la mise en place de franchises sur les soins, au nom de la responsabilisation... des cancéreux, des accidentés du travail, des diabétiques et des insuffisants rénaux. «Y a-t-il une assurance sans franchise ?» demandait-il, goguenard, devant un public conquis. Dix-huit ans plus tard, le travail de sape a bien avancé. Les franchises sur les soins ont été adoptées en 2007, malgré une forte mobilisation et la grève des soins entamée par Bruno-Pascal Chevalier, militant du sida aujourd'hui décédé. Le périmètre des affections de longue durée (ALD) bénéficiant d'une prise en charge à 100 % a été redéfini, à la baisse, avec la sortie de l'hypertension artérielle (HTA) sévère, ce qui a touché des millions de personnes, au motif que la HTA n'était pas une maladie, mais un facteur de risque. Qu'importe la cohérence financière, car évidemment traiter les maladies chroniques dès le départ pour éviter leur aggravation abaisse le coût final pour la collectivité. Qu'importe l'écart d'espérance de vie selon les revenus, les moins fortunés ayant plus de difficulté à accéder aux soins.

 

La gauche au pouvoir, ou plutôt François Hollande et son gouvernement, ne firent rien pour revenir sur ces divers reculs. Après avoir déclaré solennellement pendant sa campagne que l'exclusion de l'hypertension artérielle sévère était un non-sens, après qu'à l'Assemblée nationale Marisol Touraine et Catherine Lemorton ont agité à bout de bras pour faire honte à la droite les milliers de signatures de la pétition contre les franchises mises en place par Bruno-Pascal Chevalier et moi-même avec le soutien de nombre d'associations de patients et de syndicats... Hollande ne revint sur aucune de ces mesures. Le seul cheval de bataille de Marisol Touraine fut de tenter d'imposer le tiers payant aux soignants. Mais pas n'importe quel tiers payant : un tiers payant en lien direct avec les assurances complémentaires, qui en espéraient clairement disposer d'un droit de pression sur les soignants par ce biais, en fonction de l'adage selon lequel celui qui paie commande. Mais la résistance des soignants et l'incompétence informatique des complémentaires finirent par enterrer ce projet.

 

Déni collectif

Emmanuel Macron, à son arrivée, sembla ne pas s'intéresser au sujet, puis s'en empara quand les conséquences d'années d'impéritie et de maîtrise financière aveugle, à savoir l'effondrement de l'hôpital public et la désertification de la médecine de ville, commencèrent à remonter du terrain et des élus locaux. Nous eûmes droit alors aux promesses de «MaSanté2022», qui consistaient en grande partie à charger la mule des médecins généralistes survivants en leur inventant une «responsabilité populationnelle territoriale», c'est-à-dire en tentant de les rendre légalement responsables de l'effondrement de l'accès aux soins des patients dans leur secteur. La pandémie de Covid-19 acheva de mettre les soignants à terre, et après les applaudissements et un desserrement momentané en catastrophe des contraintes budgétaires qui asphyxiaient hôpital et médecine de ville, la situation continua d'empirer. Dans l'imaginaire collectif, on en avait beaucoup fait pour le système de soins pendant la pandémie, il fallait maintenant revenir à la raison, l'ère du «Quoi qu'il en coûte» était terminée. Qu'importe si aucune mesure de protection de la population contre la persistance de la pandémie n'était prise.

 

A l'approche de l'échéance électorale de 2022, Emmanuel Macron et son gouvernement décrétèrent que la pandémie était derrière nous, que les masques n'étaient plus nécessaires mais étaient revenus sur tous les visages dans le métro (Olivier Véran dans ses œuvres...) et, au final, revenant sur ses promesses électorales, qu'un investissement dans la qualité de l'air en lieu clos n'était pas plus nécessaire que ne l'aurait été un investissement dans la qualité du système de distribution d'eau dans les années 1890 après une épidémie de choléra. Dans ce déni collectif, on vit d'abord Bruno Le Maire, puis Aurélien Rousseau se scandaliser de l'augmentation des arrêts de travail, dont le coût fut décrété «insoutenable pour les comptes sociaux». Dans la foulée, la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam), toujours prompte à obéir aux ordres du politique, lança de grandes manœuvres envers les médecins prescripteurs d'arrêts de travail, en se fondant sur des calculs statistiques dont elle seule avait le secret, et des protocoles de durée d'arrêts de travail qui n'avaient été validés par aucune instance scientifique, entraînant ainsi une diminution non négligeable du coût des indemnités journalières... au fur et à mesure que, dégoûtés, des généralistes jetaient l'éponge et dévissaient leur plaque.

 

Macron reprend les arguments de Fillon

Puis le spectre de l'augmentation des franchises apparut dans le paysage, jamais confirmée ni infirmée par Aurélien Rousseau qui en profitait pour peaufiner son image d'homme de gauche, sans exclure ce nouveau coup de canif dans la prise en charge des plus fragiles. Emmanuel Macron annonça le doublement des franchises début 2024, en expliquant : «Quand je vois ce que nos compatriotes peuvent dépenser pour des forfaits téléphoniques, se dire qu'on va passer de 50 centimes à 1 euro sur une boîte de médicament, je n'ai pas le sentiment qu'on fait un crime terrible», reprenant sans même en avoir conscience les arguments de François Fillon en 2007 : «Comment comprendre que le paiement d'une franchise soit insupportable dans le domaine de la santé, alors qu'une charge de plusieurs centaines d'euros par an pour la téléphonie mobile ou l'abonnement internet ne pose pas de question ?» Comparer la santé à la téléphonie mobile n'apparaît pas rédhibitoire à ceux qui sont persuadés d'avoir toujours accès aux soins. Les autres, ceux qui ne sont rien, feront avec.

 

Après les arrêts de travail et les franchises sur les soins, vient maintenant le tour des dépenses de transports sanitaires, dénoncées par Bruno Le Maire. Frédéric Valletoux, le nouveau ministre de la Santé qui, après onze ans à la tête de la Fédération hospitalière de France, découvre que l'hôpital va mal, n'est pas en reste quand il évoque «vouloir réfléchir à la pertinence» du dispositif des ALD en «ouvrant une discussion avec les associations de patients et les professionnels de santé», au motif que la liste des ALD «date des années 80» (ce qui est faux puisque cette liste a été redéfinie et resserrée déjà une première fois en 2011). Ne nous y trompons pas : ce qui se passe avec la prise en charge des ALD est gravissime. Couplée à la désertification médicale, au recul de l'accès aux soins, aux pertes de chance liées aux délais d'attente grandissants, la perte de la prise en charge mutualisée des maladies chroniques aura un effet dévastateur sur la santé des Français.

 

Tout le monde n'y perdra pas, évidemment, le système des ALD, avec sa prise en charge globale, représentant jusque-là un déficit de clientèle pour les assureurs complémentaires. Il ne faut pas s'étonner que dans le même temps, sur ordre du politique toujours, la Cnam essaie d'imposer aux médecins lors d'un ersatz de négociation conventionnelle un paiement à la capitation qui permettrait à ces mêmes assureurs complémentaires de maîtriser parfaitement leur business model. Nous sommes à l'aube d'un recul social énorme, et pour paraphraser les membres de la Rébellion dans Andor, la série dérivée de Star Wars : «L'accélération de la régression sociale finit par dépasser notre capacité à la comprendre.»