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France Télévisions : décision de la direction de limiter les enquêtes politiques

Le Monde (site web)
économie, jeudi 25 janvier 2024 - 14:42 UTC +0100 910 mots

France Télévisions : malaise après la décision de la direction de limiter les enquêtes sur les personnalités politiques

Brice Laemle et Corentin Lesueur

 

Dans un souci d’équité de temps de parole et pour laisser la priorité aux émissions de débat, le groupe audiovisuel public demande aux magazines d’investigations de faire une pause sur ces formats. La rédaction désapprouve ce choix.

 

La crainte d’établir un précédent qui ferait date. Une bonne partie de la rédaction de France Télévisions oscille entre inquiétude et effarement depuis que la décision du directeur de l’information, Alexandre Kara, a été ébruitée en interne. Vendredi 19 janvier, les journalistes travaillant sur les magazines (« Complément d’enquête », « Envoyé spécial », « 13 h 15 ») du groupe audiovisuel public se sont vu demander de faire une pause dans leurs investigations concernant les portraits de responsables politiques d’ici aux élections européennes qui auront lieu le 9 juin en France.

 

Questionné à ce sujet par la Société des journalistes (SDJ) de France Télévisions, lors d’une réunion mercredi 24 janvier, Alexandre Kara a confirmé et assumé. Cette pause se justifie, selon lui, par souci de respect du pluralisme et pour laisser la priorité de la couverture politique aux émissions de débat, a-t-il encore expliqué jeudi lors d’un comité social et économique. Et ce à quatre mois et demi des élections européennes, alors que le temps de parole est scruté de près par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.

 

L’argument est un peu court selon la rédaction, pour qui mettre l’investigation entre parenthèses à propos des responsables politiques risque d’ouvrir la boîte de Pandore. Si elle saisit l’enjeu d’avoir les personnalités de tous les partis dans ses émissions – notamment dans « L’Evènement », émission dans laquelle le groupe a massivement investi et qui se retrouverait fragilisée sans invité politique –, « c’est une forme de chantage, un marché de dupe, qui peut donner lieu à des demandes encore plus extravagantes à l’avenir », craint un journaliste.

 

Mise en demeure

En interne, la temporalité de la décision d’Alexandre Kara soulève des interrogations, d’autant plus qu’elle se produit alors qu’une rediffusion d’un portrait d’Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée, était prévue à la mi-février. Une enquête sur la nouvelle ministre de la culture, Rachida Dati, et un portrait du premier ministre, Gabriel Attal, également en projet, sont tous deux concernés par le « moratoire » voulu par Alexandre Kara, selon ses propres termes.

 

Cette décision intervient aussi au lendemain de la diffusion d’un numéro de « Complément d’enquête » consacré à Jordan Bardella, le président du Rassemblement national (RN). Celui-ci a été diffusé malgré une mise en demeure du parti d’extrême droite qui demandait à supprimer un passage de cinquante-deux minutes. En cause ? Des révélations sur l’utilisation supposée par M. Bardella d’un compte Twitter anonyme qui diffusait des messages racistes, ce que ce dernier conteste. Le président du RN a attaqué l’émission à plusieurs reprises ces derniers jours, notamment dans « Touche pas à mon poste ! » sur C8, chaîne détenue par le milliardaire Vincent Bolloré.

 

Après cette diffusion, M. Bardella ainsi que l’ex-candidate à la présidentielle Marine Le Pen auraient fait planer le doute quant à leur participation future aux émissions du groupe télévisuel public, a fait valoir la direction de France Télévisions devant ses équipes. « Ce ne sont pas les seuls à faire cela », glisse un responsable.

 

Au RN, on dément toute consigne à ce propos, alors que Marine Le Pen boycotte déjà l’antenne de BFM-TV depuis mai 2023, le mouvement d’extrême droite se plaignant de ne pas être traité correctement par la chaîne d’information en continu.

 

Dégonfler « les fantasmes et incompréhensions »

« Le signal envoyé par le directeur de l’information est inacceptable », s’exclame Serge Cimino, délégué du Syndicat national des journalistes. « Le lien que fait la direction entre le travail journalistique d’investigation et la crainte pour le débat démocratique est pour le moins incompréhensible. » Une autre corrobore : « Cela n’est pas normal de mettre en concurrence l’enquête et le débat politique, les deux doivent cohabiter ».

 

Du côté de la direction, on minimise, souhaitant dégonfler « les fantasmes et incompréhensions ». Elsa Margout, la directrice des magazines de l’information, assure « simplement demander aux programmes qui n’ont pas de vocation première de faire de la politique de mettre la pédale douce sur les portraits politiques pour laisser la priorité aux émissions de débats ». Selon elle, « seulement trois ou quatre portraits politiques sont faits chaque année sur une petite trentaine d’émissions ».

 

Pour sa part, la SDJ de France Télévisions a envoyé, jeudi 25 janvier dans l’après-midi, un compte rendu interne du rendez-vous avec Alexandre Kara tenu mercredi. Dans ce courriel, que Le Monde a pu consulter, le bureau de la SDJ dit avoir exprimé « son profond désaccord vis-à-vis de cette décision et de cette stratégie » et son « inquiétude quant à sa perception par le public ». « Nous ne pouvons accepter que le travail d’enquête (réaliser des tournages et mener des interviews par exemple) soit interrompu. Il y va de notre indépendance qui doit être permanente et ne peut être “mise en pause” », peut-on encore lire dans cette missive. Contactés, Tristan Waleckx et Elise Lucet, les visages de « Complément d’enquête » et « Envoyé spécial », n’ont pas répondu à nos questions, comme plusieurs journalistes de leurs équipes.