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Jonas Pardo, antidote à l’antisémitisme au sein de la gauche

Par Zineb Dryef

Portrait Militant d’extrême gauche, Jonas Pardo a longtemps passé sous silence ses origines juives. Jusqu’au jour où, après la tuerie de l’Hyper Cacher, à Paris, en 2015, il a décidé de tendre un miroir à son propre camp, qu’il juge rongé par le déni d’un antisémitisme latent. Le trentenaire dispense depuis deux ans des formations visant à déconstruire le racisme antijuif.

Le 7 octobre, Jonas Pardo n’est pas tombé des nues, mais tout de même. Lorsque les tweets et les communiqués politiques ont commencé à sortir dans la foulée de l’attaque du Hamas contre Israël, il a constaté, effaré, qu’il se jouait quelque chose qui lui était tristement familier. Ce jour-là, les gauches ont semblé tergiverser sur le mode « certes, les exactions du Hamas sont insupportables mais… ». Au sein de LFI, alors que beaucoup ont dénoncé des actes « terroristes », certains (Jean-Luc Mélenchon, Louis Boyard, Mathilde Panot, Danièle Obono, Adrien Quatennens…) n’ont pas souhaité utiliser ce terme. D’autres sont allés jusqu’à saluer, comme le NPA, dans un communiqué, une « offensive de la résistance ».

Non, vraiment, il n’imaginait pas « qu’il y avait autant de personnalités dans [son] propre camp politique qui confondaient le fascisme et l’émancipation ». Après la stupeur, les semaines qui ont suivi, il a assisté, navré, à l’explosion des actes et propos antisémites et au raffut qui fait désormais office de débat public – jusqu’au récent « Nétanyahou, une sorte de nazi, mais sans prépuce », qui a valu à l’humoriste Guillaume Meurice un avertissement de la direction de Radio France.

Cette séquence a, pour ce militant juif et de gauche, un air de déjà-vu. C’était en 2015. Le 9 janvier, sa mère, habituée de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, à Paris, s’est arrêtée à la poste avant d’aller faire ses courses. Il pense souvent qu’elle aurait pu, sans cette lettre à déposer, être prise dans la tuerie, parce que juive. Autour de lui, il a assisté, médusé, à des discours « au mieux, à côté de la plaque » et « au pire, franchement antisémites ».

 

Dans les réunions et au café, tout le monde parlait de l’islamophobie, de la montée du « délire sécuritaire » ou des « dérives » du mouvement #jesuischarlie. Il y avait ceux qui disaient, l’air entendu : « C’est grave, mais en même temps, vu ce qui se passe en Israël… » Ils n’étaient pas nombreux à parler d’antisémitisme pour qualifier la tuerie de l’Hyper Cacher. A la réflexion, ils n’en parlaient pas beaucoup de l’Hyper Cacher.

Aborder toutes les formes de l’antisémitisme

Jonas Pardo se souvient de l’immense sentiment de solitude qu’il a ressenti les jours et les semaines qui ont suivi. Il a décidé que ça n’était pas juste et qu’il ne fallait pas se taire. Ils sont quelques-uns à penser comme lui cet hiver-là, alors, ils se retrouvent. Entre 2015 et 2019, ce petit groupe de militants, plutôt marqués à la gauche de la gauche, se réunit deux fois par mois pour réfléchir à la question de l’antisémitisme. Il y a des juifs et des non-juifs, des intellectuels, des agriculteurs, des artistes, des chercheurs (l’écrivaine Lola Lafon, la chercheuse et militante Léa Nicolas-Teboul, la ­syndicaliste CGT Tiziri Kandi…). Depuis, leur parole est plus audible. Certains ont créé des collectifs (les Juifves VNR, Juives et juifs révolutionnaires…), d’autres s’expriment sur les réseaux sociaux et dans les médias.

« Ce moment a été fondateur pour moi », dit-il. Pour lutter contre ce déni, l’électricien de 34 ans a élaboré un programme de formation à la lutte contre l’antisémitisme pensé spécifiquement pour un public de gauche, son propre camp. « L’idée n’est pas de dire, ça c’est bien et ça c’est mal, précise-t-il. Il s’agit de faire comprendre aux participants comment se sont fabriquées les différentes formes d’antisémitisme, pour les nommer précisément afin de savoir argumenter et de pouvoir les combattre. » Le contenu, dense, va « de l’antisémitisme économique à la théorie du complot, de l’antisémitisme racial au négationnisme ».

 

Pour se lancer, Jonas Pardo avait besoin d’un diplôme. En 2022, il s’est inscrit au diplôme universitaire (DU) formation à la lutte contre le racisme et l’antisémitisme de Paris-VIII. L’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci, responsable de ce DU, se souvient de ce stagiaire « arrivé déjà savant » et « tout à fait atypique avec sa formation d’ingénieur et d’électricien ». Le public de cette formation est plutôt composé d’enseignants, de personnels de l’éducation nationale et de responsables associatifs. « C’est quelqu’un de cultivé, qui se donne les moyens intellectuels ­d’affronter ces enjeux », estime Marie-Anne Matard-Bonucci. Elle salue aussi son « courage », soulignant qu’« il n’est pas simple de porter ses idées à l’extrême gauche ».

Un rapport très fort à la judéité

Depuis deux ans, Jonas Pardo est intervenu auprès de médias (tels Mediapart et d’autres titres indépendants), de syndicats (Solidaires), d’associations, de partis (Europe Ecologie-Les Verts, le PS belge), de coopératives agricoles… Il noue également le dialogue avec le monde juif : il a rencontré le directeur du Mémorial du camp des Milles (à Aix-en-Provence) et celui du Musée Dreyfus (à Médan), qui entend accueillir des stages de citoyenneté pour des jeunes auteurs d’infractions à caractère raciste, antisémite, homophobe ou sexiste.

Ce 1er novembre 2023, Jonas Pardo, 34 ans, reçoit dans sa maison de pierre perdue dans la campagne bretonne. Le temps est radieux et les éoliennes, de l’autre côté de la route, semblent à peine frôlées par le vent. A la radio, les messages d’alerte se multiplient : dans quelques heures, la tempête va se lever. Veste chaude à capuche et chaussures de randonnée – le rez-de-chaussée est envahi d’outils et de sacs à gravats –, Jonas Pardo s’excuse : « Je suis en pleins travaux, mais là-haut c’est aménagé. » A l’étage, il s’est construit un cocon. Il sait faire. Il a un CAP d’« homme à tout faire » (agent de maintenance de bâtiments de collectivités) et un CAP d’électricien. Sur la table en bois de sa cuisine, il s’attelle à mettre un point final à son manuscrit. Un manuel de lutte contre l’antisémitisme qui doit paraître en 2024 aux Editions du commun.

Avant notre arrivée, il écoutait un podcast sur l’histoire de Jacob, le « père d’Israël ». Sur un mur, il a accroché une main de Fatma sur laquelle est inscrite en hébreu la Birkat Habayit (bénédiction pour la maison) et un tableau représentant la sortie d’Egypte qui le suit depuis toujours. « J’ai un rapport très fort à la judéité, explique-t-il. Il y a l’histoire, la cuisine, la musique, les fêtes… Et la transmission : ma fille a un prénom juif. »

Des années d’engagement galvanisantes

Jonas Pardo est né en 1988 à Marseille, d’une mère marocaine et d’un père d’origine égyptienne. Ses deux frères et lui reçoivent une éducation traditionaliste – fêtes juives, respect du shabbat. Scolarisé dans une école juive jusqu’à la classe de première, Jonas Pardo se découvre une hostilité pour l’enseignement religieux, « très dogmatique, très rigoriste ». Mais il se passionne pour les cours d’histoire du peuple juif. « J’adorais ça », se souvient-il. Une curiosité qu’il nourrit chez les scouts où il atterrit à 8 ans. Aux Eclaireuses et éclaireurs israélites de France (EEIF), il découvre, fasciné, l’histoire du fondateur du mouvement, Robert Gamzon, résistant de la première heure. « J’aimais ce mode de vie en groupe, décrit-il. C’est aussi là-bas que j’ai commencé à me préoccuper des enjeux sociaux. »

A 20 ans, il intègre Centrale Nantes et c’est là que commence à s’éveiller sa conscience politique : « J’ai détesté ce milieu. Je trouvais qu’on n’était pas à la hauteur des enjeux économiques et écologiques. » Son diplôme d’ingénieur hydrodynamicien en poche, il s’ennuie dans un bureau d’études à Angers, un job « dont la seule finalité était la rentabilité ». Il tente l’humanitaire en Guinée Conakry. « J’ai adoré ça, mais, en réalité, ils n’avaient pas besoin de moi. J’ai développé là-bas une idéologie anticoloniale. »

Rentré en France, il bifurque. Il apprend l’agriculture, l’apiculture, l’électricité. Il lit beaucoup. Sensible aux enjeux climatiques, il s’engage, en 2012, dans la lutte contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Il y découvre le peuple d’extrême gauche et l’écologie radicale. Plus tard, en 2016, il s’engage pleinement dans la mobilisation contre la loi relative au travail. Des années galvanisantes où il se familiarise avec l’odeur des lacrymos et les théories d’autonomie politique.

« Je dois vous dire un truc : je suis juif »

Mais il ressent un malaise. Il ne se manifeste pas tout le temps, bien sûr, mais, enfin, il est là et il a un nom : l’antisémitisme. « On ne m’a pas dit : « Toi, Jonas, tu domines le monde » », raconte-t-il. D’ailleurs, personne ou pas grand monde ne sait qu’il est juif. Il le cache plus ou moins, depuis toujours. « C’est une stratégie tout à fait consciente. Nos parents nous disaient de faire attention : vivons heureux, vivons cachés. » Mais, pendant les manifs, il voit les quenelles des aficionados de Dieudonné et les pancartes qui reprennent l’air de rien les figures du banquier ou du marionnettiste.

Un soir, à la fin d’une réunion ordinaire avec des copains cégétistes, quelqu’un balance : « La loi va passer parce que les juifs contrôlent les médias. » Jonas Pardo est stupéfait : « Les gens sont intelligents et d’un coup, comme sortis de nulle part, ils disent des trucs complètement dingues. » Il ne réagit pas. Un autre soupire : « Bah, oui, Drahi [propriétaire du groupe de médias Altice] ». Et encore un autre prononce le nom de Rothschild. « Ma réaction dans ces moments-là, c’est la peur. » Ce soir-là, le jeune militant se lance : « Je dois vous dire un truc : je suis juif. » Son camarade, interdit, s’excuse immédiatement. « En disant, je suis juif, je viens faire éclater toutes leurs représentations. Quoi, un juif qui vient les aider sur une manif ou un blocage ? En général, ils n’ont jamais rencontré un juif, ils se nourrissent de rumeurs. »


<img src="https://img.lemde.fr/2023/11/08/0/0/1500/1125/630/0/75/0/ae7016c_1699440025445-web-634-mag-pardo-001.jpg" alt="La bibliothèque de Jonas Pardo, chez lui, en Bretagne."> Sur la table en bois de sa cuisine, Jonas Pardo dispose les supports iconographiques qu’il utilise pendant ses ateliers. Ce sont des images en apparence banales. « L’antisémitisme est disqualifié socialement – contrairement à l’antitziganisme, par exemple, observe-t-il. Il se diffuse donc souvent de façon cryptée. » Il montre la photo d’un manifestant contre le passe sanitaire brandissant cette pancarte : « Qui nous esclavagise avec le passe sanitaire ? Qui nous empoisonne, nous tue avec le vaccin ? Qui prendra le train grâce à la révolte des gentils ? #stopgénocidegaulois. »

Souvent, les stagiaires ne voient pas tout de suite les éléments antisémites. Il y en a pourtant plusieurs, expose-t-il : l’accusation d’empoisonnement des puits est ainsi l’un des plus anciens stéréotypes contre les Juifs ; l’emploi des termes « gentil » (qui signifie « non-juif »), « train » et « génocide » est chargé ­historiquement ; l’interrogation « qui » ou « mais qui » est un meme antisémite. « A gauche, on ne voit pas ces références, on ne les comprend pas. On pense que les antisémites, ce sont les gens qui crient “sale juif”. »

Décoder les images et le vocabulaire

Ses formations sont précisément construites pour que les participants apprennent à détecter les signaux d’un potentiel antisémitisme. Après les manifestations contre le passe sanitaire, Bérengère Basset, cosecrétaire du syndicat Solidaires Tarn et enseignante de lettres classiques à Albi, s’est aperçue qu’elle n’était pas la seule à avoir regretté la « rhétorique confuse » dans leurs rangs. Quelqu’un dans son entourage avait entendu parler des formations de Jonas Pardo. Le formateur a passé quatre jours à Albi. « On a eu du temps pour approfondir le sujet et on a beaucoup appris », se félicite Bérengère Basset.

L’enseignante n’imaginait pas qu’une bête pancarte « On n’est pas Rothschild » véhiculait un cliché antisémite : « C’est vrai qu’on aurait pu mettre un autre nom de banquier ou de grande fortune… Certes, Macron a travaillé dans cette banque, mais pas très longtemps. Ça ne justifie pas cette pancarte. » Jonas Pardo leur en a soumis une autre, brandie lors d’un rassemblement de soutien à la Palestine, évoquant l’alliance du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) et de l’Etat. Bérengère Basset n’y voyait pas malice. Elle dit désormais qu’ « on peut critiquer le CRIF », mais qu’il n’est pas forcément utile de « réactiver l’idée d’une mainmise des juifs sur le pouvoir et l’Etat ». Depuis ces ateliers, elle est plus vigilante. Ainsi, lorsque, en mars 2023, un communiqué intersyndical dénonce « la rafle » de militants syndicaux, elle demande et obtient sa correction.

« Ça n’est pas parce qu’on est un journal ou une organisation de gauche et qu’on a une culture antiraciste partagée au sein de l’équipe qu’on n’a pas besoin de travailler ces questions », souligne Jade Lindgaard, journaliste et membre de la commission diversité de Mediapart. Au printemps, elle a demandé à Jonas Pardo d’intervenir devant les salariés du média, notamment les journalistes et les personnes chargées de la modération des réseaux sociaux. Cet atelier « passionnant » lui a appris, comme à ses collègues, à décoder des images et un vocabulaire qu’elle n’aurait pas forcément reconnus comme antisémites.

« Ces figures – la pieuvre, le marionnettiste, par exemple – sont des motifs récurrents dans les mouvements anticapitalistes », observe-t-elle. La formation a suscité un tel enthousiasme que Mediapart a décidé de la renouveler pour les absents. « Jonas Pardo ne parle pas d’antisémitisme pour asséner une morale mais pour expliquer, analyse Jade Lindgaard. Il dit “soyez vigilants et vigilantes”, plutôt que “vous avez le droit de dire ceci mais pas cela”. C’est de l’autodéfense intellectuelle et politique. »

Un traumatisme qui resurgit

Plus jeune, Jonas Pardo a été confronté de façon violente, mais sans le comprendre, à ce qu’il appelle l’« antisémitisme ordinaire ». A l’époque, il intègre la fanfare de son école d’ingénieurs. Chacun y a un surnom : « la Connasse », « Brutus », « Microbe ». Un morceau de saucisson refusé à la première soirée organisée par le groupe le désigne : désormais, on l’appellera « le Juif » et, en sa présence, on rivalise de blagues sur les chambres à gaz, le pouvoir, le fric, les colonies en Israël… Harcelé, il finit par quitter la bande. Il verrouille ce souvenir dont il ne parle à personne pendant plus de dix ans.

C’est en 2021 qu’il ressurgit. Invité par EELV à animer un atelier de sensibilisation à la lutte contre l’antisémitisme, il découvre en lisant le programme que « la pire » de la bande d’étudiants, devenue porte-parole d’une organisation de gauche, participe à ces journées d’été. Il est pris de panique. Quelques heures plus tard, au volant du camion d’un copain, il fait une marche arrière inutile – un geste qu’il ne s’explique pas – et emboutit une voiture.

« Pourquoi me mettre dans un état pareil treize ans plus tard ? Je comprends à ce moment-là qu’il y a quelque chose d’assez traumatique dans cette histoire. » Dans une « Lettre du “Juif” à sa harceleuse », publiée par Mediapart le 12 septembre 2022, Jonas Pardo raconte cette histoire, celle d’une bande de jeunes qui ne comprennent rien aux discriminations – il s’inclut dans le lot – et qui créent une ambiance toxique qu’ils croient potache. Ce récit a fait du bruit. Certains lui ont présenté des excuses.

Banalisation de la Shoah

Le débat public ne ressemble plus à rien, selon lui : « Chaque groupe politique ne voit l’antisémitisme que chez l’autre. »A ses yeux, la droite se trompe lorsqu’elle postule une rupture historique entre un ancien antisémitisme d’extrême droite et un nouvel antisémitisme porté par la gauche, qui serait le fait des musulmans. De la même manière, la gauche fait erreur lorsque, en réaction, elle affirme que l’antisémitisme a été remplacé par l’islamophobie ou que les juifs sont ciblés non à cause de l’antisémitisme mais en raison de la politique menée par Israël.

« Ces théories sont problématiques parce que l’antisémitisme devient un objet instrumentalisé dans une lutte partisane – d’un côté pour défendre les valeurs de la République et de l’autre pour défendre la Palestine, souligne-t-il. Je fais partie d’une gauche qui tente d’émerger et qui dit que l’antisémitisme, ce sont les antisémites. »

Depuis le 7 octobre, cette confusion lui est devenue insupportable. La banalisation de la Shoah, notamment, le préoccupe, devenue le mètre étalon « de tout et n’importe quoi ». Un officiel israélien parle des « nazis du Hamas » ; des diplomates israéliens portent l’étoile jaune… Quand Guillaume Meurice fait sa sortie sur Nétanyahou, il assimile les juifs aux nazis, explique-t-il. « Cette accusation de collaboration des sionistes avec les nazis a une longue histoire. Celui qui assimile les juifs aux nazis, peut-être qu’il ne sait pas qu’il s’inscrit dans une longue tradition antisémite, mais les juifs qui l’entendent savent ce qu’ils entendent. Cette phrase est ressentie comme de la violence parce qu’elle conjugue des épisodes douloureux et non résolus. »

Jonas Pardo ne sonde ni les cœurs ni les âmes. Les intentions, les sentiments supposés que nourrissent tel et tel à l’endroit des juifs ne l’intéressent pas. « On s’en fiche et ça n’est pas le sujet. Il faut en revenir aux faits », plaide-t-il. Il prend un exemple récent. Jean-Luc Mélenchon, coutumier des formules ambiguës visant les juifs, a suscité la controverse en s’énervant contre le déplacement en Israël de Yaël Braun-Pivet. Sur X, le leader de LFI a écrit, à propos de la manifestation propalestinienne du 22 octobre à Paris : « Voici la France. Pendant ce temps, Mme Braun-Pivet campe à Tel-Aviv pour encourager le massacre. Pas au nom du peuple français ! » Tollé : en utilisant le mot « camper », Mélenchon se serait rendu coupable d’antisémitisme ! Re-tollé : un mot aussi courant que « camper » ne peut pas être antisémite ! « A mon sens, le problème, n’est pas tant le mot “camper” que l’opposition que Jean-Luc Mélenchon établit entre les vrais Français et Yaël Braun-Pivet. » Soit une juive assimilée à un agent étranger. Jonas Pardo regrette que la focalisation sur le mot « camper » ait rendu le débat impossible.

 

Le 15 juillet 2020 déjà, Mélenchon, interviewé sur les violences policières sur BFM-TV, déclarait, dans un étonnant hors-sujet : « Je ne sais pas si Jésus était sur la croix, je sais qui l’y a mis, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes. » Pour le formateur, cette phrase est un cas d’école : « Il ne prononce pas le mot “juif”, mais les juifs qui entendent cette déclaration comprennent qu’on nous fait de nouveau l’accusation d’être le peuple déicide. » Résultat : la droite a qualifié Mélenchon d’antisémite et la gauche a protesté en disant « on ne peut pas le traiter de nazi ». « Les juifs ont ressenti de la violence. Il s’agit de leur perception, mais elle s’explique objectivement », résume Jonas Pardo.

Confusion et déni à gauche

Le 15 octobre, en écoutant la radio, il s’est quand même dit que tout n’était pas complètement fichu. Ce matin-là, la députée Sandrine Rousseau prononce ces mots au micro de Radio J : « Nous n’avons pas suffisamment travaillé la question de l’antisémitisme comme structurante de la société. A gauche nous n’avons pas fait le travail là-dessus, c’est évident. » Affirmer cela ne lui vaut pas que des amis, convient la députée EELV : « Si vous dites pendant une réunion de gauche que les juifs sont une minorité discriminée, peut-être verrez-vous des gens lever les yeux au ciel. On s’imagine que les juifs n’ont pas besoin d’aide. Penser cela, c’est imaginer qu’ils occupent une présupposée position dominante, ce qui est une représentation antisémite. »

Comme Jonas Pardo, Sandrine Rousseau pense que la gauche décoloniale se trompe. « On compare la situation avec celle de l’Algérie, avec ce supposé que, si les attentats ont permis la décolonisation en Algérie, il faut en passer par là et par le Hamas pour obtenir une libération de la Palestine, constate-t-elle, consternée par la confusion qui règne sur la question, notamment au sein de la gauche dite décoloniale. Or, la situation d’Israël n’a rien à voir avec celle des colonies françaises. La colonisation dont nous avons été les auteurs est une colonisation d’intérêt économique, de puissance nationaliste. Israël est un pays dont une partie de la création et du développement vient d’un réflexe de survie postgénocide. » Jonas Pardo lui a écrit. Ils vont se rencontrer.

Il n’est pas le seul à parler fort, plusieurs voix s’élèvent à gauche depuis quelques années. Certaines d’entre elles, dont les autrices Illana Weizman ou Eva Illouz, sont accusées de tirer trop fort sur leur camp. « C’est parfois compliqué, reconnaît Jonas Pardo. On parle beaucoup de l’antisémitisme à gauche alors qu’il est beaucoup plus virulent à l’extrême droite et à droite. On en parle parce que la gauche n’est pas à la hauteur, qu’elle s’est retranchée dans des attitudes défensives et qu’elle ne voit pas l’antisémitisme chez elle. »

Sentiments contradictoires sur Israël

Malgré tout, il pense que seule la gauche est en mesure de lutter contre ce fléau. Il lui semble que le réflexe antisioniste à gauche, qui parfois mène à l’antisémitisme, relève plus d’une sorte de « marqueur identitaire » mêlé d’inculture que d’une véritable analyse. En formation, lorsqu’il demande à ceux qui se disent « antisionistes » de définir le concept, ils ont généralement du mal. L’éventail est large, allant de « je suis critique de la politique israélienne » (Jonas Pardo met tout le monde à l’aise en répondant « oui, moi aussi ») à « je suis contre l’existence de l’Etat israélien » (il s’agit alors de montrer en quoi vouloir la disparition de ce pays relève aujourd’hui de plus en plus du racisme antijuif).


 

Israël a une place importante dans sa vie. Enfant, il y allait deux fois par an. Jeune homme, il y est retourné souvent. Seul, avec les scouts, avec les copains. Puis, après avoir enterré son oncle à Haïfa, en 2012, il a cessé d’y aller. En 2022, il y retourne avec sa fille et la mère de sa fille. Sur place, il déborde de sentiments contradictoires. Il est « émerveillé, en colère, triste, joyeux ». Tout se mélange : les checkpoints, le bonheur de revoir Jérusalem, les barbelés, les petits jeunes en uniforme qui contrôlent d’autres petits jeunes, les mille mondes qui se côtoient sans se mêler à Tel-Aviv.

« C’est fascinant, passionnant, mais ça fait peur, ça fait pitié, ça met en colère. » D’Israël aujourd’hui, il ne sait pas trop quoi dire, sinon qu’il se sent paumé. « La seule chose qu’on puisse faire, dit-il, c’est soutenir les gauches israéliennes et palestiniennes qui n’ont aucune voix et dont les gauches françaises se fichent. »

 

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