JustPaste.it
www.lemonde.fr

 

Contre les SUV en ville, la contestation enfle

Pascale Krémer
21 - 27 minutes

Reportage photo montrant des SUV dans les rues du 8ème et 16ème arrondissement de Paris réalisé le 14 et 15 février 2023. LEONARDO SCOTTI POUR « LE MONDE »
Publié le 25 février 2023 à 06h00, modifié le 25 février 2023 à 13h58

Article réservé aux abonnés

EnquêteEn ville, la voiture préférée des Français, imposante, polluante, est devenue l’emblème du mal. Résultat, des petits groupes d’activistes dégonflent ses pneus la nuit ; des municipalités envisagent de renchérir son coût de stationnement.

Elle n’attire pas le regard, cette petite troupe joviale qui arpente, à la nuit glaciale tombée, les rues du 9e arrondissement parisien. On la dirait sortie d’un dîner de copines. Tout en sang-froid et en dextérité, les quatre jeunes femmes dégonflent pourtant, sur leur passage, les pneus des SUV stationnés. En deux heures, près d’une trentaine de gros véhicules « désarmés », selon la rhétorique de ces vingtenaires, qui opèrent dans la capitale au moins deux fois par semaine.

Repérer une rue sombre, sans piéton ni fumeur au balcon. Un véhicule utilitaire sportif (SUV), 4 × 4 ou pick-up, dépourvu de tout macaron signalant un handicap ou une profession médicale – le siège enfant, lui, suscite le débat. S’agenouiller près de la roue, feignant de nouer un lacet, deux comparses faisant écran de leur corps, tandis qu’une quatrième guette en bout de rue l’éventuelle patrouille de police. Dévisser le capuchon de la valve du pneu, y introduire deux lentilles vertes (les corail s’écrasent) qui font pression une fois le capuchon revissé à moitié, attendre le pschiiiiiiiiit de l’air qui s’échappe… En quelques minutes, le mauvais tour est joué à qui grimpera au volant le lendemain matin.

Un prospectus est glissé sous les essuie-glaces, pour éviter l’accident. « Nous avons dégonflé un pneu de ce véhicule qui représente une atteinte à l’environnement. Nous regrettons de devoir en arriver à des actions touchant les particuliers. Mais pour tenter de protéger notre avenir et celui de nos enfants, nous n’avons plus d’autre choix que la résistance civile. » Plus d’autre choix que les légumineuses et la colère pour Framboise, Mélisse, Malau, Léa – autant de pseudonymes –, qui partagent un haut niveau d’études (deux doctorantes en biologie, une agrégée de physique-chimie, une experte en finances) et une vaine pratique des pétitions, manifestations, actions associatives variées.

Sabotage temporaire

« Dix ans que je milite et c’est de pire en pire, pose Framboise, regard déterminé sous lunettes rectangulaires. Dans ma famille, tout le monde s’est mis aux SUV, par exemple, alors que, clairement, personne n’a besoin de ces tanks, même à la campagne. Il faut passer à la vitesse supérieure. En Suède, l’effet dissuasif des dégonflages sur les achats a été documenté. » Pouce et index noircis par les valves, Malau, une des deux thésardes, met désormais les mains dans le cambouis : « C’est la responsabilité des scientifiques de s’impliquer, les rapports ne suffisent pas. Là, je fais quelque chose qui questionnera, qui impactera des décisions. Il n’y a pas de dégradation permanente, ce n’est pas radical, pas dangereux légalement, on ne risque qu’une amende pour dégradation mineure de bien d’autrui. » Deux dégonfleurs parisiens, convoqués mi-février au commissariat de Sèvres (Hauts-de-Seine), se sont toutefois vus rappeler que l’amende maximale peut grimper à 30 000 euros.

« Le SUV est devenu le symbole de la pollution. Il déplaît à une minorité d’illuminés urbains démagos qui veulent se contenter du vélo » – Pierre Chasseray, délégué général de l’association 40 millions d’automobilistes

Malau risque surtout une altercation – qui ne s’est encore jamais produite – avec le ou la propriétaire du « symbole d’émissions inutiles, effet de mode pour les riches », au dire de sa collègue de laboratoire universitaire Mélisse, dont une mèche blonde s’échappe du bonnet. Mélisse qui a dépassé le stade de l’écoanxiété (« Je suis écoenragée ! ») et balaye d’un revers de phrase le risque contre-productif du sabotage temporaire : « Plus les gens sont énervés, plus ils postent sur les réseaux, plus la crainte se diffuse. » La colère, aussi, à parcourir les commentaires haineux, jusqu’à l’appel au meurtre, laissés par les automobilistes sous les tweets des deux groupes de dégonfleurs de pneus parisiens. Cette cinquantaine d’activistes s’inspire des Tyre Extinguishers, collectif international né en Angleterre, qui recense à Paris « la plus forte concentration de dégonfleurs de toutes les villes européennes », auxquels s’ajoutent « au moins vingt autres groupes opérant dans toute la France ».

Une compétition se joue entre villes européennes, pour gonfler les scores de dégonflages : 600 SUV immobilisés dans neuf pays le 7 septembre 2022, 900 le 29 novembre… Depuis que, en 2019, les écologistes allemands ont perturbé le Salon de l’automobile de Francfort, puis bloqué une cargaison de SUV dans le port de Bremerhaven, la contestation s’amplifie contre ces voitures aux allures de 4 × 4, plus hautes, larges, longues, lourdes et puissantes que le commun de l’automobile. Entre les années 1960 et aujourd’hui, l’auto moyenne a gagné 25 centimètres en largeur, 10 centimètres en hauteur et 400 kilos (passant de 800 kilos à 1,2 tonne), jauge-t-on grâce à la revue L’Argus.

Régulièrement, à Paris ou à Nantes, les affiches publicitaires parodiques de l’association Résistance à l’agression publicitaire (« Toyota Land Crusher, écrasez la vie ») recouvrent celles des constructeurs. Sur Twitter, sous le hashtag #antisuv, se joue une autre guerre des images : photos de SUV ou de pick-up encastrés dans le mobilier urbain, d’enfants invisibles devant les hauts capots, de quasi-chars d’assaut (comme le Rezvani Vengeance californien), de véhicules d’hier et d’aujourd’hui superposés, pour comparaison édifiante… En août 2022, les critiques se déchaînent contre l’animateur télé Cyril Hanouna, conduisant à Monaco le monstrueux 4 × 4 Mercedes classe G Brabus. Le mois suivant, c’est au tour de l’« insoumis » Jean-Luc Mélenchon d’être stigmatisé, pour l’enchaînement malheureux d’un discours sur l’écologie avec un trajet en SUV Jeep Compass.

Nocivité environnementale

Ce vent mauvais, les propriétaires de gros SUV le sentent monter, à en croire Yves Carra, porte-parole de l’Automobile Club Association : « Ils s’inquiètent de plus en plus, ces derniers temps. S’ils se garent dans un quartier populaire, ils savent qu’ils ont de grandes chances de retrouver leur voiture rayée ou dégradée. Ces SUV attirent l’œil et les jalousies. » Mêmes « craintes de vandalisme » rapportées par Pierre Chasseray, délégué général de l’association 40 millions d’automobilistes : « Le SUV est devenu le symbole de la pollution. Il déplaît à une minorité d’illuminés urbains démagos qui veulent se contenter du vélo. »

Pourquoi tant de haine, contre les similis tout-terrain urbains ? Parce que leur nombre croît aussi vite que les signaux d’alarme sur leur nocivité environnementale. Depuis une bonne décennie, la patrie mère des 2 CV, 4L, Twingo et autres petites voitures n’est plus épargnée par l’épidémie mondiale d’« autobésité », un terme du consultant en environnement Laurent Castaignède, auteur d’Airvore ou le mythe des transports propres (Ecosociété, 2022). Sous influence américaine, la « SUVisation » du parc automobile français approche la moitié des ventes de voitures neuves (45 % en 2022, selon AAA Data), contre 9 % en 2011.

Croisé tandis qu’il manœuvre son Audi Q5 diesel aux Lilas (Seine-Saint-Denis), Jérôme, consultant en transformation numérique, défend, sans s’emballer, l’imposant engin haut sur pattes : « J’ai trois enfants, besoin d’espace. La semaine, je roule à scooter parce qu’en SUV je galère pour circuler, et pour me garer, même dans mon parking. Mais je m’en sers pour faire la route le week-end, aux vacances, pour éviter les billets de train pour cinq. Et je le trouve joli, moderne. La berline ou le break, ça fait voiture à papa, je m’y sens trop bas. » Et le quinquagénaire d’ajouter, après pause introspective : « Aussi, il y a ce qu’une bagnole grosse, puissante, véhicule inconsciemment. Les attributs de masculinité… »

« Le SUV répond aux besoins des gens qui ont une famille, c’est l’évidence ! Sinon, pourquoi ils achèteraient un truc ingarable et qui coûte plus cher ? », s’agace Pierre Chasseray. Qui précise : « Ce qui se vend en France, ce sont des petits et moyens SUV, qui ont remplacé les monospaces, pas les Porsche Cayenne, pas les SUV de luxe. Les écolos mettent tout dans le même panier ! » Espace dans l’habitacle et le coffre, modularité, facilité d’accès et d’installation du siège bébé, sentiment de sécurité conféré par la position surélevée, et côté flottes des entreprises, garantie statutaire pour cadres supérieurs… Les SUV brillent de mille vertus aux yeux de leurs possesseurs, dont 1,8 milliard d’euros de publicité annuelle (uniquement consacrée à ce type de carrosserie en 2019, selon le WWF France) forgent l’imaginaire automobile.

« Les SUV vont à l’encontre de l’adaptation de la ville au dérèglement climatique. Leur acceptabilité diminue, je le vois, ils semblent aberrants dans une ville comme Paris ! » – David Belliard, adjoint (écologiste) chargé des transports et de la voirie à la Mairie de Paris

« Cercle vicieux enclenché », commente Mathieu Chassignet, ingénieur spécialiste des mobilités : « Le matraquage publicitaire impose ce véhicule comme la norme, les constructeurs délaissent les modèles plus petits, moins rentables, et celui qui s’insère dans la circulation entouré de SUV se sent en danger. Alors il fait le choix de tout le monde, participant à la course à l’armement. » Au volant d’une Mini, tête à mi-portière du voisin de file… L’angoisse ! « C’est l’escalade des gabarits, confirme Laurent Castaignède, jadis ingénieur chez Renault. Qui change sa Renault Clio achète dans la même marque un petit SUV Captur, pensant à raison que, s’il ne grossit pas, sa sécurité diminue. Et la course au gigantisme a de la marge réglementaire, puisque le permis B va jusqu’à 3,5 tonnes ! »

Les alertes ne manquent pas, pourtant. Entre mastodontes motorisés et habitabilité de la planète, il faudra choisir. Voilà qui fut acté, en octobre 2019, par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), désignant les SUV comme deuxième source de croissance des émissions de CO₂ dans le monde entre 2010 et 2018, après le secteur de l’énergie. Et confirmé la même année par France Stratégie, institution chargée d’éclairer les choix collectifs : « La masse et la puissance des voitures neuves ont augmenté de 66 % et 147 % entre 1980 et 2018, surcompensant la baisse des émissions gagnée par optimisation du rendement des moteurs. Premier responsable de cette tendance, l’engouement pour les SUV. »

En juin 2020, la convention citoyenne pour le climat enfonçait le clou dans les gros pneus, suggérant de taxer les véhicules de plus de 1,4 tonne (malus adopté en janvier 2022 par le gouvernement, quoique rehaussé à 1,8 tonne). Sur ce clou venait encore taper le WWF, quatre mois plus tard, dénonçant le « fardeau climatique des SUV », qui émettent en moyenne 20 % de gaz à effet de serre de plus qu’une voiture de taille moyenne de la même année. Et concluant : « La progression des ventes de SUV est incompatible avec la réalisation des objectifs climatiques de la France pour 2030. » L’électrification du parc ? Elle ne changera pas la donne, selon l’organisation protectrice de la nature, « si nos voitures continuent dans le même temps de gagner en volume, en poids et en puissance ». Le coup de canif fatal au pneumatique fut donné par l’Agence de la transition écologique (Ademe), en octobre 2022 : puisque « l’impact carbone d’un véhicule électrique augmente quasiment proportionnellement à son poids », il faut impérativement choisir « le modèle de véhicule le plus petit et léger possible ».

Les contradictions d’une époque

Incarnation métallique du mal écologique pour les uns (qui l’ont rebaptisé socially unacceptable vehicule, « véhicule socialement inacceptable »), emblème d’une liberté et d’un confort injustement attaqués pour d’autres, le SUV dit en trois lettres toutes les contradictions d’une époque prônant mollement la sobriété. Toutes ses crispations, aussi. Car en ville, où ils sont massivement achetés (en tête, Paris et les Hauts-de-Seine, avec 53 % des ventes pour les SUV), ces engins charriant souvent une seule personne polluent, encombrent et endommagent tant, désormais, que monte une sourde contestation. Dans le réseau France urbaine, qui regroupe les métropoles françaises, ces « véhicules qui émettent plus, mobilisent plus d’espace public, génèrent des coûts pour la collectivité » sont devenus sujets de discussion, depuis peu.

« Là, je marche dans le 19e arrondissement, je vois tous ces SUV qui empiètent sur le trottoir ou sur la chaussée, commente au smartphone David Belliard, adjoint (écologiste) chargé des transports et de la voirie à la Mairie de Paris. Pour un usage non collectif, ils gaspillent un espace de plus en plus précieux, parce qu’il faut faire de la place aux piétons, aux vélos, à la nature. Les SUV vont à l’encontre de l’adaptation de la ville au dérèglement climatique. Leur acceptabilité diminue, je le vois, ils semblent aberrants dans une ville comme Paris ! » D’où le vigoureux appel lancé, avec soixante autres élus écologistes d’Ile-de-France, le 10 février, dans Le Monde : les SUV, en particulier ceux frôlant les 2 tonnes à vide, doivent contribuer au financement des transports en commun.

A Lyon, Valentin Lungenstrass, adjoint (EELV) à la mobilité et aux espaces publics, observe « leur emprise sur l’espace public, leur impact sur la sécurité, sans compter la pollution de l’air locale ». « Les SUV, dit-il, débordent en longueur et en largeur des places de stationnement. Quand ils tournent et qu’il y a plus d’une voie, ils perçoivent mal leur environnement. Les enfants sont moins visibles, les cyclistes et les piétons se font des frayeurs dans les rues résidentielles. Et dans certains parkings à étages un peu étroits, ils ont des problèmes de rotation dans les parties hélicoïdales… »

Bâtis aux normes pré-inflation automobile, les parkings contraignent les SUV à occuper deux places, ou transforment en gymkhana la sortie du véhicule glissé au chausse-pied entre deux murets. Plus grave, ils menacent de s’effondrer, comme s’en alarmait, fin décembre 2022, l’Association britannique des parkings : les édifices à étages conçus pour les autos des années 1970 supportent aujourd’hui des SUV électriques deux fois plus lourds. Guère plus sereine, la Fédération française des métiers du stationnement admet avoir « lancé des études auprès d’architectes et de spécialistes structure ». Le parking de la rue du Grenier-Saint-Lazare, au centre de Paris, a dû fermer, monte-charge bloqué par les mastodontes.

Même à l’air libre, cela coince, côté stationnement. Pour Frédéric Héran, économiste des transports, urbaniste et maître de conférences à l’université de Lille, « les SUV envahissent l’espace public, parce que les garages privés des années 1960-1970 sont devenus trop petits, ils sont transformés pour d’autres fonctions ». Faute d’entrer dans les box individuels, ils se retrouvent à cheval sur les trottoirs, semant la zizanie dans les quartiers pavillonnaires. Aux amendes municipales pour stationnement gênant répondent les pétitions de détenteurs de SUV, auxquelles font inévitablement suite les récriminations d’usagers des trottoirs squattés.

Le stationnement, une question de poids

La cohabitation avec les mobilités douces se durcit dans les rues. Frédéric Héran se souvient qu’« autrefois piétons et cyclistes voyaient au-dessus des voitures ». « Avec les SUV, leur horizon se rétrécit, ils anticipent moins bien les dangers. A Lille, la moitié des rues font 10 mètres de large, les vélos en contresens ont du mal à croiser des véhicules de plus en plus imposants. » Biclous frôlés, coincés contre les voitures garées, poussés à se réfugier sur le trottoir… Nantaise, la vice-présidente de la Fédération des usagers de la bicyclette, Annie-Claude Thiolat, « redouble de vigilance depuis quelque temps » avec « ces SUV qui ne mesurent pas leur encombrement, et cette notion d’angles morts latéraux qui n’est pas travaillée ». Certaines rues à double sens, quoique étroites, de Bordeaux, ne permettent pas à deux SUV de se croiser sans obliger l’un des deux à grimper sur le trottoir. « Les piétons s’écartent ou meurent », résume Laurent Castaignède, qui y réside.

« Cycliste depuis soixante-cinq ans », comme il se présente fièrement, et défenseur des piétons de Rambouillet (Yvelines), Claude Lievens, 75 ans, s’indigne de cette « pression automobile », de la « sensation de danger qui s’accroît ». « Les parents répugnent à laisser leurs enfants se rendre à l’école à vélo à côté de ces monstres. Certains trottoirs rétrécissent, les potelets sont reculés de 20 centimètres pour que les SUV n’accrochent pas leurs rétroviseurs. Je ne peux plus marcher aux côtés de mon épouse handicapée ! Sans compter la dégradation accélérée de la bande de trottoir que les énormes pneus endommagent ! »

Aux Etats-Unis, des places XXL sont dessinées dans les parkings de zones commerciales. En Europe, l’on hésite encore : s’adapter ? Ou dissuader, voire interdire ? La taille des stationnements et les files de voirie s’élargissent, en Suisse. Du côté de Bruxelles, des rues devenues trop étroites passent en sens unique, des stationnements sont sacrifiés. Les Londoniens raillent les Chelsea tractors, « tracteurs » conduits le matin par les parents dans les quartiers chics. Les Allemands, eux, sont encore sous le coup de cet accident, en 2019 : une Porsche Macan avait tué quatre personnes, dont un enfant, dans une sortie de route à Berlin. Certaines villes, comme Tübingen, renchérissent le prix du parking en fonction du poids du véhicule.

Paris explore cette dernière piste, confie l’adjoint au maire David Belliard, qui « étudie toutes les possibilités juridiques pour faire payer plus fortement le stationnement en fonction du poids ». La mairie de Lyon cherche aussi à « envoyer des signaux aux particuliers pour qu’ils choisissent des véhicules plus sobres, si la voiture est nécessaire ». Annonces à venir « avant l’été » sur ce dossier, d’autant plus sensible qu’entrent en vigueur les zones à faibles émissions (ZFE), dans onze agglomérations. « Un risque de rébellion contre les voitures des riches » est identifié par le député (socialiste) de Seine-Maritime Gérard Leseul, qui a mené une mission sur les ZFE avec un collègue centriste.

D’urgence, demande-t-il, réviser la vignette Crit’Air, fondée sur l’âge du véhicule et le carburant, pour y intégrer poids et consommation. Et abaisser le malus fixé à 1,8 tonne, qui exonère la quasi-totalité des SUV. « La révolte » se profile, craint aussi Etienne Chaufour, directeur mobilités du réseau France urbaine : « Quand on devra mettre au rebut sa Clio un peu ancienne et qu’on verra passer un SUV de luxe tout neuf, on pensera qu’avec de l’argent tout est possible. » Les lentilles ne sont pas loin.

Deux idées fausses sur les SUV

Les SUV sont plus sûrs

Volontiers mis en avant par les constructeurs, l’argument sécuritaire semble indiscutable au vu des pare-chocs, du poids, de la hauteur de châssis du véhicule et de ses équipements électroniques embarqués. Reste que, au crash test, les SUV font jeu égal avec certaines berlines. Et qu’un conducteur de SUV a 10 % de risques de collision supplémentaires par rapport à celui d’une voiture standard, selon les statistiques de l’assureur Axa, en Suisse (août 2020). Cette suraccidentalité grimpe même à 27 % pour les SUV au-delà de 2 tonnes. Elle s’accompagne de blessures plus graves pour les usagers de la route moins protégés – piétons, cyclistes, véhicules moins lourds.

« Des études américaines montrent que ces véhicules participent notablement à la mortalité des piétons, rapportait la Ligue française contre la violence routière, dans sa revue Pondération, en janvier 2021. La probabilité qu’a le piéton de mourir double s’il est heurté par un SUV, par rapport à un véhicule de tourisme ordinaire. » Elle est même multipliée par huit pour un enfant, selon une étude du Journal of Safety Research américain, en septembre 2022. Pour la Ligue contre la violence routière, la conduite d’un SUV procure par ailleurs un sentiment de sécurité qui peut se révéler néfaste pour le conducteur « en amoindrissant sa vigilance, en augmentant pernicieusement sa confiance en lui, voire en favorisant les conduites risquées ».

Les SUV électriques ne polluent pas

Les voitures électriques, qui comptent pour 13 % des ventes aujourd’hui, n’ont rien d’une mobilité décarbonée. S’ils n’émettent pas de dioxyde de carbone en roulant, leurs pneus et freins émettent des particules d’abrasion en quantité d’autant plus importante que le véhicule est lourd. Il faut aussi « tenir compte de l’impact environnemental sur l’ensemble du cycle de vie du véhicule », rappelait France Stratégie, dans une note de juin 2019 : étant donné la quantité de matériaux utilisés (y compris des métaux rares) et l’énergie nécessaire à la fabrication des batteries électriques, « un gros SUV électrique peut émettre plus de CO2 sur son cycle de vie qu’une petite essence ». Le WWF France estimait même, en octobre 2020, qu’« un SUV électrique imposant a une empreinte carbone deux fois plus importante qu’une petite citadine thermique ».

Voilà pourquoi le véhicule électrique n’a d’intérêt que si sa taille est très raisonnable, tranche l’Ademe. Vincent Cobée, le patron de Citroën, a lui-même admis, en janvier, dans une interview à Auto Express, que le SUV est incompatible avec la motorisation électrique : sa piètre aérodynamique et son poids pénalisent l’autonomie et obligent à installer de plus grosses batteries. Quant aux SUV hybrides rechargeables, encore plus lourds que leurs équivalents purement électriques, leur bilan énergétique est extrêmement mauvais s’ils ne sont pas rechargés entre chaque déplacement. Les SUV électriques et hybrides rechargeables sont pourtant exemptés de malus lié au poids.