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Emmanuel Blanchard : « La France a une histoire longue de racialisation de l’emprise policière »

Dans un entretien au « Monde », le politiste estime qu’il faut prendre en compte l’histoire coloniale afin de comprendre pourquoi le nombre de personnes tuées par des policiers est plus élevé en France que dans d’autres pays européens.

Propos recueillis par Anne Chemin

 

Directeur adjoint de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, Emmanuel Blanchard est maître de conférences en science politique de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales. Il est l’auteur de La Police parisienne et les Algériens, 1944-1962 (Nouveau Monde, 2011) et d’une Histoire de l’immigration algérienne en France (La Découverte, 2018).

La loi de 2017 a desserré les contraintes qui pesaient sur les policiers lors de l’usage de leurs armes. A-t-elle, selon vous, encouragé des dérives ?

Depuis 2017, les sociologues et les journalistes ont documenté une hausse importante des tirs mortels liés à des refus d’obtempérer. Cet assouplissement des conditions d’usage des armes n’a pas conduit à une augmentation aléatoire des tirs : ils se concentrent sur les populations les plus contrôlées, en particulier les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes. L’emploi de l’arme à feu s’inscrit alors dans un continuum de violences qui visent une petite partie de la population. Le législateur aurait dû anticiper les biais ethno-raciaux d’un tel durcissement sécuritaire : cela fait maintenant plus de quarante ans que les crimes racistes et les violences policières sont dénoncés comme générateur d’une citoyenneté de seconde zone par des descendants d’immigrés particulièrement mobilisés sur ces questions.

 

S’agit-il, selon vous, d’un héritage de l’histoire coloniale de la France ?

La France a une histoire longue de racialisation de l’emprise policière. Si l’on ne prend pas en compte l’histoire coloniale, on ne comprend pas pourquoi le nombre de personnes trouvant la mort dans des interactions avec des policiers est, en France, beaucoup plus élevé – de deux à cinq fois – que dans des pays européens comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni. La France a été une capitale impériale dont les indigènes étaient aussi des nationaux qui venaient par centaines de milliers chercher de l’emploi en métropole, où ils étaient largement considérés comme indésirables, en particulier dans le cas de l’immigration algérienne.

 

C’est dans cette histoire que s’est construit un répertoire policier (contrôles d’identité, fouilles corporelles…) et des illégalismes violents (bavures, ratonnades…) qui n’ont pas cessé avec les indépendances des années 1960. La sortie de la guerre d’Algérie ne s’est pas faite en un jour : est profondément ancré dans les représentations d’une partie des autorités et de la population française qu’une part des habitants de ce pays, qu’ils soient ou non de nationalité française, n’y ont pas une véritable place. Leur présence apparaît illégitime dès lors que les indépendances ont été arrachées. Cette illégitimité politico-sociale se traduit par des contrôles policiers rugueux pouvant aller jusqu’à l’acceptation, y compris judiciaire, de violences afflictives, voire létales.

 

Vous comparez le choc moral provoqué par la mort de Nahel M. à celui qui a suivi le passage à tabac par des policiers de Rodney King, en 1991, à Los Angeles. Quels sont les points communs entre ces deux affaires ?

Il y a bien sûr des différences : Rodney King a survécu à son passage à tabac et les émeutes de Los Angeles ont commencé après l’acquittement de trois des quatre policiers. Mais le « choc moral » provoqué par la diffusion d’images, habituellement inaccessibles, de violences extrêmes les rapproche. En 1991, il était encore très rare que le profilage racial et les abus policiers qui fondent la communauté d’expérience de nombreux Afro-Américains fassent l’objet d’images diffusées en boucle à la télévision.

Avec le cas de Nahel M., c’est la première fois, en France, qu’un homicide policier, dont les images et la bande-son suggèrent qu’il a été précédé par des menaces de mort, est instantanément diffusé sur les réseaux sociaux, alors même que les forces de police s’emploient à imposer le récit habituel de la légitime défense. Des habitants des quartiers populaires au sommet de l’Etat, chacun a compris, au moment même où ces images étaient diffusées, que la mécanique de l’émeute pouvait s’enclencher.

 

Elle était d’autant plus prévisible que d’autres formes de dénonciation des violences policières n’avaient pas été entendues, voire avaient été délégitimées par les autorités : la manifestation, en juin 2020, devant le palais de justice de Paris, à l’initiative du comité Adama et en lien avec le mouvement international Black Lives Matter, a ainsi fait date dans l’histoire de l’antiracisme en France – mais comme la plupart des mobilisations sociales de ces dernières années, elle a reçu une fin de non-recevoir et elle n’a pas eu de débouchés institutionnels ou législatifs.

 

Le policier qui a tué Nahel M. a fait de fausses déclarations pendant sa garde à vue. Comment expliquer ce comportement de la part d’un fonctionnaire de l’Etat ?

Le nombre d’affaires dans lesquelles des vidéos amateurs sapent, non seulement le récit policier, mais des procédures entières qui, y compris devant les tribunaux, apparaissent comme des faux en écriture, est inquiétant. Le rapport au droit des forces de l’ordre est, de longue date, ambivalent et essentiellement instrumental, mais il semble s’être encore relâché ces dernières années.

La position de force occupée par des syndicats de police dont les argumentaires empruntent de plus en plus au registre de l’extrême droite joue sans doute un rôle – d’autant que le pouvoir exécutif, particulièrement affaibli, s’appuie depuis des années sur la contention, voire la répression, des mouvements sociaux (« gilets jaunes », écologistes, syndicats…) pour imposer un agenda politique n’ayant pas de soutien populaire, ni même de véritable majorité législative. Dans ces conditions, les forces de police deviennent une institution politique centrale à ne pas mécontenter. D’où la ligne de crête sur laquelle s’avance l’exécutif qui, plus que jamais, apparaît en débiteur de syndicats de police qui n’hésitent pas à le lui faire savoir de la manière la plus virulente.