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L’écologie, ce nouveau clivage politique que le Rassemblement national compte exploiter

Le parti d’extrême droite met à jour sa doctrine environnementale, mélange d’agrarisme et de technosolutionnisme. Avec une idée fixe : s’opposer à toute mesure contraignante face au changement climatique et y gagner des parts électorales.

Par Clément Guillou

D’un handicap politique – la question environnementale –, le Rassemblement national (RN) peut-il faire un atout électoral ? La formation d’extrême droite le pense. Elle voit dans l’écologie et les inévitables mesures d’adaptation au réchauffement climatique un clivage majeur des années à venir et un sujet de division nationale à exploiter, comme elle l’a fait avec succès pour l’immigration.

En affinant sa doctrine environnementale, le RN cherche, comme le formule un cadre du groupe parlementaire associé aux réflexions, à « réveiller la fracture » entre les urbains et le monde rural et périurbain, qui constitue le gros de son électorat.

 

Jusqu’à présent, le « localisme », concept inspiré de l’extrême droite identitaire érigeant la frontière en dogme, faisait figure d’élément de langage quasi unique pour le RN. Le terme devrait à présent passer au second plan derrière une« écologie du bon sens », que le parti opposera à la présumée écologie punitive. « L’idéologie [des écologistes], c’est la lutte contre l’humain » , avançait Marine Le Pen le 1er mai, prétendant à une « écologie beaucoup plus efficace et plus respectueuse des équilibres entre l’activité humaine et la nature ».

La traduction concrète de cette formule est la suivante : le RN entend s’opposer à tout ce qui menace de perturber les modes de vie et de consommation des Français et qui est décidé, à Paris ou à Bruxelles, au nom de l’atténuation des émissions de gaz à effet de serre et de l’adaptation au réchauffement climatique. Sur ce modèle, le parti populiste et agrarien BBB (Mouvement agriculteur-citoyen) caracole en tête des sondages en vue des élections législatives aux Pays-Bas, en novembre. Même mouvement en Espagne, où l’extrême droite de Vox brigue en priorité le portefeuille de l’agriculture dans les gouvernements régionaux.

 

Depuis avril, sous la houlette d’Andréa Kotarac, conseiller de Marine Le Pen à l’Assemblée nationale et cofondateur du microparti Les Localistes, une dizaine de personnes travaillent à produire, d’ici à la rentrée, un livret synthéthisant ses propositions en la matière. Ce groupe de hauts fonctionnaires ou d’ingénieurs – mais nul expert du climat – agrège également quelques élus du RN, dans des exécutifs locaux ou au Parlement européen, et de jeunes militants. L’objectif est double, explique M. Kotarac, disant travailler sur la mobilité, l’énergie, la biodiversité, l’agriculture : « On cherche une cohérence générale car l’environnement recoupe tout. On avait de grandes idées, on a maintenant besoin de les traduire concrètement en propositions de loi, en chiffres. L’autre objectif est de proposer une nouvelle lecture des rapports de force sur l’écologie. Il faut que l’on explique pourquoi Sandrine Rousseau [députée écologiste de Paris] n’est pas notre amie. »

Le réchauffement climatique reconnu

Andréa Kotarac prend la relève du député européen Hervé Juvin, ancien « Monsieur Environnement » du RN, écarté depuis novembre 2022 après la révélation de sa condamnation pour violences conjugales. M. Juvin voit dans ce discours de facilitation des activités économiques « la mue d’un parti » à la conquête du pouvoir, soucieux de se rapprocher du monde économique. « La sensibilité du RN, dit-il, aux questions de santé et d’environnement est en train de s’émousser devant le discours disant qu’il faut produire plus, alimenté par deux réflexions : l’autonomie stratégique de la France, qui implique de ne pas embêter ceux qui produisent en grande quantité ; et la contradiction ressentie entre la transition écologique et la volonté de puissance. »

 

Cette nouvelle lecture repose sur deux idées-forces : d’une part, ressusciter l’agrarisme en opposant deux visions fantasmées de la ruralité et des citadins ; d’autre part, une posture technosolutionniste face au réchauffement climatique, en expliquant que la recherche résoudra le problème. Le projet mis à jour devrait mentionner les trajectoires carbone de la France et la façon dont le RN entend s’y conformer, sujet qui reste à trancher.

Enfin, soucieux d’afficher une crédibilité en la matière, le parti veut proscrire tout propos public remettant en cause la réalité du réchauffement climatique et son origine anthropique. Cela n’empêche pas les discours relativistes : « Le GIEC [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat] a toujours été très, très alarmiste, disait Marine Le Pen le 1er Mai. Quand vous êtes le nez dans cette inquiétude climatique, vous avez tendance à être un peu plus pessimiste. » Dans les faits, les prévisions du GIEC sont plutôt prudentes et pesées au trébuchet.

Le « vrai environnement »

Depuis le début de la législature, Marine Le Pen a identifié l’environnement comme un axe de progression pour le RN. Le parti veut articuler son discours sur le sujet avec celui sur la « démétropolisation », à savoir le redéveloppement des villes petites et moyennes. L’idée sous-jacente est d’opposer « le bon sens de la terre, du paysan, contre l’idéologie urbaine bobo », dit le cadre du groupe parlementaire citant, parmi les inspirateurs, l’ancien candidat à l’élection présidentielle Jean Lassalle ou le premier syndicat d’exploitants agricoles, la FNSEA.

Ce discours a le double avantage de flatter son électorat et de mordre sur celui de la droite traditionnelle, observe Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP : « Le parti du bon sens et du pragmatisme contre les “technos hors sol”, cela se décline bien en matière écologique. Cela parle aux artisans, aux agriculteurs, aux petits chefs d’entreprise qui subissent de nouvelles normes et sont historiquement une chasse gardée de la droite. »

Dans les Pyrénées-Orientales, frappées de plein fouet par le réchauffement climatique et où le RN, derrière le maire de Perpignan, Louis Aliot, prend ses aises, ce discours s’affine progressivement. Agnès Langevine, élue écologiste d’opposition à la mairie de Perpignan, voit monter ce « signal faible », et s’alarme de l’efficacité de ce discours sur la population et les élus locaux : « La contrainte liée aux questions écologiques est le nouveau clivage sur lequel prospère le discours du RN : ils s’opposent à tout au nom de la défense de la ruralité et des questions sociales, liées à la mobilité et aux factures énergétiques. Ils savent où aller chercher la colère et la frustration, en martelant une pensée binaire alors même que les questions écologiques sont complexes et écosystémiques. »

 

L’agrarisme, un mouvement transnational de la ruralité né en Europe à la fin du XIXe siècle et récupéré par les élites foncières, est une inspiration assumée. Il correspond à la vision, affirmée par le RN, d’une partie de la France victime de la mondialisation et de l’Union européenne (UE) – quand bien même la FNSEA défend avec succès les intérêts des grands exploitants à Bruxelles. « Le mérite politique de l’agrarisme a toujours été de désigner un ennemi et un imaginaire positif : celui d’un pays dont les paysages ruraux sont immuables », analyse Pierre Cornu, historien de la ruralité à l’université Lyon-II et spécialiste de la question agraire.

Dans cette logique, un « faux environnement », celui de la bourgeoisie urbaine, s’oppose à un « vrai environnement » qu’incarnent des pratiques comme la chasse ou les vide-greniers. « C’est un agrarisme contaminé par le libertarisme, l’idée selon laquelle l’Etat lointain et Bruxelles n’ont plus le droit d’imposer des règles et que l’environnement est un cheval de Troie pour imposer une société normative et punitive, poursuit Pierre Cornu. Ce n’est pas neuf : au XIXsiècle, le corps des eaux et forêts était déjà perçu comme le bras armé de l’Etat, et la technocratie accusée de cibler les paysans. »

Thématiques identitaires

S’il ne s’accompagne d’aucun discours concret sur le plan technique ou agronomique et n’a que peu d’intérêt électoral immédiat, compte tenu du poids du vote rural, ce fantasme d’un refuge dans la France terrienne est une manière d’exploiter le désarroi face aux multiples crises, décrites comme venues des mondes urbains.

La mention des agriculteurs s’accompagne invariablement de mots les associant aux thématiques identitaires – « civilisationnel », « enracinement »… Cette forme de populisme s’illustre par exemple dans l’intervention, en mars 2022, d’Aurélia Beigneux, eurodéputée RN, au moment de rejeter le programme d’action de l’UE pour l’environnement : « Ceux qui écrivent ces règlements ne connaissent strictement rien à la réalité sociale et économique de notre continent. Leur idéologie verte est issue des congrès internationaux et des déjeuners-débats dans les capitales européennes, pas du dialogue avec les principaux concernés. »

Dès lors, la quasi-totalité des ambitions européennes sur les questions environnementales sont rejetées. Le RN revendique toutefois des initiatives sur les questions de santé publique, avec des demandes d’interdiction de divers additifs ou pesticides. Mais les ambitions de certains de ses eurodéputés se heurtent désormais au flirt naissant avec l’industrie agro-alimentaire. En 2021, dans sa revue, le groupe RN au Parlement européen alerte sur la disparition des abeilles, dénonce« l’arnaque des néonicotinoïdes » ou réclame des efforts en faveur de la restauration du bocage et des jachères.

Deux ans plus tard, son équivalent à l’Assemblée nationale dépose une proposition de loi réclamant la réautorisation de l’acétamipride pour l’industrie betteravière, rédigé en lien avec la FNSEA ; en 2020, les députés d’extrême droite votaient déjà en faveur de l’autorisation des néonicotinoïdes. Au Parlement européen, avec une partie des droites européennes, le RN a également bataillé en vain contre un texte crucial sur la « restauration de la nature » : il semblait correspondre aux anciens canons idéologiques du parti sur la biodiversité – Hervé Juvin a d’ailleurs voté pour –, mais le parti le trouvait trop contraignant pour « le monde paysan ».

« Gare à l’électorat jeune »

A l’Assemblée nationale, la lutte contre l’écologie punitive passe par le combat contre les zones à faibles émissions, décidées au nom de la santé publique, contre la refonte des diagnostics de performance énergétique, censées inciter à la rénovation thermique, ou contre le zéro artificialisation nette (ZAN), visant à défendre la biodiversité et les terres agricoles. Sur ce dernier sujet, le groupe parlementaire se divisait entre tenants d’une ligne identitaire, qui condamne la consommation de l’espace au nom de la croissance, et les défenseurs d’une ligne « pragmatique », soucieux de défendre les maires souhaitant construire les pavillons des Français et les projets économiques. Ces derniers l’ont emporté : l’extrême droite a défendu, comme les élus du parti Les Républicains, les amendements visant à réduire la portée du ZAN.

« Ce qui est attaqué par le ZAN, c’est le modèle de la France pavillonnaire qui veut être tranquille, la France de la voiture individuelle, c’est l’enracinement, assure le député du Gard Pierre Meurin, faisant le lien avec les obsessions identitaires de son camp. Les macronistes et les écologistes veulent une société liquide, où tout le monde ne vit que par la contrainte. Une société sans enracinement, sans permanence, sans identité : le nomadisme mondialo-libre-échangiste. »Là encore résonnent des échos du discours agrarien d’il y a un siècle, qui mobilisait le mythe de nations européennes enracinées menacées par des peuples nomades, sans attaches et les détenteurs du capital.

L’autre volet du discours lepéniste repose sur la conviction que les progrès technologiques permettront de résoudre les problèmes climatiques ou de s’y adapter ; un « technosolutionnisme » que l’Académie des technologies vient elle-même de rejeter.

Le RN, qui se rapproche en cela de la vision macroniste, y voit une manière de « refuser la décroissance ». Effet collatéral positif, il est « l’un des rares discours qui parle aux personnes âgées, un électorat faible [pour le RN] », souffle-t-on au parti. « Gare à l’électorat jeune, répond Hervé Juvin. Pour les moins de 30 ans, on ne peut pas faire l’impasse sur le changement des usages. Mais la fuite vers le technicisme est une tentation forte parce qu’elle permet d’éviter les débats clivants et la prise de décisions. »

Le RN, qui vise à porter l’effort de recherche privée et publique à 5 % du produit intérieur brut (il est aujourd’hui de 2,2 %, dans la moyenne européenne), compte ainsi sur des avancées considérables dans la recherche nucléaire – notamment pour son adaptation au manque d’eau – et sur « l’hydrogène vert » pour nourrir une croissance décarbonée. Deux paris risqués, estiment la plupart des scientifiques.

Marine Le Pen parle également de solutions techniques pour anticiper davantage les catastrophes météorologiques, les consommations d’eau ou d’énergie. Cette foi dans la science n’est toutefois pas valable partout : les voitures électriques et les éoliennes sont vouées aux gémonies par le camp lepéniste, au sein duquel subsistent de nombreuses voix relativisant le changement climatique ou critiquant les vaccins anti-Covid.