« Le dossier glyphosate illustre jusqu’à la caricature le conflit entre agences réglementaires et institutions scientifiques »
Chronique
Stéphane Foucart
L’interminable controverse sur les dangers du glyphosate, entre les agences réglementaires et les institutions scientifiques, nourrit le relativisme et la défiance, estime Stéphane Foucart, journaliste au « Monde », dans sa chronique.
Publié le 24 septembre 2023
Le scepticisme devant les dangers du réchauffement ou l’hésitation vaccinale face au Covid-19 le montrent sans ambiguïté : la défiance vis-à-vis des avis scientifiques collégiaux, transparents et fondés sur la littérature savante, comporte des risques importants pour la société. Il n’y a pas de meilleur carburant à cette défiance que les situations dans lesquelles des instances investies d’une autorité scientifique apparemment semblable répondent de manière opposée à la même question. Revenu dans l’actualité avec le projet de réautorisation présenté le 22 septembre aux Etats membres de l’Union européenne (UE), le dossier glyphosate illustre jusqu’à la caricature ce genre de conflit, dont l’étalage public est préjudiciable à l’image de la science.
Depuis plusieurs années, le désaccord entre agences réglementaires et institutions scientifiques sur la toxicité du glyphosate est total. Entre, d’un côté, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) et l’Agence européenne des produits chimiques (EChA), et de l’autre, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) et l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), les vues semblent irréconciliables. « Preuves fortes de génotoxicité » (CIRC), « probablement pas génotoxique » (EFSA, EChA), « cancérogène probable » (CIRC), « présomption moyenne d’un lien » avec les lymphomes non hodgkiniens (Inserm), « probablement pas cancérogène » (EFSA, EChA)… tout est à l’avenant.
Qui, dans l’opinion, suit d’assez près la controverse pour savoir que les données considérées par les uns et les autres ne sont pas les mêmes ? Qui sait que l’Inserm et le CIRC se basent sur la littérature scientifique – c’est-à-dire l’ensemble des études publiées après examen par les pairs (ou peer review) dans des revues savantes –, et que les agences réglementaires, considérant plus de 95 % de cette littérature comme non fiable ou non pertinente, fondent leur avis (conformément à la loi) sur les tests réglementaires fournis par les industriels ?
Le précédent du Bisphénol A
Ces subtilités échappent sans doute à la plus grande part de l’opinion. Seul surnage le bruit de fond délétère du dissensus, qui nourrit le relativisme et la défiance. Censée relever de l’exercice scientifique, l’expertise réglementaire joue en réalité, parfois, contre la science. « L’évaluation faite par ces agences européennes ne correspond à aucun canon scientifique, résume la toxicologue Laurence Huc, directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, dans un entretien à Mediapart. Pour la biologiste que je suis, ce processus est une truanderie. »
Les mots sont forts, mais il n’est pas nécessaire d’avoir un doctorat en épistémologie pour comprendre que la méthode à laquelle doivent se plier les agences de l’UE (et d’ailleurs) peut être source de déconvenues. C’est du reste ce qu’enseigne le proche passé. Sur un autre dossier, celui du bisphénol A (BPA), les éléments de la controverse étaient analogues ; son dénouement fut douloureux.
Dès le milieu des années 2000, plusieurs journaux relayaient les alertes de scientifiques sur ce plastifiant omniprésent. De fait, de nombreux travaux de recherche publiés depuis la fin des années 1990 indiquaient que le BPA était un perturbateur endocrinien, suspecté d’une variété d’effets sanitaires sur les humains à de très faibles doses d’exposition (cancers hormono-dépendants, troubles métaboliques ou du neurodéveloppement, baisse de la fertilité et de l’immunité, etc.).
La plus grande part des agences réglementaires n’étaient pas inquiètes : les tests fournis par les industriels étaient rassurants et les études indépendantes étaient considérées comme non fiables ou non pertinentes. Seule l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail eut le front de contrevenir à la doxa réglementaire. Contre l’avis de l’EFSA, elle donna à l’alerte, en France, un caractère officiel dès 2011.
Tant d’années perdues
Entre 2006 et 2014, la presse française (et singulièrement Le Monde) a publié plusieurs centaines d’articles sur le sujet, relayant les nombreux travaux de recherche menés sur cette substance. Tout ce temps, imperméable aux critiques de la communauté scientifique compétente, l’EFSA conserva inchangée la dose journalière tolérable de BPA, à 50 microgrammes par kilo et par jour (µg/kg/j) – censée prévenir tout risque. En 2015, ce seuil fut baissé à 4 µg/kg/j, sans que cela ne bouleverse l’estimation du risque pour la population, au niveau réel d’exposition. Comme aujourd’hui sur la question du glyphosate, les chercheurs engagés, les ONG et les journalistes étaient des complotistes antiscience, des marchands de peur, des militants, des khmers verts, etc.
La fin de l’histoire ? C’est l’EFSA elle-même qui l’a écrite. En décembre 2021, l’agence s’est résolue à considérer une étude académique pour calculer une nouvelle dose journalière tolérable de 0,04 nanogramme par kilo et par jour (ng/kg/j). Soit un seuil 1,25 million de fois plus faible que celui de 2014. Un tel écart, dans le calcul d’une valeur-seuil importante pour la santé publique, n’est pas anodin. C’est la différence qu’il y a entre une balade de 1 kilomètre et trois fois la distance Terre-Lune. Après discussions avec les parties prenantes, ce seuil a finalement été fixé, en avril, à 0,2 ng/kg/j. Conséquence : selon une note du 14 septembre de l’Agence européenne de l’environnement, l’écrasante majorité des Européens – et 100 % des Français – sont exposés à des niveaux de BPA au-delà du seuil de risque.
On peut bien sûr se réjouir que l’agence ait finalement évolué. On peut aussi s’interroger sur ce que peut être le fardeau sanitaire de tant d’années perdues. Et enfin se demander pourquoi aucune leçon ne semble en avoir été tirée par le législateur.
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