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En Russie, l’ampleur de la fraude lors du scrutin présidentiel commence à apparaître

Le soupçon de falsifications massives pèse sur le score record de 87 % obtenu par Vladimir Poutine. Selon des médias russes indépendants, le nombre de voix volées oscillerait entre 22 millions et 36 millions, sur un total de 76 millions d’électeurs.

Par Benoît Vitkine (Moscou, correspondant)

 

Retransmission en direct des bureaux de vote de toute la Russie sur un écran géant installé au siège de la commission électorale centrale à Moscou, le 15 mars 2024, premier jour de l’élection présidentielle.

  Retransmission en direct des bureaux de vote de toute la Russie sur un écran géant installé au siège de la commission électorale centrale à Moscou, le 15 mars 2024, premier jour de l’élection présidentielle. STRINGER / AFP

 

« Sultanat électoral. » Dans le jargon politique russe, le terme désigne les régions où les fraudes les plus grossières sont pratiquées sans souci de vraisemblance ou de discrétion et qui constituent un réservoir de voix quasiment inépuisable pour le Kremlin. Tatarstan, Kemerovo, Saratov, Caucase du Nord, Mordovie, Touva… dans tous ces territoires, la participation comme les scores attribués aux candidats du pouvoir, quel que soit le type de scrutin, dépassent systématiquement les 80 %, voire frôlent les 100 %.

 

La lecture des résultats détaillés de l’élection présidentielle du 17 mars, qui a vu Vladimir Poutine proclamé vainqueur avec 87,28 % des voix, tend à montrer que la Russie entière s’est transformée en un immense « sultanat électoral ». Sans même évoquer les conditions d’organisation du scrutin (opposants factices, médias sous contrôle, climat répressif, pans entiers de la population forcés à voter…) ou les résultats du vote électronique, boîte noire impossible à analyser, la fraude dans les bureaux de vote semble avoir atteint des niveaux inédits.

 

Le constat n’épargne aucune région, pas même Moscou, où les autorités s’astreignaient auparavant à une certaine discrétion. Un exemple : le quartier Danilovski, dans le sud de la capitale. L’endroit est connu pour son marché couvert aux prix exorbitants, sa population plutôt aisée et éduquée. Dans les bureaux de vote où des observateurs indépendants avaient réussi à se faire enregistrer, le score de Vladimir Poutine tourne autour de 60 %. Dans quatre bureaux où ils étaient absents, il atteint… 99 %.

La ville de Chebekino, 40 000 habitants, dans la région de Belgorod, fait mieux : dans l’un des bureaux de vote de cette localité régulièrement bombardée par les forces ukrainiennes, la participation atteint 100 %, pour un vote à 100 % en faveur de M. Poutine. A côté de ce résultat, même la Tchétchénie et ses 98,99 % accordés au président fait pâle figure.

Réécriture pure et simple

La fraude a été grandement facilitée, lors de ce scrutin présidentiel, par la réduction drastique du nombre d’observateurs indépendants. La Russie dispose dans ce domaine d’une riche tradition, avec des dizaines de milliers de volontaires, souvent bien formés, qui se faisaient jusqu’à ces dernières années enregistrer comme observateurs. Leur présence durant le vote et au moment du dépouillement compliquait la tâche des fraudeurs. Désormais, seuls les partis admis au scrutin et une poignée d’institutions peuvent accréditer des observateurs. L’accès aux caméras de surveillance placées dans les bureaux de vote a lui aussi été restreint.

 

Résultat : les vidéos de bourrages d’urnes ou de votes multiples, qui étaient encore légion lors du scrutin législatif de 2021, ont cette fois été rarissimes, et prises souvent presque par hasard, par des observateurs de bonne volonté armés de leur téléphone. C’est le cas, entre autres exemples, de cette responsable de bureau de vote de Krasnodar sortant de l’isoloir avec plusieurs bulletins à la main. L’auteur de la vidéo incriminante a été arrêté sur place et, plus tard, condamné à quatorze jours de prison et à une amende pour « offense aux représentants de l’Etat » et « affichage de symboles interdits ».

 

Difficile de savoir si de telles fraudes sont seulement plus difficiles à repérer ou tout simplement moins nécessaires. Car la tendance lourde de cette élection, en matière de falsifications, est la réécriture pure et simple des résultats après le dépouillement. Il s’agit parfois d’un « simple » transfert de voix d’un candidat à l’autre : dans le bureau de vote numéro 22 de Saint-Pétersbourg, cent voix comptées pour le « libéral » Vladislav Davankov sont attribuées à Vladimir Poutine dans les résultats publiés par la commission électorale ; à Moscou, le président d’un bureau de vote se sert dans les « trop nombreux » bulletins non valides pour gonfler le score du président sortant.

Ailleurs, c’est la participation qui est gonflée artificiellement pour pouvoir augmenter le score du président. Les fraudeurs appliquent parfois à la lettre les objectifs chiffrés qui leur sont fournis : dans certaines régions, comme Belgorod, Kemerovo ou Ivanovo, des dizaines de bureaux de vote affichaient vendredi, au premier jour du vote, des chiffres de participation identiques à la virgule près.

 

Dans le bureau numéro 201 de Moscou, grâce à un afflux de votants fictifs, le score de Vladimir Poutine est passé de 57 % à 86 % des voix entre le dépouillement et la publication des résultats. La même manœuvre est constatée – et prouvée – dans neuf bureaux de vote de Nijni Novgorod. Pour documenter de tels agissements, il faut que des observateurs courageux aient pu photographier le protocole signé par les membres du bureau de vote à l’issue du dépouillement, ce que la loi permet. Un observateur du bureau numéro 205 de Moscou a filmé sa quête éperdue des résultats. Dans la très contestataire région de Khabarovsk, la commission électorale régionale avait fait passer avant le scrutin un ordre écrit et illégal demandant de ne pas communiquer aux observateurs les résultats des dépouillements.

Affaiblir l’adversaire

La tâche numéro un des exécutants de la fraude (pour l’essentiel les enseignantes des écoles où sont installés les bureaux de vote) est d’abord de gonfler le score de Vladimir Poutine et de lui offrir le plébiscite attendu. Mais un soin particulier a aussi été apporté au fait d’affaiblir Vladislav Davankov, chef du parti des « Gens nouveaux ». Exemple dans le bureau de vote de la rue Bagration, à Smolensk, où il votait : en plus de majorer le résultat de M. Poutine (passé de 77,1 % à 98,3 % grâce à une participation artificiellement gonflée de 64,5 % à 95,3 %), les fraudeurs ont aussi pris la peine de réduire le nombre de voix recueillies par M. Davankov de 115 à 15. Des manipulations similaires ont été constatées ailleurs, y compris en faveur d’autres candidats, privant celui-ci d’une très probable deuxième place (officiellement, il a recueilli 3,85 % des voix, juste derrière le communiste Nikolaï Kharitonov, 4,31 %).

Les premières estimations du résultat de l’élection présidentielle, à la commission électorale centrale, à Moscou, le 17 mars 2024.

 Les premières estimations du résultat de l’élection présidentielle, à la commission électorale centrale, à Moscou, le 17 mars 2024. STRINGER / AFP

 

L’objectif est probablement qu’aucun autre candidat que M. Poutine n’émerge dans l’opinion, mais aussi de démentir l’existence de sentiments antiguerre dans la population. M. Davankov a beau être parfaitement loyal, et son parti une création du Kremlin, c’est sur lui que s’est reportée en grande partie la frange démocrate de l’électorat, privée de toute représentation politique. Pour bien appuyer ce message, le dirigeant russe a reçu Vladislav Davankov au lendemain du scrutin. Dans les extraits diffusés par la présidence, on l’entend souhaiter la « victoire » de la Russie en Ukraine et estimer que M. Poutine est « le seul » à pouvoir l’obtenir.

 

A l’échelle des quelque 94 000 bureaux de vote que compte la Russie, ces cas de fraudes documentées représentent une goutte d’eau, mais ils sont révélateurs des méthodes employées – auxquelles il faut ajouter les « mystères » du vote électronique ou le vote contraint. Lundi, le maire de Nijni Taguil, 350 000 habitants, disait ouvertement vouloir licencier les employés municipaux qui auraient boudé les urnes, sans préciser comment ceux-ci seraient identifiés.

Depuis dimanche, différents experts tentent d’évaluer plus précisément l’ampleur de la fraude. Ils se basent pour cela sur une méthode éprouvée au fil des scrutins, dite « méthode Chpilkine », du nom du statisticien qui l’a conçue. L’idée est simple : il s’agit d’identifier les bureaux de vote aux résultats « anormaux », c’est-à-dire ceux où la participation fait un bond significatif et inexpliqué, qui profite exclusivement au candidat du pouvoir.

Sur cette base, l’organisation d’observation électorale Golos, bannie de Russie avant le scrutin et dont le dirigeant est emprisonné, estime à 22 millions le nombre de voix indûment accordées à M. Poutine, sur un total de 76 millions. Soit, selon l’organisation, « la plus importante fraude de l’histoire des élections en Russie ». Le média en exil Novaïa Gazeta Europe arrive, lui, à un chiffre de 31,6 millions, en utilisant la même méthode.

La différence tient au choix des bureaux de vote de référence, ceux où l’on compte les suffrages de manière honnête, sans gonfler la participation. Or, note le média « indésirable » Meduza, le nombre de ces bureaux de vote « normaux » s’est réduit – auparavant majoritaires, ils sont désormais une minorité dans toutes les régions.

 

 

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