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David Crosby, une vie brûlée par les deux bouts

Le chanteur américain, célèbre pour son association avec Stephen Stills, Graham Nash et Neil Young, est mort à 81 ans des suites d’une « longue maladie ».

Par Bruno Lesprit

 

David Crosby, au Boston Garden, le 5 août 1974.

David Crosby, au Boston Garden, le 5 août 1974. RON POWNALL / GETTY IMAGES

 

 

Une voix tutoyant les anges et une vie brûlée par les deux bouts. Ce qui ne l’aura pas empêché d’atteindre l’âge canonique de 81 ans derrière son épaisse moustache de morse. Célèbre pour son association avec Stephen Stills, Graham Nash et Neil Young (CSNY), le chanteur américain David Crosby est mort des suites d’une « longue maladie », a annoncé son épouse, jeudi 19 janvier, sans préciser la date ni le lieu de son décès. Lui-même était le premier à s’étonner d’avoir échappé à la malédiction du « club des 27 », cette morbide confrérie réunissant Jimi Hendrix, Janis Joplin et Jim Morrison, tous disparus dans leur vingt-huitième année.


Sa mémoire a été aussitôt saluée par son camarade des années hippies, Nash, qui a distingué un homme qui « n’avait pas peur de la vie, ni de la musique », en rappelant toutefois que leur relation avait été « explosive ». Rencontré par Le Mondeen 2016 après la publication d’une autobiographie, le Britannique du quatuor n’avait alors pas mâché ses mots : « Je me demande comment “Croz” a pu faire de la musique aussi belle en étant aussi stupide. Je ne l’aime pas et pourtant, il a été mon meilleur ami pendant quarante-cinq ans. » Stills a, de son côté, rappelé leurs « disputes récurrentes », avant de s’incliner devant le « génie de sa sensibilité harmonique ». Neil Young, lui, se souviendra des « meilleurs moments ». C’est peu dire qu’il n’avait pas apprécié que le diplomate Crosby ait traité sa compagne, l’actrice Daryl Hannah, de « prédatrice toxique ».

 

On comprendra donc que l’existence du « supergroupe » Crosby, Stills & Nash (à l’occasion augmenté de Young), constellation d’ego tempétueux, ne fut pas de tout repos. En grande partie grâce à Crosby et à son don pour se fâcher avec ses proches. Avant CSN (Y), il fut membre d’un des groupes les plus créatifs et influents de la scène américaine, The Byrds, fusion révolutionnaire du verbe de Bob Dylan et de la beauté mélodique des Beatles. Qu’il aura d’ailleurs tenté de reformer en 2019. Las, le Byrd en chef, Roger McGuinn, ne prendra même pas la peine de lui répondre. Il fera seulement savoir qu’il en a assez que Crosby « se lamente d’être haï ». Ce qui n’était pas le cas selon McGuinn, mais ne signifiait pas pour autant que « qui que ce soit veuille travailler avec lui ».


Acte de naissance d’un courant, le folk rock

Né le 14 août 1941 à Los Angeles, ce roi de l’embrouille était le descendant de deux grandes familles néerlandaises établies à New York et sur la côte Est, et le fils d’un directeur de la photographie réputé à Hollywood. David Crosby est rapidement happé par la musique et tente de percer sur la scène folk new-yorkaise de Greenwich Village, en duo avec le chanteur Terry Callier. Celui-ci lui présente McGuinn en 1964. Les Byrds se constituent progressivement avec deux fortes personnalités au chant et à la guitare, McGuinn (et ses carillons de douze-cordes électriques) et Gene Clark, songwriter de premier ordre, rejoints par le batteur Michael Clarke, puis le bassiste Chris Hillman. Crosby peine dans un premier temps à trouver sa place, mais Gene Clark, en bon camarade, lui cède la guitare rythmique pour s’en tenir à l’harmonica et au tambourin.


L’alliance de trois voix (McGuinn, Clark et Crosby) fera le succès des Byrds. Le manageur du groupe, Jim Dickson, profite des liens qu’il a noués avec l’entourage de Bob Dylan pour lui faire enregistrer en janvier 1965 Mr. Tambourine Man, un premier single chez Columbia. C’est un coup de maître : cette version électrifiée et gorgée d’harmonies vocales, qui ravira l’auteur, est numéro un, une première pour une chanson de Dylan. Elle est surtout considérée comme l’acte de naissance d’un courant, le folk rock, qui va dominer le milieu des années 1960 pour ne jamais s’éteindre.

La contribution de Crosby aux Byrds évolue au fil des quatre albums auquel il participe. Il n’est pas le chanteur principal (c’est McGuinn pour les singles, par décision managériale). Mais il enlumine leurs chansons de tierces et de quintes douces et subtiles. Le départ de Clark, début 1966, lui procure plus d’espace pour s’exprimer sur l’album Fifth Dimension, où il signe et chante What’s Happening ? ! ? !. Les Byrds prennent l’orientation que Crosby souhaite, en s’affranchissant du répertoire de Dylan pour se tourner vers l’Inde de Ravi Shankar, comme en témoigne le grandiose Eight Miles High.

Younger Than Yesterday (février 1967) prolonge ces expérimentations, y compris vers le jazz, avec la participation du trompettiste sud-africain Hugh Masekela pour le single So You Want to Be a Rock’n’Roll Star. En même temps, Crosby reste fidèle au langage du folk avec deux chansons dont le tissage de voix annonce ses collaborations futures : Renaissance Fair et le sublime Everybody’s Been Burned, qu’il avait gardé sous le coude pendant quatre ans.


Vague californienne des années 1970

Il a pris confiance en lui, produisant cette année-là le premier album de Joni Michell. Avant d’être brutalement congédié des Byrds en octobre. Son insistance à imposer l’informe Mind Gardens, détesté par les autres mais que lui trouve avant-gardiste, exaspère. Il obtient gain de cause en obtenant enfin un single, Lady Friend, fiasco commercial. Enfin, Triad, un éloge du ménage à trois apparemment autobiographique, est rejeté sans discussion. Conscient que sa situation devient précaire, il se rapproche alors de l’autre groupe phare du folk rock à Los Angeles, Buffalo Springfield, et de son chanteur et guitariste Stephen Stills. Avec dans ses rangs le Canadien Neil Young, cette formation est elle-même au bord de l’implosion.

Le cinquième album des Byrds, The Notorious Byrds Brothers, paraît finalement en janvier 1968. Sur la pochette, ils ne sont plus que trois et Crosby a été remplacé par un cheval… Libérés de leurs obligations avec leurs groupes respectifs, Stills et Crosby commencent à collaborer, rejoints par Graham Nash, las de chanter avec les Hollies, des émules mancuniens des Beatles. C’est à Laurel Canyon, dans la maison de Joni Mitchell, qu’ils mettent au point leur formule à trois voix, céleste (Crosby), plus forcée (Stills) et la « gorge de rasoir » de Nash, ainsi que Crosby la qualifie aimablement. Le premier album sans titre du trio, en mai 1969, irradie et lance la vague californienne des années 1970 (Eagles, Fleetwood Mac et consorts). Fasciné par les amours courtois et chevaleresques du Moyen Age, Crosby y contribue avec le délicat Guinnevere et le trip hippie de Long Time Gone.

A peine constitués, Crosby, Stills & Nash passent en vedette au dernier jour du festival de Woodstock, à 3 heures du matin, le 18 août 1969, partiellement rejoints par Neil Young. Le quatuor enchaîne avec Déjà Vu, en mars 1970, best-seller qui prend la tête des classements américains. Crosby en gardera un douloureux souvenir : sa petite amie Christine Hilton se tue en voiture pendant l’enregistrement. Cela se ressent avec le dérisoire Almost Cut My Hair, interrogation existentielle sur la longueur de cheveux que doivent porter les enfants-fleurs. Sa souffrance sera combattue de la pire manière : une fuite sans frein dans les paradis artificiels.

Sa dérive et la cohabitation impossible de tels tempéraments met rapidement en péril CSNY. D’autant que chacun entend mener en parallèle sa carrière solo, jusqu’à ajouter ses créations personnelles dans le répertoire du groupe, ce dont témoigne le live 4 Way Street (1971). Ainsi, en ce qui concerne Crosby, Laughing, titre du premier album sous son seul nom, If I Could Only Remember My Name, paru cette même année. L’orientation country du disque résulte de la présence du Grateful Dead et de son leader, Jerry Garcia, à la guitare et à la pedal steel. Mal reçu à sa sortie, If I Could Only Remember My Name a été largement réhabilité pour sa beauté crépusculaire et dépouillée, qui met superbement en valeur la voix de Crosby. Il faut l’entendre, dans sa reprise du traditionnel français du XVe siècle, chanter a cappella « Orléans, Beaugency, Notre-Dame du [sic] Cléry, Vendôme ».

Rubrique des faits divers

Après quoi, l’existence du trio (ou quatuor) infernal devient compliquée à suivre. Une tournée triomphale de stades à l’été 1974 occulte les désaccords et les disputes en studio. Il faudra attendre 1977 pour que soit publié l’album CSN (donc sans Young), qui n’apporte rien de neuf. Auparavant, l’association s’est scindée en deux duos, Stills et Young d’un côté, Crosby et Nash de l’autre, qui se retrouveront – et se querelleront – pour quatre albums studio entre 1972 et 1999. Avec un coup de théâtre en 1973 : Crosby réintègre les Byrds pour leur chant du cygne. Le titre de l’album, Byrds, donne une idée de l’inspiration. De cette opération commerciale montée par Asylum, le label créé par David Geffen, Crosby lui-même semble se moquer dans le cynique Long Live the King.

La marque CSN (Y) survit néanmoins avec des albums espacés (cinq entre 1982 et 1999), de plus en plus médiocres. Les meilleurs ennemis se réconcilient à l’occasion lors de tournées lucratives, à chaque fois plus nostalgiques. Crosby attendra près de deux décennies (1989) pour donner une suite à son disque solo, sans en retrouver la magie – son dernier, For Free, en 2020 se distingue par le portrait de la pochette, peint par Joan Baez.

Son nom, aussi, intègre la rubrique des faits divers. En 1985, il passe sept mois derrière les barreaux au Texas pour possession d’héroïne et de cocaïne, épisode qui sera suivi de deux autres arrestations (la deuxième en 2004) pour détention de drogues et/ou d’armes à feu.

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Il lui avait pourtant bien fallu se calmer sur le tard. Dès lors, Crosby se contentait sagement de faire l’apologie du cannabis – il a produit une variété à son surnom, le « Mighty Croz » – et de raconter ses souvenirs de survivant revenu de tout. Les retrouvailles avec un fils adopté dans son enfance, James Raymond, s’étaient accompagnées de la constitution en 1997 d’un trio de jazz-rock, CPR. Comme il se doit identifié par les initiales.