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En pleine discussion sur le projet de loi immigration, le Sénat a non seulement supprimé l’aide médicale d’Etat (AME) pour les étrangers extra-européens mais adopté le 8 novembre deux amendements qui leur imposent cinq ans de « présence stable et régulière » en France pour percevoir l’allocation personnalisée au logement et les allocations familiales, mais aussi la prestation de compensation du handicap et le droit au logement opposable.

L’économiste Antoine Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et spécialiste des politiques sociales, revient sur ces décisions « qui viennent de très loin ».

 

Suppression de l’aide médicale d’Etat, condition de « résidence stable et régulière de cinq ans » pour l’accès à de nombreuses prestations sociales… Le Sénat s’échine à restreindre les droits des étrangers extra-européens. Etes-vous surpris ?

Antoine Math : Je ne suis pas surpris, non. Depuis des années, que ce soit dans les programmes des partis de droite et d’extrême droite ou dans certaines politiques publiques, notamment imposées à Mayotte et en Guyane, de telles mesures sont promues. Elles viennent de très loin, et dans le climat actuel d’extrême-droitisation qui va bien au-delà des partis appartenant à ce spectre de l’échiquier politique, cela ne m’étonne pas qu’elles rencontrent un franc succès.

Un détour par l’histoire n’est pas inutile. Pendant longtemps, il y avait une condition de nationalité pour l’accès à certaines prestations sociales non contributives. Il fallait être Français ou Européen ou ressortissant d’un pays ayant signé telle ou telle convention avec la France. Les étrangers étaient ainsi exclus du minimum vieillesse, du minimum invalidité et de l’allocation aux adultes handicapés jusqu’en 1998.

Pendant les années 1980, le Front national, aujourd’hui Rassemblement national, défendait ce qu’il appelait « la préférence nationale ». C’était sa mesure phare.

 

Cette exclusion a été supprimée. Que s’est-il passé ?

 

A. M. : C’est le fruit d’un long combat politique et juridique. L’exclusion de certaines prestations sur le fondement de la nationalité a été considérée discriminatoire ou contraire au principe d’égalité au regard de la Constitution et des textes internationaux. Le Conseil constitutionnel en 1990, la Cour de Justice de l’Union européenne en 1991, la Cour de cassation la même année, puis la Cour européenne des droits de l’Homme en 1996 ainsi que le Conseil d’Etat dans plusieurs décisions à partir de 1996 ont statué en ce sens. Cela faisait de plus en plus mauvais genre.

Ce n’est finalement qu’en 1998 qu’une loi supprime enfin cette condition de nationalité pour l’accès à ces trois prestations.

Dans les années 1990 pourtant, des responsables politiques comme Edouard Balladur, qui avait été Premier ministre, Nicolas Sarkozy, qui avait été son ministre du Budget, ou, d’un autre bord, Martine Aubry1, avaient pu estimer normal de réserver certaines prestations sociales aux nationaux et aux Européens. Ils ont dû céder.

 

Après la suppression de la condition de nationalité pour l’accès aux prestations sociales, l’évolution est-elle allée dans le bon sens ?

A. M. : Une autre condition est rapidement venue combler l’impossibilité de la condition de nationalité pour restreindre l’accès des étrangers à certaines prestations. C’est la condition d’antériorité de titre de séjour autorisant à travailler.

Attention ! Ce n’est pas la condition d’ancienneté de présence ou de résidence, dite aussi de résidence stable, qui existe par exemple en matière de protection maladie, assurance maladie ou d’Aide médicale d’Etat. Elle est beaucoup plus restrictive.

C’est une arme de guerre massive contre les étrangers. Elle ne permet pas d’exclure tous les étrangers comme le ferait la condition de nationalité jugée contraire à la Constitution et aux normes internationales, mais elle s’en approche par ses effets, en excluant une proportion d’autant plus importante que l’antériorité exigée est longue.

Mais même lorsqu’on remplit en pratique cette condition draconienne, faire valoir ses droits n’a rien d’évident. Pour deux raisons. D’abord, il faut pouvoir le prouver. Or lorsqu’on renouvelle son titre de séjour, on rend l’ancien. Il faut donc être très prudent, avoir fait des scans ou des photocopies de ces titres de séjour précédents sur cinq, dix ou quinze ans, et ne pas les avoir perdus.

Ensuite, lors des renouvellements de titres, il arrive fréquemment qu’il y ait une rupture de la continuité, parfois de quelques jours seulement, souvent du fait des préfectures qui tardent à fixer un rendez-vous ou délivrer le bon document.

Du strict point de vue du droit, cela remet les compteurs à zéro. Les administrations sociales ne font pas toujours preuve de bienveillance à cet égard. L’étranger se trouve alors irrémédiablement pénalisé.

Avec ces amendements, on s’oriente vers l’exclusion de nombreuses personnes étrangères résidant régulièrement en France.

 

Les amendements parlent de « cinq ans de résidence stable et régulière » : cela recouvre l’antériorité du titre de séjour ?

A. M. : Oui. Aujourd’hui, il y a déjà une condition de résidence stable et régulière pour l’accès à ces prestations. Donc c’est bien l’antériorité du titre de séjour qui va devenir le critère déterminant permettant de départager entre les étrangers en situation régulière ceux qui y auront droit et ceux qui en seront exclus.

 

Comment cette condition d’antériorité de titre de séjour s’est-elle imposée de nouveau ?

A. M. : Paradoxalement, elle a été introduite comme un progrès dans les années 1980. En 1988, lors du vote de la loi sur le Revenu minimum d’insertion (RMI, ancêtre du RSA), on décide de ne pas en exclure les étrangers et de l’attribuer à ceux disposant de la carte de résident de dix ans, qui avait alors vocation à être délivrée à tous les étrangers destinés à résider de manière durable en France, donc hors saisonniers, étudiants, touristes...

Mais il y avait loin de la théorie à la réalité. Dans ce contexte, le gouvernement dépose un amendement qui élargit l’accès au RMI à tous les étrangers en situation régulière depuis plus de trois ans. L’idée était de couvrir aussi les étrangers qui devraient avoir la carte de dix ans mais ne l’avaient pas.

 

Depuis, la condition d’antériorité de titre de séjour n’a cessé d’être étendue ?

A. M. : Les problèmes ont rapidement surgi. Nombre d’étrangers ont été exclus du RMI, car ils ne remplissaient pas la condition des trois ans, d’autant plus que la carte de résident a été attribuée de façon de plus en plus parcimonieuse au fur et à mesure des réformes restrictives.

Et par la suite, cette condition a été durcie. En 2004, la première loi Sarkozy sur l’immigration fait passer cette condition de séjour régulier de trois à cinq ans.

En 2006, cette condition de cinq ans est étendue au minimum invalidité et au minimum vieillesse.

En 2008-2009, lors de la transformation du RMI en RSA, une nouvelle condition est introduite pour le conjoint, à l’initiative de Martin Hirsch, alors Haut-commissaire aux solidarités actives. Désormais, pour qu’un ménage touche le RSA, le conjoint aussi doit remplir la condition de cinq ans. Sinon, le montant sera calculé pour le seul étranger présent depuis plus de cinq ans. Auparavant, seule la condition de régularité s’appliquait au conjoint. La condition d’antériorité de titre de séjour concerne aussi la prime d’activité.

En 2011, le ministre de la Santé Xavier Bertrand introduit dans le projet de loi de financement de la Sécurité sociale pour 2012 un amendement qui fait passer de cinq à dix ans la condition d’antériorité de titre de séjour pour le minimum invalidité et le minimum vieillesse.

A Mayotte, le RSA est introduit en 2012, mais avec une condition d’antériorité de titre de séjour autorisant à travailler de… 15 ans pour les étrangers. Cette condition s’applique aussi pour l’allocation adulte handicapé et le minimum vieillesse. Autant dire qu’aucun étranger ne perçoit ces prestations à Mayotte.

En Guyane, l’accès au RSA pour les étrangers est lui aussi soumis à une condition de cinq ans, que le gouvernement a essayé d’étendre en 2018 à 15 ans, mais le Conseil constitutionnel y a fait obstacle.

 

Récapitulons. Il y a déjà de fortes conditions sur l’accès à certaines prestations sociales pour les étrangers en situation régulière en France...

A. M. : En métropole, il faut une antériorité de titre de séjour autorisant à travailler de cinq ans pour le RSA et la prime d’activité, et de dix ans pour le minimum vieillesse et le minimum invalidité. A Mayotte, cette condition est de quinze ans, et concerne aussi l’allocation adulte handicapé.

 

Pensez-vous que l’Assemblée nationale va conserver cette extension à ces nombreuses autres prestations ?

A. M. : J’espère que les amendements adoptés au Sénat seront remis en cause par les députés. Le fait même qu’ils aient pu être adoptés est d’ores et déjà extrêmement inquiétant. Les digues ont sauté depuis plusieurs années déjà et nous le voyons un peu plus chaque jour. Nous devons réagir.