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Retraites : après l'évocation des risques sur les marchés, la finance donne «des leçons

Retraites : après l'évocation des risques sur les marchés, la finance donne «des leçons d'économie à Emmanuel Macron»

Théodore Laurent, Libération, 1 avril 2023

 

Le chef de l’État ainsi que le ministre de l'Economie ont invoqué les risques sur les marchés financiers pour justifier le passage en force de la réforme à l'Assemblée nationale. L'argument laisse dubitatif les experts et pourrait même se retourner contre lui.

 

C'est un des arguments utilisé par le gouvernement pour justifier sa réforme des retraites. Quand ils n'insistent pas sur la nécessité de ramener le système à l'équilibre, le sommet de l’État évoque des «risques financiers, économiques trop grands». Ces mots sont ceux du président de la République, devant le conseil des ministres convoqué en urgence pour déclencher l'article 49.3 de la Constitution, le 16 mars . Trois jours plus tard, Bruno Le Maire reprenait la même formule sur France Info : «Oui, cette réforme a aussi un caractère financier.» En clair : sans recul de l'âge légal de départ à la retraite, les investisseurs deviendraient plus réticents à prêter à l’État, ce qui conduirait à un renchérissement du coût d'emprunt du pays. Cette explication laisse toutefois dubitatifs les experts interrogés par Libé.

 

En France, les dépenses de l’État sont structurellement supérieures à ses recettes, et ce depuis plus de quarante ans. Pour combler ce besoin de financement, l’État lève des fonds. Etant donné que les règles européennes interdisent aux pays membres d'emprunter auprès de leur banque centrale, ils se tournent vers les marchés financiers. On dit que l’État français émet des titres de dettes qu'il vend sur le marché des obligations. Investisseurs français et étrangers en souscrivent.

 

Un risque inexistant

Pour rembourser la part de sa dette arrivant à échéance, l’État emprunte de nouveau, on appelle cela faire rouler sa dette. Ce ne sont que les intérêts qui restent à la charge des contribuables. D'où l'importance d'avoir les taux les plus bas possibles. Ainsi, la confiance joue un rôle prépondérant car les titres émis sur le marché obligataire sont considérés comme des valeurs refuges pour les acquéreurs. Quand ces derniers estiment que l’État n'aura pas de difficulté à rembourser sa créance, ils sont enclins à prêter à des taux moins élevés, et inversement.

 

Ne pas réaliser cette réforme des retraites - et ses 13,5 milliards d'euros d'économies à l'horizon 2027 - engendrerait donc une inquiétude chez les investisseurs, alors que notre dette avoisine les 3 000 milliards ? «Il n'y a strictement aucun risque, balaie Christopher Dembik, directeur de la recherche macroéconomique chez Saxo Bank. Soit les personnes qui tiennent ce genre de discours ont parfaitement conscience qu'il s'agit d'un argument fallacieux, sinon je les invite à revoir leur manuel d'économie parce que le lien est inexistant.»

L'économiste souligne que la réforme aurait certes pu avoir un impact sur les taux auxquels emprunte un pays émergent, mais pas sur ceux d'un pays développé : «La France est considérée comme l'un des meilleurs émetteurs de la zone euro au niveau de la dette souveraine avec l'Allemagne.»

 

Un nouveau paradigme sur les marchés

Si la réforme n'a pas d'effet à court terme sur les marchés, certains pointent le fait qu'elle montre que la France veille aux équilibres budgétaires à long terme. «Le gouvernement n'a pas exprimé d'inquiétude au moment où il a décidé de creuser le trou de la dette publique avec la suppression de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises , observe Benjamin Bürbaumer, maître de conférences en économie à Sciences-Po Bordeaux. Alors pourquoi évoquer ce risque au moment du passage en force de sa réforme ?» Pour Christopher Dembik, l'argument budgétaire est désormais obsolète : «Les créanciers ont compris que les Etats devaient augmenter leurs dépenses avec le financement de la transition énergétique et écologique. Si l'on considère que la restriction des dépenses budgétaires est un argument valable du point de vue des marchés, on s'est arrêté en 2010.»

 

Entre 2021 et 2023, la charge annuelle de la dette - deuxième poste de dépense après l'Education nationale - est passée de 31 milliards à 52 milliards. Et celle-ci ne devrait faire qu'augmenter avec des taux français à dix ans qui tournent désormais autour des 3 %, contre 0 % il y a un peu plus d'un an, en raison notamment de l'inflation et de la fin de la politique ultra-accommodante de la Banque centrale européenne (BCE) . Mais cette hausse substantielle est loin de susciter la panique, bien au contraire. Au cours d'une table ronde organisée à la conférence annuelle de l'opérateur boursier Euronext début mars, Xavier Musca, directeur général du Crédit agricole, décrivait le phénomène comme un «regain d'attractivité» pour la dette souveraine permettant l'arrivée «de nouveaux investisseurs» dont des «fonds asiatiques et du Proche-Orient». En clair, les créances des Etats européens sont de plus en plus intéressantes pour les prêteurs car ces acteurs sont redevenus rémunérateurs et toujours considérés comme des actifs sûrs.

 

Inclure «un risque géopolitique» dans les investissements en France

Alors, pour les marchés, circulez il n'y a rien à voir ? Pas tout à fait. L'agence de notation Moody's n'a par exemple que peu apprécié l'utilisation du 49.3, estimant que celle-ci «est susceptible de compliquer les tentatives futures de légiférer et mettre en oeuvre des réformes macroéconomiques structurelles pendant le reste du mandat». Car si les restrictions budgétaires ne sont plus l'alpha et l'oméga de la finance mondiale, les réflexes libéraux perdurent. «Ce qu'a retenu la finance c'est plutôt l'incapacité du gouvernement à gérer la situation actuelle, observe Benjamin Bürbaumer. Le gouvernement a échoué à défendre sa réforme des retraites. Plutôt que de l'accepter à travers un vote, il a décidé de recourir au 49.3 au risque de déclencher une crise institutionnelle, qui se traduit par une instabilité sociale croissante éloignant la France des standards libéraux.»

 

De nature instable, les marchés n'apprécient que trop peu les crises politiques, surtout quand elles avantagent les partis populistes. En Italie, la victoire de Giorgia Meloni , leader du parti postfasciste Fratelli d'Italia, aux élections législatives de septembre avait fait bondir les taux d'emprunts italiens à son plus haut niveau depuis deux ans. La nouvelle cheffe du gouvernement avait dû montrer patte blanche pour calmer les investisseurs. En France , le Rassemblement national apparaît comme un des gagnants de la séquence politique. Et ce n'est pas passé inaperçu à l'étranger. Un éditorialiste du Financial Times s'inquiète par exemple de voir la France «suivre les Américains, Britanniques et Italiens et opter pour le vote populiste» en 2027. Au point que certains financiers envisagent d'inclure «un risque géopolitique», dans leurs investissements en terres hexagonales.

 

«Jusqu'à présent on ne constate aucune réaction de hausse du spread [taux, ndlr] de la France sur le marché obligataire, qui semble indifférent aux troubles sociaux, peut-être parce que c'est très usuel, tempère Eric Dor, directeur des études économiques à l'IESEG School of Management. La crise bancaire globale prend le dessus sur tout.» Pour Benjamin Bürbaumer, le Président se retrouve néanmoins dans la position de l'arroseur arrosé : «C'est peut-être la finance qui est en train de donner des leçons d'économie à Emmanuel Macron.» Pour un ancien banquier d'affaires, c'est quelque peu cocasse.