JustPaste.it

 

 

Révélations sur la contamination massive de l’Europe par les PFAS, ces polluants éternels

Par Stéphane Horel

 

ENQUÊTE | Présents dans une multitude d’objets, des poêles antiadhésives aux implants médicaux, les PFAS sont des substances chimiques toxiques et quasi indestructibles. « Le Monde » dévoile l’existence de milliers de sites contaminés.

 

C’est un lac de carte postale. Un petit coin de paradis scandinave dans tout ce qu’il a de plus envoûtant. Des eaux limpides, des espèces rares d’oiseaux et, ici et là, des îlots qui se hérissent de conifères vigoureux. Depuis des décennies pourtant, le lac Tyrifjord, en Norvège, infuse une potion funeste : une pollution invisible, pernicieuse, sans doute irrémédiable. Les ingrédients chimiques contaminant ses eaux appartiennent à une famille de substances ultra-toxiques aux dénominations si complexes que des acronymes les remplacent : les composés per- et polyfluoroalkylés (PFAS) – prononcez « pifasse ».

Depuis la fin des années 1940, ces produits chimiques aux propriétés singulières servent à fabriquer en masse les traitements antiadhésifs, antitaches et imperméabilisants qui recouvrent nos ustensiles et nos textiles quotidiens, et bien plus. Le Teflon, le Scotchgard, le célèbre imperméabilisant textile, et le Gore-Tex, ce sont eux. Des myriades d’objets en contiennent : tapis, cordes de guitare, batteries de véhicules électriques, peintures, traitements pour l’acné, emballages de kebab et de frites, gainages de circuits électriques dans les avions, prothèses de hanche ou fil dentaire.

Nocifs pour la santé, les PFAS seraient plusieurs milliers, voire plusieurs millions de composés, nul ne le sait. Leur point commun : une inaltérable chaîne d’atomes de carbone et de fluor synthétisée par la chimie du XXe siècle, source à la fois de ces propriétés mais aussi de leur extrême persistance dans l’environnement. Indestructibles dans la nature, capables de se déplacer sur de très longues distances, loin de la zone où ils ont été émis, on les a surnommés les « forever chemicals »

(« substances chimiques éternelles »).

 

Cartographier la pollution éternelle

Pendant près d’un an, Le Monde a enquêté avec des journalistes de 17 médias partenaires pour tenter de mesurer l’ampleur de cette contamination en Europe. D’après notre estimation prudente, fondée sur des milliers de prélèvements environnementaux, l’Europe compte plus de 17 000 sites contaminés à des niveaux qui requièrent l’attention des pouvoirs publics (au-delà de 10 nanogrammes par litre). La contamination y atteint des niveaux jugés dangereux pour la santé par les experts que nous avons interrogés (plus de 100 nanogrammes par litre) dans plus de 2 100 « hotspots ».

Au moins 2 100 clusters à des niveaux de contamination jugés dangereux

Nous avons calculé des clusters pour rassembler les sites de prélèvements les plus rapprochés. Ils sont ici répartis selon la concentration maximale de PFAS mesurée dans chaque site et chaque cluster.

Les « hotspots » sont des sites et des clusters dont la concentration mesurée dépasse les 100 ng/kg, c'est-à- dire des niveaux jugés dangereux pour la santé par les experts que nous avons interrogés.

Source : Forever Pollution Project

Certains se situent dans le voisinage des vingt usines de production de PFAS que nous sommes parvenus à localiser – la liste et la cartographie de ces sites industriels n’avaient jamais été établies. Notre enquête dévoile également les localisations de près de 21 500 sites présumés contaminés en raison d’une activité industrielle exercée actuellement ou par le passé à travers toute l’Europe ainsi que plus de 230 usines identifiées comme utilisatrices de PFAS.

Faisant l’expérience inédite d’une forme de « peer-reviewed journalism », sur le modèle des travaux scientifiques validés par des pairs, le « Forever Pollution Project » s’appuie sur les méthodologies d’experts réputés pour publier, pour la première fois en Europe, une carte interactive de la contamination aux PFAS sur le continent. L’objectif du projet : proposer un outil d’intérêt général – inexistant à ce jour – aux communautés touchées par cette pollution ou susceptibles de l’être, aux chercheurs, à la société civile et aux pouvoirs publics.

 

Du beau Danube bleu au lac Orestiada (Grèce), de la rivière Bilina (République tchèque) au bassin du Guadalquivir (Espagne), ici, ailleurs et partout, les PFAS sont détectés dans l’eau, l’air et la pluie, les loutres et les morues, les œufs à la coque et les adolescents. Prélevés par des équipes scientifiques et les agences environnementales de 2003 à 2023, les dizaines de milliers de données collectées le montrent : rares, désormais, sont les lieux épargnés par cette contamination omniprésente encore largement inconnue du public, y compris les plus intimes comme nos propres corps. Les études de biosurveillance attestent en effet que ces composants indésirables imprègnent notre sang à tous.

Les PFAS ont acquis une certaine notoriété avec le film Dark Waters, de Todd Haynes, sorti en 2020, dans lequel Mark Ruffalo incarne l’avocat américain Rob Bilott. Ce dernier a découvert les premiers indices de ce crime environnemental aux abords de l’usine où le groupe chimique DuPont fabriquait son Teflon, à Parkersburg, en Virginie-Occidentale. C’était en 1998. Mais si les Etats-Unis ont pris la mesure de l’ampleur de la contamination aux PFAS au fil des années qui ont suivi, le scandale n’a pas pour autant traversé l’océan Atlantique.

Pourtant, à notre insu, le poison du siècle a aussi contaminé toute l’Europe.

Comment cerner la gravité du problème sur notre continent ? En 2019, le Conseil nordique, une organisation intergouvernementale réunissant le Danemark, la Finlande, l’Islande, la Norvège et la Suède, a commandité un rapport – devenu une référence majeure – à Gretta Goldenman, une fine connaisseuse des PFAS. Malgré un an de travail et une compilation de données impressionnante, un chiffre n’a pourtant jamais cessé d’échapper à l’équipe de cette juriste spécialisée dans l’environnement : combien d’usines chimiques fabriquent des PFAS en Europe ? Une question qui en appelle d’autres : combien d’usines de Teflon ou de Scotchgard ? Combien de pollueurs comme DuPont ? « Il est grand temps que tout cela soit enfin dévoilé, surtout pour les personnes les plus exposées qui vivent près de ces usines, explique Mme Goldenman. Ce sont elles, les populations en première ligne. »

 

Douze usines, huit points d’interrogation

Au fil des connaissances collectées, les effets, même à faibles doses, d’une exposition aux PFAS s’allongent comme une visite médicale de cauchemar qui n’épargne aucune zone du corps. Diminution du poids des bébés à la naissance, de la fertilité ou de la réponse immunitaire aux vaccins chez les enfants ; augmentation des risques de cancers du sein, du rein ou des testicules ; maladies de la thyroïde ; colite ulcéreuse ; hausse du taux de cholestérol et de la tension artérielle, et prééclampsie chez les femmes enceintes ; risques cardio-vasculaires. L’équipe de Mme Goldenman estime que les PFAS pèsent chaque année entre 52 et 84 milliards d’euros sur les systèmes de santé européens.

 

Les « hotspots » les plus connus d’Europe, à l’origine de pollutions massives, ont tous pour épicentre des usines de production de PFAS. A Trissino, en Italie, l’entreprise Miteni a synthétisé et émis toute une gamme de PFAS pendant un demi-siècle. Découverte en 2013, la contamination des eaux de boisson et des sols s’étend sur plus de 200 kilomètres carrés et toucherait jusqu’à 350 000 personnes en Vénétie.

Cette pollution industrielle contient divers PFAS, dits à « chaîne longue », en raison de leur chaîne de plus de huit atomes de carbone, dits « C8 », en particulier l’acide perfluorooctanesulfonique (PFOS) et l’acide perfluorooctanoïque (PFOA). Interdits par la convention de Stockholm sur les produits organiques persistants, respectivement en 2009 et en 2019, ils ont été remplacés par des PFAS à « chaîne courte » qui posent les mêmes problèmes. Cette « substitution regrettable » permet aux industriels de toujours garder une longueur d’avance sur la réglementation.

Douze usines sont finalement désignées dans le rapport dirigé par Mme Goldenman. Mais une note en petits caractères précise : « Les données collectées permettent d’avancer qu’il existe entre douze et vingt sites. » Où sont les huit autres ? Nous voilà lancés sur la trace des pollueurs éternels. Une tâche bien plus ardue que nous le pensions. Mais pas impossible.

-------

Arpenter l’Europe des parcs chimiques

Afin de localiser les sites avec certitude, plongés dans une sorte de « binge watching » de capitalisme industriel, nous passons des semaines entières absorbés dans l’outil de cartographie Google Maps à scruter les paysages par vue satellite, à zoomer dans les taches blêmes des zones industrielles, à errer de bords de rivière accaparés par des entrelacs de tuyauterie fumante en forêts trouées de croûtes décolorées, sans vie. Nous arpentons en 3D cette Europe moche des parcs chimiques, parfois si vastes qu’ils sont desservis par plusieurs arrêts de bus, comme celui de Burghausen, en Allemagne, dont la surface est équivalente à plus de 280 terrains de football.

------

 

Complexe et coûteux, le procédé industriel de synthétisation des PFAS nécessite savoir-faire et installations spécifiques, et concerne donc, en majorité, des grands groupes industriels qui vendent leur production à des milliers d’utilisateurs. Berceau de la chimie industrielle, l’Allemagne compte pas moins de six de ces usines, dont trois sur le site de Gendorf, en Bavière, où l’on trouve Archroma et les américains 3M Dyneon et W.L. Gore, créateur du célèbre Gore-Tex.

Deuxième dans le palmarès, la France compte, elle, cinq sites : les usines d’Arkema et de Daikin, dans la vallée de la chimie à Pierre-Bénite, au sud de Lyon ; celle de Chemours, une société issue de DuPont, fondée en 2015, pour se séparer des activités liées aux PFAS, à Villers-Saint-Paul (Oise) ; et les installations de Solvay à Tavaux (Jura) et à Salindres (Gard). Viennent ensuite le Royaume-Uni avec trois sites, l’Italie (deux), puis la Pologne, l’Espagne, les Pays-Bas et la Belgique (un).

Comme à Parkersburg, aux Etats-Unis, Chemours est à l’origine d’une grave pollution autour de son usine de Dordrecht, aux Pays-Bas, créant une crise nationale depuis sa découverte en 2015. Air, sols et eaux sont gorgés de PFOA et de GenX, un substitut à chaîne courte qui s’est propagé jusqu’aux potagers situés à plus de 1 kilomètre. Quant à 3M, qui fournissait à DuPont le PFOA nécessaire à la fabrication de son Teflon, la firme a tant pollué les environs de son usine de Zwijndrecht, près d’Anvers (Belgique) et au-delà, que la zone serait l’une des plus contaminées par les PFAS au monde.

 

Pas de données, pas d’information

A notre connaissance, aucune campagne de prélèvement à même de mesurer l’étendue d’une possible contamination n’a été effectuée dans les alentours de plus de la moitié des vingt sites de production que nous avons identifiés. Ou alors les résultats ne sont pas publics. Si trois de ces usines sont aujourd’hui inactives, leur pollution, elle, est probablement là pour toujours.

Qui a pollué le lac Tyrifjord ? Chaque assemblage de PFAS contient, dans sa structure chimique, les empreintes de l’activité industrielle ou de l’usage qui l’a disséminé dans la nature. C’est ainsi que des détectives de la « contamination du monde », selon les mots des historiens François Jarrige et Thomas Le Roux, souvent des chimistes de l’environnement chaussés de bottes, ont pu identifier une usine à papier à 15 kilomètres en amont.

Combien de sites connaissent une contamination élevée en Europe ? Quelles conséquences pour les populations qui la subissent ? Peut-on identifier les sources de cette pollution pour, à défaut d’y mettre un terme, au moins stopper les émissions dans l’environnement ? Aucun recensement officiel des lieux les plus contaminés n’existe au niveau européen, et seuls quelques pays se sont employés à cartographier cette pollution invisible. Pas de données, pas d’information. Ainsi, l’absence de points dans de nombreux pays de notre carte reflète seulement une absence de mesures.

 

Une trentaine de localisations sont aujourd’hui qualifiées de « hotspots » par les autorités ou les scientifiques. Y figurent en premier lieu les voisinages d’usines de production, où les concentrations de PFAS peuvent atteindre des sommets. Viennent ensuite une vingtaine de sites, découverts fortuitement pour la plupart. La pollution de la plupart de ces sites provient de l’usage de mousses anti-incendie « AFFF », dont l’interdiction a d’ailleurs été proposée par l’Agence européenne des produits chimiques en février 2022. Employées pour éteindre les feux d’hydrocarbures, contre lesquels l’eau est inefficace, ces mousses forment un tapis qui prive le feu d’oxygène. Après usage, les PFAS qu’elles contiennent s’infiltrent dans les sols, percolent jusqu’aux eaux souterraines et peuvent ensuite être acheminés jusqu’aux robinets par les circuits de distribution d’eau.

Aéroports et bases militaires en sont de grands consommateurs. Font ainsi partie de ces « hotspots » les alentours des aéroports civils de Düsseldorf et de Nuremberg (Allemagne), de Schiphol (Pays-Bas) ou de Jersey (îles Anglo-Normandes), et ceux de plusieurs bases aériennes militaires en Suède. L’eau potable de Ronneby (Suède), une commune de 28 000 habitants, a été contaminée par l’usage de mousses lors d’exercices de lutte anti-incendie sur une base de l’armée située à 2 kilomètres de la ville. Depuis la découverte de la pollution, plusieurs études surveillent la santé des habitants, cobayes malgré eux d’une expérience grandeur nature.

Aux alentours de Rastatt (Allemagne), ce sont des tonnes de compost imbibé de PFAS en provenance d’une usine à papier qui ont été répandues à travers champs en guise d’engrais : près de 900 hectares contaminés. La zone, sous haute surveillance depuis 2013, suscite de grandes inquiétudes. Le panache souterrain de pollution s’écoule lentement en direction du Rhin et l’atteindra bientôt.

 

Qu’est-ce qu’une valeur sans danger ?

« Nous avons rendu la planète plutôt inhospitalière à notre égard, constate Ian Cousins, professeur en chimie de l’environnement à l’université de Stockholm, spécialiste des PFAS. Nous en sommes au point où nos ressources environnementales de base sont contaminées et le seront pour longtemps. Et, bien souvent, les niveaux sont supérieurs à ceux qui sont considérés comme non nocifs. Nous évoluons dorénavant dans un espace où nous ne sommes plus en sécurité. »

Les PFAS constituent une « limite planétaire » au même titre que le changement climatique ou le trou dans la couche d’ozone, avancent Ian Cousins et ses collègues. Dans un article paru en août 2022 dans la revue scientifique Environmental Science & Technology, ils exposent que, partout dans le monde, la pluie contient des concentrations de PFOA supérieures aux valeurs limites sanitaires indicatives aux Etats-Unis.

Mais, entre 0,055 nanogramme par litre (ng/l) relevé dans la pluie tombée au Tibet, où aucune usine ne produit ni n’utilise de PFAS, et 68 900 000 ng/l relevés dans l’eau souterraine près de l’usine 3M de Zwijndrecht, où se situe la frontière ? Qu’est-ce qu’une valeur sans danger ? De nombreux experts avancent une limite maximale d’un tout petit nanogramme par litre. Or, aux Etats-Unis, deux cents millions d’Américains, soit près des deux tiers de la population, consomment une eau qui en contient plus. Et en Europe ?

 

Présomption de contamination

Aussi alarmante qu’elle soit, notre enquête sous-estime probablement la réalité de la situation européenne. Car, en plus des usines productrices de PFAS et de ces milliers de lieux contaminés, notre enquête est parvenue à localiser près de 21 500 sites présumés contaminés. Un travail complexe qu’aucune agence, qu’aucune équipe scientifique en Europe n’avait, à ce jour, entrepris de faire de manière globale.

Pour y parvenir, nous avons adapté la méthodologie développée par une équipe de chercheurs du « PFAS Project Lab » de Boston avec leurs collègues du « PFAS Sites and Community Resources Map » afin de cartographier la pollution aux Etats-Unis. L’inexistence de bases de données contenant la géolocalisation des activités industrielles en Europe a représenté, avec le manque de transparence des autorités, notre principale difficulté. Nous sommes néanmoins parvenus à localiser des milliers de sites dans trois types d’activités « présumées contaminantes » : les sites de stockage et de rejet de mousses anti- incendie, les sites de traitement des déchets et de traitement des eaux usées, et, enfin, des activités industrielles réparties dans près de 3 000 usines, avec en tête plus d’un millier d’usines à papier, ou de fabrication et de traitement des métaux (environ 800 sites).

 

Plus de 21 000 sites présumés contaminés

Contaminations présumées, selon le type de site recensé, à partir d’études et d’avis d’experts, en l’absence de prélèvements.

Pendant plusieurs mois, Le Monde et ses partenaires du « Forever Pollution Project » ont réuni des milliers de données pour construire une carte « de la pollution éternelle ». Celle-ci montre pour la première fois l'ampleur de la contamination de l'Europe par les substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS), des composés toxiques et persistants dans l'environnement.

Cette enquête collaborative a été lancée par Le Monde (France), NDR, WDR et la Süddeutsche Zeitung (Allemagne), Radar Magazine et
Le Scienze (Italie), The Investigative Desk et NRC (Pays-Bas), avec le soutien financier de Journalismfund.eu et d'Investigative Journalism for Europe (IJ4EU). Ont ensuite rejoint le projet Knack (Belgique), Denik Referendum (République tchèque), YLE (Finlande), Reporters United (Grèce), SRF (Suisse), Datadista/El Diario.es (Espagne), Watershed Investigations/The Guardian (Royaume-Uni), avec le soutien d'Arena for Journalism in Europe pour la coordination internationale.

 

 

Aux Etats-Unis, Chemours est la cible de la grande majorité des
6 400 actions judiciaires concernant les PFAS intentées depuis 2005. Pour sa part, 3M risquerait 30 milliards de dollars (28 milliards d’euros) dans ces poursuites, selon une analyse de Bloomberg Law.

Gretta Goldenman admet sans ambages que le chiffre avancé dans son rapport pour évaluer la remédiation des dommages environnementaux à travers l’Europe, 170 milliards d’euros, est largement sous-estimé. Comme les PFAS ne se dégradent pas naturellement, partout où les dégâts de cette pollution doivent être compensés, les montants sont effectivement faramineux. Pour Martin Scheringer, chercheur en chimie de l’environnement à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (Suisse),

« les dimensions de ce problème sont si gigantesques qu’il est tout simplement impossible à quantifier ».

Gérer la contamination de l’eau bue par 1,2 million de personnes autour de l’aéroport de Düsseldorf : 100 millions d’euros. Filtrer l’eau dans la province de Vénétie, en Italie : plus de 16 millions. Alors que la contamination se redoute en nanogrammes, les PFAS arrachés aux terres norvégiennes se pèsent en kilogrammes dans une quarantaine d’aéroports. Dépollution des aéroports civils et militaires dans toute l’Europe : 18 milliards.

Aux Etats-Unis, le montant du traitement des PFAS dans l’eau potable pourrait s’envoler jusqu’à 400 milliards de dollars. Si, à Bruxelles, la Fédération européenne des associations nationales des services de l’eau et d’assainissement préfère rester prudente sur le terrain des chiffres, elle évalue cependant que le coût de l’eau pourrait augmenter de 0,28 à 0,36 euro supplémentaire par mètre cube. « Si cette industrie est très rentable, c’est parce qu’elle a réussi à éviter d’intégrer le coût de la prévention de sa pollution pendant bien trop longtemps, analyse Gretta Goldenman. Le pollueur doit vraiment payer maintenant. »

 

« Crime industriel facilité par l’Etat »

« “Qui est responsable ?” est une question très difficile », prévient Ian Cousins. Comme les sociétés pétrolières avec le changement climatique, « l’industrie chimique en savait manifestement beaucoup sur les problèmes liés aux PFAS depuis très, très longtemps ». Depuis 1961 exactement, date à laquelle DuPont et 3M ont pris conscience de la toxicité du PFOA, comme l’ont montré les documents internes rendus publics à la suite de procès aux Etats-Unis. Du côté des pouvoirs publics, ils n’ignoraient plus le danger depuis au moins 2006, date de la sortie progressive du PFOA requise par les autorités américaines.

 

« Alors, est-ce l’industrie chimique qui est responsable ou bien l’Etat qui est trop faible et n’exige pas plus de l’industrie chimique ? », questionne M. Cousins. Personne à ce jour n’a jamais été mis en prison pour avoir commis cette contamination historique, éternelle sans doute. Mais peut- on vraiment la qualifier de crime ?

Professeure de droit à l’université Erasmus de Rotterdam (Pays-Bas), Lieselot Bisschop s’intéresse précisément au concept de « crime industriel facilité par l’Etat » (« state-facilitated corporate crime ») « pour appréhender les dommages environnementaux et humains causés par les firmes » dans le contexte de la pollution aux PFAS. Un terme qui se rapporte « aux situations où les institutions gouvernementales ne réglementent pas des activités commerciales illégales ou socialement préjudiciables, ou bien créent un environnement juridique qui permet à ces préjudices de se produire et de se poursuivre », explique-t-elle. Des activités souvent « terribles mais légales » (« awful but lawful »).

Si la chercheuse n’a pas encore livré son verdict académique, Martin Scheringer s’empare volontiers de la notion. « Pendant longtemps, les autorités n’ont pas vu tout cela comme un crime, mais comme un facteur de développement et une source de richesse dans leurs pays, dit-il. Cela a conduit tous ces acteurs étatiques à commettre d’énormes erreurs au cours des cinquante ou soixante dernières années, et ces erreurs se sont transformées en crimes. »