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En l’espace d’une trentaine d’années, les privatisations ont été tellement nombreuses qu’on peine à se souvenir des entreprises qui étaient auparavant sous contrôle public. Elf, Rhône-Poulenc, Compagnie générale d’électricité (CGE), Renault, Saint-Gobain…

Pour se donner une idée du recul de la sphère publique, le nombre d’entreprises contrôlées majoritairement par la puissance publique est passé de 2 600 en 1995 à 1 800 aujourd’hui. Surtout, le nombre de salariés employés dans ces sociétés a chuté de 1,5 million à 560 000, soit 2,2 % de l’emploi total, contre 7,3 % dans le milieu des années 1990.

En plus des effets sur l’emploi, l’arrivée de nouveaux propriétaires à la tête de ces firmes y a complètement modifié la stratégie suivie. Les privatisations ont accéléré un phénomène plus global, celui de la financiarisation des entreprises françaises.

A lire Alternatives Economiques n°435 - 06/2023

La première vague de privatisations remonte à 1986 et elle est massive. C’est, en quelque sorte, la réponse de la droite, revenue au pouvoir, aux nationalisations de 1981 par la gauche. Saint-Gobain est la première entreprise à être vendue, puis suivent la CGE, Suez, etc.

Le mouvement reprend en 1993 avec le retour de la droite au pouvoir jusqu’en 1997 et la vente d’Elf, Rhône-Poulenc, Renault, Pechiney, Usinor, CGM… Les privatisations continuent ensuite sous les gouvernements de droite comme de gauche, avec la vente de Thomson, GDF, Air France, Snecma, etc. Ce n’est que dans les années 2010 que le rythme fléchit, mais sans s’estomper totalement.

La fin des conglomérats

Quel bilan peut-on faire de cet effacement des entreprises publiques ? L’un des cas les plus emblématiques est celui de la CGE. Ce conglomérat était un géant industriel actif, entre autres, dans la production de trains, de turbines électriques, d’équipements électroniques, nucléaires et aéronautiques. Il comptait près de 200 000 salariés.

« Les privatisations ont accéléré la désindustrialisation en évacuant plus rapidement les activités les moins rentables » – Stanislas Kihm

L’entreprise est privatisée en 1987 et coupée en deux quelques années plus tard : Alsthom, d’un côté, pour les matériels de transport, et Alcatel, de l’autre, pour regrouper les activités autour des télécoms. Alcatel voit arriver en 1995 un nouveau patron : Serge Tchuruk. Celui-ci opère un recentrage très net de l’activité sur le cœur de métier : l’équipement télécom. Les autres activités et fonctions support ou périphériques sont vendues une à une.

« Serge Tchuruk a avancé sa vision stratégique : une entreprise sans usine. Les sites de production sont vendus et le groupe se concentre uniquement sur la conception, les brevets et la vente », pointe Tristan Auvray, économiste à l’université Sorbonne-Paris Nord.

Désindustrialisation ? Certes. Mais, surtout, « c’est un processus de financiarisation visant à conserver uniquement les actifs correspondant à la propriété intellectuelle, à l’instar d’un Nike ou d’un Apple », poursuit l’économiste.

Après sa fusion en 2006 avec l’américain Lucent, Alcatel est racheté par le finlandais Nokia en 2015. En 2020, l’entreprise ne comptait plus que 3 600 salariés avant que Nokia n’annonce une réduction d’effectif de 1 200 personnes.

A l’instar du dépeçage de CGE, les privatisations ont accéléré le démantèlement des conglomérats, ces entreprises qui combinaient plusieurs activités variées sans forcément que celles-ci aient des liens directs entre elles.

Une fois aux mains d’acteurs privés, « les actionnaires veulent savoir précisément ce qu’ils possèdent et n’aiment pas les conglomérats car ils ne peuvent pas identifier précisément les risques qui y sont associés », explique Stanislas Kihm, doctorant en histoire économique à Paris-Saclay.

Les actionnaires demandent à maximiser le bénéfice par action. Or, pour un conglomérat, la rentabilité correspond à la moyenne de celle de toutes ses activités, et ne permet donc pas de profiter des rendements les plus profitables.

« L’entreprise est donc appelée à se spécialiser, car c’est de cette manière qu’elle maximise son potentiel de croissance », résume Matthieu Montalban, économiste à l’université de Bordeaux.

Une cause de désindustrialisation

Suivant ce raisonnement, nombre d’entreprises opèrent un recentrage sur le cœur de métier. Saint-Gobain, qui avait des activités dans l’informatique, le textile ou encore la petite robinetterie, s’en sépare. Idem pour Renault, qui construisait toute sorte d’engins et garde uniquement la voiture particulière et l’utilitaire. Renault Trucks, constructeurs de camions et engins de chantier, est d’ailleurs aujourd’hui une filiale de Volvo.

Au lendemain de sa privatisation, le géant de la chimie RhônePoulenc divise par presque trois le nombre de ses activités en se séparant notamment de sa branche agrochimie. Les activités à plus faible valeur ajoutée sont ainsi progressivement fermées ou vendues.

« De cette manière, les privatisations ont accéléré la désindustrialisation en évacuant plus rapidement les activités les moins rentables », explique Stanislas Kihm.

Un des avantages des conglomérats était en effet de permettre des subventions croisées, les activités les plus profitables pouvant financer celles qui l’étaient moins. On pouvait lisser les différences de cycles entre les secteurs au sein d’un même groupe. La remise en cause de cette logique a donc accéléré le décrochage de certaines filières plus fragiles ou plus cycliques.

Dans le courant des années 1990 et 2000, la plupart des conglomérats privatisés ont été démantelés pour permettre l’émergence de grands groupes centrés sur un panel d’activités plus restreint. Un des exemples criants est le groupe textile Boussac.

Enchaînant les difficultés dans les années 1970, la société au bord de la faillite est nationalisée en 1981. Il s’agit d’un groupe avec de nombreuses usines de textile, des marques comme Dior et des chaînes de magasins tels que Conforama ou Le bon marché.

Le gouvernement socialiste, ne voulant pas gérer les déboires d’une industrie textile en grande difficulté, vend Boussac à un certain Bernard Arnault, héritier d’une PME familiale œuvrant dans l’immobilier.

« Entre 1985 et 1988, 31 entreprises du groupe sont vendues ou fermées, soit la majorité de ce qui constituait le groupe Boussac, détaille Thomas Grandjean, qui prépare une thèse sur le sujet à l’université Paris-Dauphine. Dès 1986, l’entreprise compte moins de 10 000 salariés, contre 21 000 en 1984. »

Ce démantèlement a surtout permis au nouvel actionnaire de mettre la main sur les quelques pépites, comme Dior ou Le bon marché, pour fonder un nouvel empire du luxe, devenu aujourd’hui LVMH. « Cela a accéléré la désindustrialisation du secteur textile en France, dont Boussac était à l’époque le deuxième plus grand groupe », pointe Thomas Grandjean.

Les privatisations ont été un épisode crucial dans la constitution des champions nationaux français

A l’instar de LVMH, la privatisation et le démantèlement de certains conglomérats ont donné naissance aux grandes multinationales françaises d’aujourd’hui. Pour grossir et gagner de nouveaux marchés, les directions d’entreprise poussaient une stratégie d’internationalisation. Or, la tutelle publique était perçue comme un frein à cette stratégie.

Un encouragement à la mondialisation

Car, d’une part, pour investir à l’international, il faut du cash. Ce qu’une entreprise à capitaux publics pouvait difficilement espérer de son actionnaire, l’Etat, dans des périodes de creusement du déficit budgétaire et où la Commission européenne scrutait toute aide d’un Etat à ses entreprises.

D’autre part, grandir à l’international signifie souvent racheter ses concurrents étrangers. Or, pour un pays étranger, voir une entreprise appartenant à l’Etat français mettre la main sur une firme nationale pouvait être perçu comme une nationalisation par la France. Si bien que les privatisations ont été l’étape nécessaire pour permettre et accélérer cette stratégie d’internationalisation.

L’histoire de Sanofi l’illustre. Après la privatisation du chimiste Rhône-Poulenc en 1993, celui-ci se sépare d’une grande partie de ses activités afin de se concentrer sur la pharmacie, et rachète de nombreux laboratoires. Puis il fusionne en 1999 avec l’allemand Hoechst pour donner naissance à Aventis. Ce dernier fusionne ensuite en 2004 avec Sanofi, qui n’était autre qu’une ancienne filiale du groupe public Elf-Aquitaine, privatisé en 1994 et racheté par Total.

« Pour l’industrie pharmaceutique, le fait de s’être autonomisée de la tutelle publique et de s’être séparée des activités moins profitables ou plus cycliques a favorisé la croissance externe et l’internationalisation, débouchant sur un vaste mouvement de fusions-acquisitions qui a créé les mastodontes d’aujourd’hui, tels Sanofi ou Pfizer », résume Matthieu Montalban.

Les privatisations ont donc été un épisode crucial dans la constitution des champions nationaux français. Mais n’est-ce pas une chance pour la France d’avoir des entreprises leaders mondiales dans leurs domaines ? Le pays en tire incontestablement des avantages, mais le revers de la médaille est que le lien de ces multinationales avec le territoire s’est dans le même temps amoindri.

« Ces politiques de champions nationaux ont renforcé une tendance du capitalisme français, qui est sa concentration dans des grandes entreprises dont les sièges sont parisiens mais au détriment d’un tissu industriel intermédiaire », résume Hadrien Coutant, sociologue à l’université technologique de Compiègne.

En exagérant un peu : ces entreprises n’ont plus de français que le nom et le siège social à La Défense. Plus de la moitié de l’emploi des grandes firmes françaises est aujourd’hui située à l’étranger, c’est plus que dans les autres pays qui ont su conserver une base industrielle comme l’Allemagne ou le Japon. Pour autant, la critique des privatisations ne doit pas cacher celle de l’Etat actionnaire.

« La financiarisation des entreprises, et notamment des entreprises à capitaux publics, ne s’est pas faite contre l’Etat : la puissance publique a été un des actionnaires poussant le plus à la financiarisation dans les années 2000-2010 », explique Hadrien Coutant.

L’idéologie dominante parmi les hauts fonctionnaires de Bercy s’est peu à peu imposée : faire de l’Etat un actionnaire comme un autre et en recul, avec comme résultat une désindustrialisation et une financiarisation accrues.

 

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