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Claire Hédon sur la réforme du RSA

Claire Hédon sur la réforme du RSA : «Qu'est-ce que c'est que cette société qui va renforcer les inégalités au lieu de lutter contre

par Amandine Cailhol, Libération, mardi 10 octobre 2023

 

Promis par Emmanuel Macron, le projet de loi «plein-emploi», qui conditionne notamment l'aide à quinze heures d'activité, doit être voté à l'Assemblée nationale ce mardi 10 octobre. Un «retour au XIXe siècle», pour la Défenseuse des droits, vent debout contre ce texte.

 

L'Assemblée nationale se prononce ce mardi 10 octobre, lors d'un vote solennel, sur le projet de loi «pour le plein-emploi». Ce texte, qui devrait être voté grâce aux voix des LR, impose plus de conditionnalité, et notamment quinze heures d'activité obligatoire ou des nouvelles sanctions aux allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Ancienne présidente d'ATD Quart Monde, la Défenseuse des droits, Claire Hédon, qui a commencé ce mandat de six ans non renouvelable et irrévocable en 2020, s'alarme des conséquences de cette réforme sur les plus précaires.

 

Au printemps, vous avez rendu un avis sur le projet de loi «plein-emploi» listant plusieurs craintes. A-t-il évolué après le passage du texte au Parlement??

Notre avis reste le même. Ce texte marque un renversement de ce qu'est notre droit constitutionnel. Dans le préambule de la Constitution de 1946, il est écrit que «tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence». Ce n'est pas un acte de charité ou la reconnaissance d'un mérite individuel, c'est un devoir de solidarité qui pèse sur la nation et qui est inconditionnel. C'est pour cela que la Défenseuse des droits s'est emparée du sujet : on parle de respect des droits des personnes et de son corollaire, le risque d'atteinte aux droits. Et sur le principe, le texte pose problème.

 

Cette réforme est-elle selon vous inconstitutionnelle??

Ce n'est pas à moi de le dire. S'il y a un recours devant le Conseil constitutionnel, nous apporterons sans doute notre pierre à l'édifice. Ce que je vois, c'est que le droit constitutionnel impose un devoir de solidarité.

 

En défense de la réforme, certains arguent que le revenu minimum d'insertion (RMI) puis le RSA ont toujours été soumis à des obligations et que la possibilité de couper l'allocation existait déjà. En quoi ce texte crée-t-il un précédent??

C'est vrai qu'en l'état actuel, il y a des zones d'ombre sur la manière dont les gens peuvent se voir retirer le RSA, ce qui interroge déjà l'inconditionnalité de cette aide. Quand des départements annoncent de fortes baisses du nombre de bénéficiaires, c'est au prix d'un certain nombre de personnes rayées du dispositif. Mais nous avons peu de saisines à ce sujet.

 

Ce qui dit quelque chose de leurs difficultés, de la peur des représailles, de la fragilité des plus précaires. Cela augmente même le non-recours. Ce texte qui dit vouloir lutter contre le non-recours va de fait en créer.

 

Vous évoquiez dans votre avis un risque de stigmatisation des allocataires...

Cette réforme renforce l'inconscient collectif qui dit, en gros, que si les personnes sont dans cette situation, c'est qu'elles ont raté quelque chose dans leur vie, qu'elles l'ont bien cherché. Mais c'est l’État qui a failli, qui a manqué au respect de ses obligations, c'est la société qui a failli à aider ces personnes !

 

Les moyens mis en œuvre pour accompagner les bénéficiaires du RSA ont fortement baissé, il y a un vrai combat à mener là-dessus. Je préconise un droit opposable à l'accompagnement. Qu'il y ait quelques abus, bien sûr, mais la fraude au RSA, tout le monde s'accorde à dire qu'elle est minime. Pointer du doigt des personnes déjà stigmatisées en raison de leur pauvreté, les culpabiliser, parler de «remobilisation» [le texte prévoit un sanction nommée «suspension-remobilisation», ndlr], comme si elles voulaient ne pas travailler, c'est rajouter de la souffrance. Il y a aussi une forme d'hypocrisie. Au même moment, dans le projet de loi de finances, on baisse les crédits de l'expérimentation zéro chômeurs, ce qui veut dire que l'on ne va plus pouvoir faire entrer de nouvelles personnes dans le projet. Il n'y a pas de logique !

 

Selon vous, ce flou autour des quinze heures d'activités dont on ne connaît pas la nature peut-il ouvrir la porte à des abus des administrations??

Ces quinze heures ouvrent la porte à l'arbitraire et donc forcément à des abus, et aussi à de la pression accrue sur les travailleurs sociaux. C'est inquiétant. Le ministre [du Travail] répond qu'il y avait déjà des inégalités entre les départements. Certes, des départements rayent plus de bénéficiaires que d'autres, mais l'argument n'est pas entendable. Qu'est-ce que c'est que cette société qui va renforcer les inégalités au lieu de lutter contre ? Ces quinze heures vont aussi accroître les inégalités entre allocataires. Si vous êtes en zone rurale, comment vous rendez-vous à cet endroit où se déroule l'activité ? Vous avez des problèmes de mobilité, de coût du déplacement. Que va-t-on faire pour ces personnes-là ?

 

Je trouve par ailleurs déraisonnable de généraliser un dispositif avant d'avoir évalué une expérimentation. On n'attend même pas le résultat pour élargir. Il y a en France une des meilleures économistes sur le sujet, Prix Nobel, et on ne lui demande même pas d'évaluer la mesure, on n'écoute absolument rien de ce qu'elle dit. Esther Duflo a pourtant montré très scientifiquement qu'à chaque fois qu'on apporte une aide financière à des personnes, cela les aide à s'en sortir, tout prouve que ce n'est pas une trappe, mais au contraire un booster d'activité.

 

Vous attendiez des précisions sur les modalités d'accompagnement. Les avez-vous obtenues??

Le projet de loi reconnaît désormais un droit à l'accompagnement, mais c'est assez imprécis, c'est plus une mesure symbolique. Il faudra voir la mise en œuvre. Ce qui nous inquiète toujours, c'est le lien entre l'absence d'accompagnement et la sanction. Que se passe-t-il si l’État n'a pas les moyens de fournir les quinze heures et qu'il y a tout de même sanction?? Là, on ne sait pas. Je trouve inacceptable de faire porter ce poids aux bénéficiaires du RSA alors qu'il s'agit d'une responsabilité de l’État. Quel sera le recours?? Nous ne pouvons qu'inciter les gens qui vont être confrontés à ce genre de difficultés à nous saisir.

 

De même, sur l'inscription automatique des conjoints des bénéficiaires sur la liste des demandeurs d'emploi ?

On a clairement dit qu'on était absolument contre, cela pose plein de problèmes, y compris au regard du règlement général sur la protection des données. Obliger le conjoint d'un bénéficiaire du RSA à aller s'inscrire à Pôle Emploi est une atteinte à la vie privée. Au-delà de l'avis que j'ai rendu, il faut réfléchir à sortir de la déconjugalisation, qui n'est plus en phase avec la constitution des familles, et en majorité précarise les femmes.

 

En quoi l'évolution des sanctions constitue-t-elle un changement majeur??

Aujourd'hui, quand il y a une radiation, une équipe pluridisciplinaire composée de professionnels de l'insertion formule un avis. Or ce projet de loi prévoit que pour décider de la suspension de l'allocation, cette équipe n'est absolument plus consultée. Pour nous, cela fait courir un risque énorme d'arbitraire. Pendant les débats parlementaires, on a entendu l'argument : "Ce ne sera interrompu qu'un mois, deux mois, trois mois." Mais enfin ! Vous vous rendez compte quand vous vivez avec si peu et que vous perdez ces 534 euros chaque mois, ce n'est pas rien ! Cette réforme risque d'appauvrir davantage les plus pauvres. D'autant que pendant la suspension, aucun reste à vivre n'est prévu. C'est pourtant absolument essentiel.

 

Le RSA est déjà un reste à vivre...

Oui, le RSA n'est pas loin du reste à vivre. Mais là, il n'y a plus aucun garde-fou. Et on va continuer à avoir les Restos du cœur qui disent "on n'arrive pas à faire face, tellement il y a de personnes qui viennent" ? Non mais franchement, on est revenus au XIXe siècle ! On finance de la charité, on ne construit plus suffisamment de logements sociaux ou très sociaux depuis six ans. Puisqu'il n'y a plus d'accès au logement et que l'on a quand même un minimum de décence et d'humanité, on augmente les places d'hébergement. Et là, on va rayer les gens du RSA et augmenter les distributions alimentaires. Mais quelle est cette société fondée sur la charité et pas sur le droit ? Nous sommes dans une période de régression.

 

Le Parlement a aussi réduit de douze à trois mois les droits possiblement reversés une fois la sanction levée. Quelles conséquences ce choix aura-t-il ?

Nous voyons dans les affaires dont nous sommes saisis que les décisions ne sont pas prises en moins de trois mois. Imaginons que l'administration mette neuf mois à lever sa sanction, alors l'allocataire perdra six mois de RSA. Pour moi, il s'agit aussi d'un échec total, nous n'avons pas réussi à expliquer ce qu'était la pauvreté. La pauvreté, ce sont des atteintes aux droits dans tous les domaines, le droit au logement, le droit à l'éducation, le droit au travail, le droit à l'accès à la culture. C'est ça la réalité de la pauvreté. C'est un non-accès à un certain nombre de droits essentiels et une interdépendance de ces droits. Sur ces questions, à chaque fois, on travaille en «saucissonné», au lieu de prendre en charge les personnes dans leur globalité, et après on s'étonne que cela ne marche pas.

 

Dans les saisines individuelles auxquelles vous répondez sur le RSA, il y a bien souvent une autorité administrative qui ne prend pas le temps d'examiner le dossier. Comment y remédier ?

Nos réclamations concernent souvent des situations considérées comme des fraudes et qui se trouvent être des erreurs. Or il existe un droit à l'erreur dont l'administration doit garantir le respect. Il faut étaler la récupération des indus sur un temps long afin de garder un reste à vivre. Or souvent les caisses d'allocations familiales (CAF) ont pour injonction de les récupérer dans les deux ans. Je n'accuse pas les agents des CAF et les travailleurs sociaux, qui, dans l'ensemble, font un travail remarquable mais qui sont eux-mêmes mis sous pression.

 

Que pensez-vous du montant net social, cet outil introduit sur les fiches de paie pour faciliter les déclarations auprès de la CAF, mais qui s'avère souvent supérieur au montant net avant impôt, et peut donc faire baisser les droits ?

On parle beaucoup de minima sociaux, mais en fait, ce sont des maxima sociaux. On ne veut pas que les gens aient plus ! On a déjà vu une personne à qui les parents avaient fait un chèque de 50 euros au moment de Noël, et cette somme a été déduite du montant de son RSA car considérée comme des revenus. On a vu quelqu'un qui était en si grande difficulté qu'elle a vendu ses habits, ça lui a été déduit du montant du RSA. Quelqu'un qui avait vendu sa voiture, ça lui a été déduit du montant du RSA... Souvent en considérant que c'était frauduleux.

 

Être démuni, ne pas avoir de solution peut entraîner le désespoir ou la violence. On a vu récemment l'accueil du siège du département du Nord à Lille être saccagé par un homme qui venait de se faire retirer son droit au RSA. Faut-il craindre une explosion de la crise et de la violence sociales ?

C'est un risque. Ce qui m'impressionne dans toute cette histoire, c'est à quel point nous sommes en train de mettre en place l'équivalent de l'Universal Credit au Royaume-Uni [mis en place en 2012]. Or cela a rayé de nombreuses personnes des aides sociales, et conduit à augmenter le nombre de SDF à Londres. Le gouvernement français s'est toujours défendu de vouloir faire quelque chose d'équivalent, mais c'est exactement le chemin qu'il choisit aujourd'hui.