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Formes élémentaires du dévoiement – Pourquoi, malgré tout, défendre l’universalisme ? 1/2 Par Alain Policar, politiste. Publié sur AOC  le 15/02/2023

Devant les détournements de l’universalisme par des courants nationalistes et racistes, la nécessité de redéfinir ce concept devient impérative pour préserver son essence humaniste. Ce premier article d’une série en deux parties nous convie à une réévaluation critique de l’universalisme.

 

Peut-on encore défendre l’universalisme alors que son invocation a servi de caution aux causes les plus douteuses ? Alors qu’il est aujourd’hui instrumentalisé par le national-républicanisme ? Alors, enfin, qu’il est l’objet d’une contestation de principe, principalement par la pensée décoloniale ?


Mon objectif est de montrer que, malgré tout, il est souhaitable de le sauver. Essentiellement, parce qu’il n’est pas intrinsèquement lié à ses usages dévoyés, mais aussi parce qu’il est au fond impossible de s’en passer. Peut-être aussi parce qu’il est anthropologiquement fondé.

Dans la préface qu’il donne en 1961 aux Damnés de la Terre de Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre prononce une condamnation sans appel : « L’Européen n’a pu se faire homme qu’en fabriquant des esclaves et des monstres[1]. » Cette affirmation suppose un lien intrinsèque entre l’universalisme et le racisme auquel notre histoire donne un fort crédit.

 

L’universalisme au service de la colonisation

L’histoire témoigne, en effet, de l’équivocité de la revendication universaliste, souvent fondée sur la confusion entre l’universel et l’uniforme. Le mot n’a-t-il pas trop souvent servi à la méconnaissance des formes culturelles singulières et, corrélativement, à justifier la domination de l’Occident ?

La France, tout particulièrement, s’est souvent contenté d’exalter des principes dont elle s’est, tout aussi souvent, émancipée. L’universalisme est en quelque sorte devenu sa raison d’État, et le français, décrit comme la langue de la clarté et de la raison, a servi une supposée mission civilisatrice dont la France assumait la responsabilité (le « fardeau de l’homme blanc »). Elle a donc su justifier la colonisation en se réclamant parfois de valeurs humanistes, nonobstant la nature d’un projet au service d’une politique aux fondements raciaux qui s’exprime avec limpidité dans l’existence de privilèges pour les colons, faisant de ces derniers une sorte d’aristocratie, c’est-à-dire de race à part.

Dans son célèbre Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire reproche au « pseudo-humanisme » d’avoir « trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste »[2]. Rien ne justifie que nous nous glorifions de ces droits en détournant le regard sur la réalité de notre histoire : la célébration de la fraternité n’a empêché ni l’asservissement de populations soumises par la colonisation, et l’indifférence assez générale au racisme le justifiant, ni la collaboration avec le nazisme et la renonciation corrélative à la protection par la citoyenneté.

Il semblerait que la France ait bien du mal à renoncer à ce que Michael Walzer désigne comme l’universalisme de surplomb[3]. Par cette expression, le philosophe américain attire l’attention sur le caractère incertain (quant à ses effets) d’un universalisme, celui du judaïsme des temps prophétiques, qui se proposerait de servir de lumière pour les nations. Uniformément éclairées, certes, mais « la lumière étant faible et les nations récalcitrantes », il se peut que l’œuvre civilisatrice prenne beaucoup de temps, voire un temps infini. Les fondements mêmes du colonialisme et les raisons de son refus sont énoncés avec sobriété par le philosophe américain : « Les serviteurs de Dieu se tiennent au centre de l’histoire […], tandis que les histoires des autres sont autant de chroniques de l’ignorance et de conflits dépourvus de sens »[4]. L’idée, hélas courante, de l’existence de peuples sans histoire, est contenue dans cette vision fondée sur la confiance que les doctrines et les lois des dominants seront un jour universellement acceptées.

Dès 1958, Maurice Merleau-Ponty oppose à cet universalisme de surplomb un possible « universel latéral »[5]. L’expression a été reprise, et enrichie, par Souleymane Bachir Diagne qui le définit comme une « incessante mise à l’épreuve de soi par l’autre et de l’autre par soi » et le compare au fait d’apprendre à parler d’autres langues. Comme Ricœur, S. B. Diagne estime en effet que la traduction bien comprise c’est l’hospitalité langagière, l’acte de donner hospitalité dans sa langue à ce qui s’est pensé et créé dans une autre langue. Et le sens de l’hospitalité semble hélas manquer à ce qu’il me semble fondé de nommer national-républicanisme, soit la pensée dominante chez nos gouvernants et nombre de nos intellectuels médiatiques. 

 

Sacraliser la nation : le national-républicanisme

Étrangement, du moins en apparence, l’attachement incantatoire à l’universalisme est devenu un leitmotiv de l’identité nationale. Ce qui est proposé aux immigrés est de se plier aux traditions françaises, celles-ci étant supposées universelles par essence. L’universalisme alors n’est plus un humanisme ouvert à la diversité mais une forme de la résistance du nationalisme français. Or l’universalisme se fourvoie, jusqu’à se vider de sa substance, lorsqu’il fait de l’identité nationale la boussole du combat républicain. La confusion entre l’amour de la République et la sacralisation de la nation est largement à l’origine de la construction d’une mythologie politique indifférente à l’histoire, en l’occurrence au passé colonial français.

C’est certainement cette indifférence qui explique, au moins en partie, le rejet de l’antiracisme, du moins de ses formes les plus récentes[6]. On en observe les prémices dans les articles de Paul Yonnet dans la revue Le Débat et, surtout, dans l’infléchissement de la pensée de Pierre-André Taguieff, repérable dès 1993. Dans un article paru dans la revue esprit Esprit (mars-avril), significativement intitulé « Comment peut-on être antiraciste ? », il notait que « la notion de racisme paraît confuse, voire auto-contradictoire » et proposait de « refuser toute spécificité aux phénomènes ordinairement caractérisés en tant que racistes ». Il en déduisait « l’effacement de la valeur conceptuelle du terme de racisme », et voyait en lui un « opérateur d’illégitimation, applicable à tout comportement qu’un sujet se propose de dénoncer, de condamner ou de combattre ». Roger-Pol Droit écrivait alors lucidement : « N’allez surtout pas croire que le racisme ait la moindre réalité, ce n’est qu’une injure à éliminer. » Dès lors, on comprend que ce n’est pas le racisme qui pose problème, mais les mouvements qui s’y opposent. On est ainsi tout à fait disposé à accepter que non seulement l’antiracisme est plus préoccupant mais qu’il est aussi plus nocif que le racisme.

De ce mouvement vers la réaction, nous avions pourtant été avertis en 2002, par Daniel Lindenberg et son Rappel à l’ordre (sous-titré, sans ambiguïté, « Enquête sur les nouveaux réactionnaires »). L’ouvrage fut voué aux gémonies : l’histoire n’a pourtant invalidé aucune de ses propositions. Les réactionnaires d’hier et d’aujourd’hui condamnent la société métissée (la mixophilie, c’est-à-dire l’amour du métissage, étant définie comme le mal qui nous menace, en quelque sorte l’arme secrète du « grand remplacement » !), au nom de la prééminence de la nation sur l’individu et, chemin faisant, contestent l’idée d’une humanité commune. Ils se gaussent des « naïvetés » du cosmopolitisme, instruisent le procès de l’égalité et, bien entendu, celui de l’islam, n’hésitant pas à revendiquer leur islamophobie, tout en se plaignant de l’inconsistance « scientifique » du terme.

La confusion des idées, dont parlait Roger-Pol Droit dans l’article de 1993, a produit une aberration idéologique : au lieu de se préoccuper de la réalité des discriminations dont les personnes racisées sont victimes, on préfère reprocher aux antiracistes d’essentialiser les identités raciales, ce qui ferait d’eux, au moins implicitement, des racistes. C’est ne pas comprendre que la prise en compte des mécanismes de racialisation et d’assignation subie vise non pas à exalter des identités particulières mais, in fine, à déracialiser la société, objectif qui doit être considéré comme un bien collectif dont la réalisation est assimilable à un devoir de citoyenneté.

Faire de l’antiracisme une expression forte de la haine envers l’Occident et les Blancs, est incongru. Tout comme l’affirmation selon laquelle la « civilisation occidentale » est la seule et unique civilisation, la seule source de savoir légitime, et que, par conséquent, la pensée décoloniale est une imposture.

 

Le côté obscur de la modernité occidentale

L’affirmation décoloniale principielle est celle de l’indissociabilité de la colonialité[7] et de la modernité, ce qui explique que la date systématiquement privilégiée comme le moment des débuts de celle-ci soit 1492, moment de l’instauration d’un ordre colonial fondé sur l’émergence du commerce transatlantique triangulaire. Cette thèse s’ancre sur une réalité factuelle : c’est lors de cette période que se forge une identité européenne, celle du « nous contre le reste du monde », qui justifie l’asservissement de certaines populations au nom de leur infériorité supposée.

Dans cette perspective, la colonialité n’est pas un résidu ou une séquelle d’une violence originelle, le colonialisme, et la décolonialité, par conséquent, n’est pas réductible à la décolonisation. Il demeure, une fois cette dernière réalisée, les dimensions épistémique (colonialité du savoir) et ontologique (colonialité de l’être) de la subordination. Dès lors, on est fondé à préconiser la désobéissance épistémique, et à la justifier par l’injustice épistémique (notion introduite en 2007 par Miranda Fricker qui a le mérite d’insister sur la dichotomie entre, d’une part, connaissances et théories produites par l’Occident et, d’autre part, ce que les « autres » proposent, soit religions, folklores et mythes).

L’eurocentrisme est ainsi, pour parler comme Foucault, un régime de vérité fondé sur la confusion entre l’universalité abstraite et l’hégémonie. Sa critique est particulièrement explicite dans la pensée du philosophe argentin Enrique Dussel[8] (qui vient de disparaître) lorsqu’il évoque non seulement la négation des droits des Indiens mais aussi celle de « leur civilisation, leur culture, leur monde, leurs dieux au nom d’un dieu étranger et d’une raison moderne qui a donné aux conquistadors la légitimité nécessaire pour conquérir ». Et il ajoute : « Tel est le processus de rationalisation propre à la modernité : elle élabore le mythe de sa bonté (mythe civilisateur) au moyen duquel elle justifie la violence et se déclare innocente de l’assassinat de l’Autre »[9].

La modernité n’est plus ici le produit de processus internes au développement de l’Europe. Elle apparaît, bien avant l’arrivée des Lumières, lors de la rencontre de cette dernière avec l’Amérique, « quand l’Europe put se confronter à un “Autre” et le contrôler, le vaincre, le violenter, le détruire ; quand elle put se définir comme un “ego” découvreur, conquérant, colonisateur de l’Altérité constitutive de sa propre Modernité »[10]. La colonialité est un ordre social global, articulé autour de la « race », au sein duquel la domination exercée sur les populations non blanches est structurelle[11]. Aurélia Michel écrit, avec bonheur, « domi-nation » pour évoquer le premier moment de ce qu’elle nomme « le règne du blanc », soit entre 1790 et 1830. Ce règne reçoit le renfort du racisme biologique, lequel fonde « scientifiquement » la rupture fondamentale en humanité produite par l’esclavage. C’est dire que l’esclavage est central dans la construction de la modernité européenne puisque, une fois aboli, la « race » en perpétue la logique. De ces processus de racialisation qui ont accompagné la transformation des sociétés européennes[12], notre présent porte les stigmates. Pourtant, la tendance à marginaliser ce passé, à en faire une sorte d’accident ou d’anomalie au regard de l’universalité de nos principes, reste puissante.

Le dossier de l’accusation est, on le constate, extrêmement lourd. Pourtant je persiste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Si je devais résumer mon propos en quelques mots, je dirais que les instrumentalisations de l’universalisme ne mettent pas en cause le besoin d’universel. À de nombreux égards, il nous faut penser l’universel après l’universalisme.

NDLR : Alain Policar vient de publier L’universalisme en débat(s) (codir.), aux éditions du Bord de l’eau, et Le multiculturalisme en procès. Dialogue avec Isabelle Barbéris, aux éditions Mialet-Barrault.