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TRIBUNE

Guillaume Meurice : accuser l’humoriste d’aller trop loin, c’est lui reprocher de bien faire son travail

 

Toute tentative de faire taire la moquerie cède à une pulsion autoritaire, estime le critique et enseignant Adrien Dénouette, après que l’humoriste a été sanctionné par la présidente de Radio France pour avoir comparé dans une chronique Benyamin Nétanyahou à un «nazi sans prépuce».

 

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L'humoriste et chroniqueur radio Guillaume Meurice, à Bordeaux, en 2022. (Constant Forme-Bechera/Hans Lucas. AFP)

par Adrien Dénouette, Critique de cinéma et enseignant

publié le 10 novembre 2023 à 6h35

 

Le conseil de discipline a rendu son verdict. Pour sa blague comparant Benyamin Nétanyahou à un «nazi sans prépuce», l’élève Guillaume Meurice écope d’un blâme de mauvaise conduite. La sentence rappelle des précédents. En 2010, Stéphane Guillon et Didier Porte avaient pris la porte de la même maison pour les mêmes raisons : dérapages humoristiques à tendance gauchistes. Huit ans plus tard, Vincent Bolloré obtenait enfin la peau des Guignols, avant d’évacuer un à un tous les éléments perturbateurs de sa chaîne jusqu’à Sébastien Thoen, renvoyé pour un (très bon) sketch parodiant l’émission de Pascal Praud sur CNews. L’histoire se répète et la satire grand public continue de reculer, sans que personne ne tire la sonnette d’alarme. Ni dans la presse, dont la frilosité assourdissante laisse le champ libre à l’indignation facile, ni à la «Maison ronde», qui malgré un nombre croissant de chroniqueurs humoristiques, ne se fait jamais prier pour les faire taire.

 

Peut-on rire de tout ? L’humour politique a-t-il sa place sur le service public ? La ligne jaune gnagnagna a-t-elle été franchie gnagnagna ? On connaît la rengaine. A intervalle régulier, le débat refait surface, et nous laisse dans l’impasse, la réflexion n’ayant pas progressé d’un millimètre en vingt ans de polémiques stériles. Les rappels à la «responsabilité» et à la «décence» dans l’affaire du «nazi sans prépuce» en apportent encore la preuve, même si Radio France n’est pas la seule fautive. Comme en témoigne le vide accablant d’autorités compétentes dans l’arène publique, l’incompréhension de la satire a dépassé le stade des goûts et des couleurs pour devenir un problème de société. Nulle part, elle n’est défendue avec force, nulle part ses bêtises ne sont appréciées à leur juste valeur, et ses fauteurs de troubles protégés des appels à censurer au nom de la raison, de la sensibilité de chacun, et de je ne sais quelles oreilles innocentes.

 

Une affaire de goût

 

Alors même qu’il s’agit avant tout d’une affaire de goût, et donc d’appréciation esthétique, l’humour est un angle mort de la critique. Résultat, partout le débat se heurte à des problèmes de définition élémentaires, comme je l’ai constaté en parlant de mes travaux sur le rire et la satire, dont la fonction d’être déraisonnable, vulgaire, sale quand tout le monde se voit bien propre, se heurte presque toujours à un mur de méconnaissance et la nécessité d’un gros travail de désherbage. A croire qu’il n’existe aucune étude sérieuse sur le sujet, aucun spécialiste à l’université, dans les milieux culturels, et que la France de Rabelais, de Daumier, de Charlie Hebdo, n’a jamais pratiqué le persiflage.

 

Accuser à l’humoriste d’aller trop loin, c’est lui reprocher de bien faire son travail. Quand sa direction lui demande d’être exemplaire «comme les autres employés de Radio France», elle méprise deux choses. D’abord, sa liberté de provoquer, protégée par le droit à la satire. Ensuite et surtout : que l’humoriste fait profession de désobéir. Oui, Guillaume Meurice a franchi la limite, on le paie pour cela. Car l’humoriste n’est pas «n’importe quel employé», sa parole n’informe pas, elle tourne en dérision le sérieux des autres sous le masque d’un personnage. Dans l’exercice de la satire, son travail est d’être le plus irresponsable possible, de dire ce que personne d’autre n’oserait dire, en suspendant les choses sérieuses le temps de faire régner cette parole anarchique – pour de rire. Plus on lui demandera de se tenir tranquille, plus il sera tenté de semer le chaos, exactement comme l’élément perturbateur qu’il devait être à l’école. C’est pourquoi les rappels à l’ordre n’ont pas d’effet sur lui, et que l’humoriste, en refusant de s’excuser, fait honneur à son rôle de parasite.

 

Pulsion autoritaire

 

Toute tentative de faire taire la moquerie cède à une pulsion autoritaire. C’est la leçon oubliée des Misérables et de la mort de Gavroche, chambreur de haute voltige buté pour avoir provoqué la garde royale. Au fond, les rappels à l’ordre de Radio France répondent à la même passion. Ils révèlent les impostures morales de l’époque, qui sous le masque de la bienveillance trépigne d’instaurer la tyrannie des susceptibles. Quand elle pointe du doigt la confusion entre humour et opinion chez Meurice, la direction est hypocrite. France Inter a-t-elle réellement attendu le 29 octobre 2023 pour réaliser qu’elle abritait de l’humour politique ? Cela fait quinze ans qu’elle en diffuse. La question de cet humour-là sur le service public se pose, mais qui la station espère-t-elle duper en se déchargeant sur l’humoriste ? La seule responsable, c’est elle. Meurice, lui, fait du Meurice. Quant à sa blague, je ne la trouve pas obscène, je la trouve grossière. La vraie obscénité est dans l’esprit tordu de ceux qui désirent y voir de l’antisémitisme à tout prix.

 

La satire est un contre-pouvoir à la domination des puissants. Sa dérision perce une issue dans le couple passion-raison à la manière d’une troisième voie, pointant l’absurdité des deux autres. La laisser décliner sans se demander quels intérêts servira son absence (alors qu’il suffit de suivre la main qui la désactive), c’est ignorer les tensions qu’elle soulage, le rôle clé qu’elle occupe dans une société d’expression libre. Sans la satire des Guignols, qui agissait sur moi comme un décontractant, comment aurais-je dédramatisé le journal plombant de David Pujadas lors des attentats du 11 septembre, puis le climat déprimant des invasions de l’Afghanistan et de l’Iraq ? La marionnette de Ben Laden avait-elle respecté «le temps de l’émotion» ? «Barbie spissdikounass» avait-elle pris soin de tourner sept fois sa langue dans sa bouche pour s’assurer d’avoir fait preuve de «discernement» ? A l’heure des parallèles douteux déplorant l’importation du «Hamas à Arras» par Zemmour sur BFM TV, le manque de satire se fait cruellement sentir. Entre cette punchline et le «nazi sans prépuce» d’un humoriste que personne n’oblige à écouter, c’est de la seconde que l’on choisit de s’émouvoir. Preuve s’il en fallait que personne n’ait jamais été Charlie dans ce pays de petits cafardeurs.