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Les autres en nous

Un champ de recherche encore méconnu est en train de bouleverser nos connaissances en biologie : le microchimérisme, c’est-à-dire la présence, en chacun de nous, de cellules en provenance d’autres individus.  

L’histoire était simple. Réconfortante. Un spermatozoïde qui rencontre un ovule, formant notre toute première « cellule-œuf ». Laquelle se divise en deux cellules filles. Chacune se divisant à son tour, et ainsi de suite, jusqu’à former un embryon, puis un fœtus, puis un bébé qui grandira encore. Si bien qu’à la fin, on est constitué·e de plusieurs centaines de milliards de cellules, toutes en provenance de cette unique et minuscule cellule-œuf. Toutes porteuses d’une combinaison inédite de 23 chromosomes maternels et de 23 chromosomes paternels. Voilà de quoi ragaillardir notre ego, nous offrir un « je » singulier, homogène, immuable. Parfaite rampe de lancement pour le mythe du self-made-man ou de la self-made-woman. 

Le hic, c’est que cette histoire, imprimée dans tous les livres de biologie, est fausse. Dans notre sang, notre cœur, nos poumons ou encore notre cerveau, se cachent des cellules qui ne proviennent pas de cet œuf originel. Des cellules qui nous viennent d’ailleurs. Il ne s’agit pas ici des milliards de cellules microbiennes qui cohabitent dans nos organes. Non, même parmi nos cellules humaines, certaines cachent un génome différent du « nôtre ». Et pour cause : elles proviennent d’autres êtres humains. « Nous sommes tous des êtres chimériques », dit Nathalie Lambert, directrice de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), l’une des spécialistes françaises du domaine.

 

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© Illustration : Justine Vernier

Dans la mythologie grecque, Chimère est un monstre formé d’une tête de lion, d’un corps de chèvre et d’une queue de serpent. C’est en 1953 qu’apparaît pour la première fois le terme de « chimérisme » pour décrire la présence de cellules humaines d’origines différentes à l’intérieur d’un même organisme. « Une juxtaposition incongrue », s’étonnent les biologistes anglais qui ont découvert, dans le sang d’une certaine Mme « McK », deux types de globules rouges : les uns du groupe O, les autres du groupe A.

Chimérisme gémellaire

À l’époque, la chose est inconcevable. Selon les lois de l’immunologie, nous sommes doté·es d’un outil de défense territoriale capable de reconnaître nos propres cellules, toutes identiques, et de rejeter les autres, le « non-soi ». Notre système immunitaire ne saurait tolérer de manière durable des cellules « étrangères ». En réalité, d’autres chercheurs ont déjà identifié ce phénomène sur… des bovins jumeaux. « Les cellules sanguines sont apparemment capables de s’établir dans le sang de jumeaux, écrivait Ray Owen en 1945, et continuent de fournir des cellules distinctes de celles de l’hôte vraisemblablement tout au long de sa vie. »

Le même phénomène existe chez les êtres humains, comme le prouve Mme McK. De fait, la jeune femme avait, elle aussi, un faux jumeau, avec lequel elle a échangé des cellules in utero. La découverte est d’autant plus bouleversante que son frère est mort lorsqu’ils avaient trois ans. Certaines de ses cellules lui ont donc survécu.

Un demi-siècle plus tard, c’est au tour d’une Américaine nommée Karen Keegan d’affoler les biologistes. À 52 ans, elle doit subir une greffe de rein. L’approche préférée des transplanteurs consiste généralement à prélever l’organe chez un donneur compatible vivant. Les médecins commencent alors leurs explorations sur les trois fils de Karen. C’est alors qu’ils découvrent que deux d’entre eux ne correspondent pas à son ADN. Génétiquement parlant, ils ne peuvent pas être ses enfants.

Elle accouche de ses neveux

Intrigués, les médecins examinent Karen en détail (sa peau, ses cheveux, un bout de thyroïde conservé après une opération…) et découvrent dans certains échantillons deux populations distinctes de cellules : l’une compatible avec son « vrai » fils, alors que les marqueurs génétiques de la seconde correspondent à ceux retrouvés sur les deux autres garçons. Ces deux populations de cellules partagent environ la moitié de leur ADN. Aux yeux de la génétique, elles pourraient donc provenir d’une sœur ou d’une fausse jumelle. Sauf que cette fois, Karen n’a ni sœur ni jumelle.

Seule explication possible, conclurent les biologistes : ces cellules proviendraient d’une jumelle dite « évanescente ». À l’origine, deux ovules auraient été fécondés dans le ventre de la mère de Karen, formant deux embryons de filles. Mais très vite, ces deux embryons auraient fusionné, n’en formant plus qu’un. Un fœtus chimérique, constitué de deux lignées cellulaires. Y compris à l’intérieur même des ovaires. Voilà comment, des années plus tard, selon l’ovule dans lequel plongeront les spermatozoïdes, Karen accouchera de ses enfants comme… de ses neveux ! Des « neveux » dont la mère n’a en réalité jamais existé.

Ce scénario ébouriffant pourrait ne pas être aussi exceptionnel qu’on le croit. Selon certaines données, 10 à 30 % des grossesses démarreraient en réalité avec plusieurs embryons. Or, à peine 1,5 % d’entre elles se solde réellement par des naissances gémellaires. Ainsi, bon nombre d’entre nous avons démarré notre vie utérine avec un jumeau, ne serait-ce que quelques jours. Un jumeau qui a pu nous léguer quelques-unes de ses cellules, qui constituent aujourd’hui tout ou partie d’un de nos organes.

Le chimérisme fait mentir l’ADN

La plupart du temps, la présence de ces cellules est invisible. Parfois, lorsqu’elles se trouvent dans certaines zones de la peau ou dans l’iris, elles peuvent entraîner des taches de couleurs différentes. Plus gênant : ces cellules peuvent aussi se retrouver au sein des organes génitaux et entraîner des développements anormaux dès lors qu’elles portent des chromosomes du sexe opposé.

De manière beaucoup plus rare, elles peuvent aussi, comme dans le cas de Karen, loger dans les gamètes et brouiller la transmission génétique, rendant ineptes nos tests ADN de filiation. En 2015, à Washington, un homme avait procédé à un test de paternité à la suite d’une fécondation in vitro. Face au résultat négatif, il avait porté plainte contre le centre de procréation médicalement assistée, s’estimant victime d’une erreur de manipulation de son sperme. L’enquête permettra de découvrir que 10 % de ses spermatozoïdes contenaient en réalité un ADN autre que le sien : celui d’un frère jumeau évanescent.

« L’une des conséquences les plus marquantes de cette étude de cas est de souligner que certains tests de paternité traditionnels qui ont abouti à des résultats négatifs (le parent testé a été exclu en tant que parent biologique) peuvent avoir été erronés, car le parent présumé peut avoir un chimérisme non diagnostiqué », préviennent les chercheurs qui ont mené l’enquête. Pour l’heure, seulement une dizaine de cas similaires ont été recensés dans le monde.

Échanges transplacentaires

À ce chimérisme d’origine gémellaire s’ajoute un autre, plus discret mais qui touche chacun·e d’entre nous : les échanges cellulaires transplacentaires. On imagine trop souvent le placenta comme une barrière protectrice que seuls franchissent les nutriments et gaz essentiels au bien-être du fœtus. Il n’en est rien. Grâce aux outils modernes, on découvre que cette « frontière » est traversée par tout un tas de cellules, dans un sens comme dans l’autre.

Il y a d’abord des cellules maternelles qui viennent à l’intérieur de la poche placentaire, via le cordon ombilical, et s’incrustent dans l’un ou l’autre des organes du bébé en développement. Ainsi, nous portons tous des cellules de nos mères dans notre corps, même après 40 ans.

Il y a ensuite, comme à rebours de la transmission classique, des cellules fœtales qui quittent le placenta et viennent s’installer dans l’organisme maternel. Les femmes conservent en effet les cellules de tous les embryons qu’elles ont portés, qu’ils aient donné naissance ou non à un enfant. Même en cas de fausse couche ou d’avortement, des cellules s’immiscent dans l’organisme maternel. Et peuvent ensuite s’implanter durablement dans tous les organes. Une étude menée chez la souris montre que des cellules d’origine fœtale peuvent même se transformer en neurones dans le cerveau de leur mère, à peine quelques semaines après la mise bas !

La somme de ce que nous sommes

Plus renversant encore : « Nous avons trouvé des cellules de grands-mères dans le sang de cordon de nouveau-nés », retrace Nathalie Lambert. Et d’autres travaux révèlent également l’existence de cellules en provenance de nos aîné·es (chez la souris, mais aussi chez l’humain). Pour les chercheurs, l’explication est la suivante : puisque nos mères possèdent des cellules de leur mère ainsi que des embryons qu’elles ont hébergés, toutes ces cellules sont susceptibles de (re)traverser le placenta et de s’installer dans nos organes en développement.

On parle ici de microchimérisme, car ces cellules sont rares (environ une pour cent mille en moyenne). « Il existe probablement d’autres sources de microchimérisme qu’on ne connaît pas encore », indique Lee Nelson, qui a passé toute sa carrière à traquer et comprendre ce phénomène, au sein de l’Institut Fred-Hutchinson, à Seattle. La preuve : en 2005, une étude française révélait que plus de 60 % des fœtus féminins mort-nés et 80 % des petites filles de moins de 2 ans possèdent des cellules microchimériques mâles dans leur foie. Or, il est peu probable qu’elles aient toutes eu un jumeau évanescent ou un aîné garçon.

Cicatriser les blessures

Jusque dans les années 2000, les recherches visaient avant tout à dénicher ces rares cellules, à traquer leur provenance. Désormais, les travaux tentent de comprendre leur rôle. Et l’histoire devient encore plus passionnante. Car ces cellules chimériques ne restent pas oisives dans nos organismes. Elles prennent part aux activités physiologiques de l’organe où elles s’installent. Elles deviennent des cellules fonctionnelles de la peau, des poumons, du foie ou encore du cœur, comme sur cette vidéo où vous pouvez voir une cellule cardiaque prélevée sur une souris gestante (« enceinte »), en provenance de l’un de ses fœtus.

 

© Crédit : Kara et al., Circulation Research, Jan 2012

Après avoir reproduit l’équivalent d’un accident cardiaque chez des souris gestantes, sans mettre en péril leur vie ni celle de leurs fœtus, Hina Chaudhry, de l’hôpital Mont-Sinaï de New York, a en effet montré que des cellules fœtales quittent le placenta et viennent se loger spécifiquement dans les régions abîmées du cœur maternel, où elles se transforment en cardiomyocytes fonctionnels ou en vaisseaux sanguins. « C’était vraiment impressionnant de découvrir ça, raconte Hina Chaudhry. Les cellules fœtales viennent réparer le cœur maternel. » Et pas seulement maternel : lorsqu’elles sont injectées dans la circulation sanguine de souris mâles ayant subi un accident cardiaque, ces cellules œuvrent également à la réparation !

Même chose pour une blessure cutanée : lorsqu’on coupe un bout d’oreille à une souris gestante, des cellules en provenance de ses fœtus vont venir spécifiquement dans son oreille pour participer à sa réparation. « Ce phénomène de régénération des plaies cutanées grâce aux cellules d’origine fœtale, j’y crois dur comme fer », affirme aujourd’hui Kiarash Khosrotehrani, de l’université du Queensland (Australie), qui a mené ces expériences dans différents laboratoires.

Une affaire d’équilibre

Dans d’autres situations, ces mêmes cellules semblent au contraire être à l’origine d’inflammations chroniques, comme si l’organisme maternel les reconnaissait comme étrangères et tentait sans cesse de les éliminer. Elles seraient alors à l’origine de certaines réactions que l’on croyait jusqu’ici « auto-immunes ». Un abus de langage car, dans ce cas, le système immunitaire s’attaque non pas à nos propres constituants mais à ces cellules d’autrui en nous.

« Nous avons compris qu’une cellule microchimérique est capable du pire comme du meilleur, c’est une histoire d’équilibre », résume Nathalie Lambert, qui cherche aujourd’hui à comprendre ce qui peut faire basculer ces cellules du côté obscur. Bien qu’il reste encore de nombreuses inconnues, on découvre aujourd’hui qu’en fonction de la quantité de ces cellules, du timing de leur acquisition, ou encore du type de tissu dans lequel elles s’installent, les conséquences peuvent être très différentes.

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Une chose est sûre : ce champ de recherche, injustement méconnu, révèle à quel point nous sommes plus hétérogènes qu’on ne le croit. Dès nos premiers instants, nous nous construisons par et avec les autres. « Les cellules microchimériques rejoignent leurs compagnons bactériens pour nous faire comprendre que nous ne sommes pas ce que nous pensions être », résume l’historienne des sciences Aryn Martin, de la York University (Canada). Je est un nous.