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Il n’oublie pas les visages

Ghassan Abu Sitta Palestinien d’origine, ce britannique spécialiste de reconstruction faciale s’est précipité à Gaza après le 7 octobre.

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En près de trente ans de carrière à «réparer» les rescapés de guerre en Syrie, au Yémen, en Irak et au Sud-Liban, Ghassan Abu Sitta pensait avoir été confronté au pire. Pendant quarante-trois jours dans la bande de Gaza, le médecin spécialisé en chirurgie plastique et reconstructive a découvert un niveau d’horreur sans précédent : «C’est la différence entre une inondation et un tsunami. Le nombre colossal de blessés, les enfants amputés, les visages défigurés… L’ampleur n’avait rien à voir», souffle l’homme de 54 ans, qui a repris du service dans sa clinique impeccable d’un quartier huppé de Londres. Le médecin à la barbe grisonnante et aux épaisses lunettes noires est l’un des rares à témoigner de la situation apocalyptique dans l’enclave assiégée depuis le début de l’offensive militaire israélienne. Palestinien de naissance, devenu Britannique d’adoption, il a sauté dans un avion le 7 octobre, quelques heures seulement après l’attaque sanglante du Hamas dans l’Etat hébreu. Il considère cette attaque comme «la conclusion logique de seize années de siège» imposé par Israël dans la bande de Gaza. «Je savais qu’il y aurait des représailles, même si j’imaginais une version plus ou moins similaire au conflit de 2014, se souvient celui qui a exercé à Gaza durant les trois précédentes guerres.

J’avais de l’expérience et j’ai senti que j’avais un devoir à accomplir.» Embarqué parmi les équipes de Médecins sans frontières, il passe le check-point de Rafah, entre l’Egypte et la bande de Gaza, le 9 octobre à 11 heures. Le poste-frontière, crucial pour acheminer de l’aide humanitaire, est bombardé deux heures plus tard par l’armée israélienne, plongeant le petit territoire de 365 km² dans une spirale mortifère sans fin. Lorsqu’il décrit «l’enfer» de la bande de Gaza, le chirurgien à l’apparente force tranquille a le regard dans le vide. Il scrute l’horizon, comme si ses souvenirs distillaient en lui une douleur diffuse. Les informations partagées le 11 octobre sur le compte Twitter de celui qui s’est improvisé lanceur d’alerte laissent deviner la brutalité des premiers jours de guerre : «Sous la boue, le gravier et le sang, on trouve les tresses et le bandeau rose. Une jolie petite fille de 6 ans avec d’horribles blessures au visage. La mère est morte.»

Le Britanno-Palestinien, qui se définit comme «laïc», décrit des quartiers entièrement rasés dans la ville de Gaza, des cratères de 15 à 20 mètres dans des zones résidentielles, l’odeur des cadavres en décomposition sous des montagnes de gravats. Ghassan Abu Sitta passe la majeure partie de son temps à exercer à Al-Shifa, le principal hôpital de l’enclave, d’une capacité de 600 lits. «Avant la fin de la première semaine, l’hôpital était déjà plein. Toutes les deux minutes, des ambulances arrivaient avec cinq ou six blessés. Nous nous sommes retrouvés avec plus de 2 500 patients, soignés dans des conditions épouvantables. Le lieu s’est transformé en un camp de déplacés internes.» Son travail bénévole consiste à réparer les visages et les membres de civils brûlés ou déchiquetés par les bombes. La moitié d’entre eux sont des enfants. Le chirurgien assure que ni lui ni ses collègues n’ont soigné des membres du Hamas. Il présume que les islamistes possèdent leur propre système de santé dans leur réseau de tunnels.

Très vite, les soignants font face à une grave pénurie de médicaments en raison du blocus imposé par Israël. Dès la deuxième semaine, Ghassan Abu Sitta ne parvient plus à se procurer de chlorhexidine, un antiseptique qui permet de nettoyer la plaie avant une opération. Faute de mieux, il confectionne un mélange composé de vinaigre, d’eau et de liquide vaisselle. Il substitue le paracétamol à la morphine pour calmer les douleurs. Plus tard, la kétamine vient à son tour à manquer. Les plaies des blessés s’infectent et le chirurgien commence à pratiquer des amputations sans anesthésie. Environ cinq ou six fois par jour. Une première dans la longue carrière du médecin, qui a dirigé de 2011 à 2020 le service de chirurgie plastique de

l’université américaine de Beyrouth, où il a passé 40 % de son temps à soigner des blessés de guerre originaires de Syrie et d’Irak.

Né au Koweït d’une mère libanaise et d’un père palestinien, dont la famille s’était réfugiée dans la bande de Gaza en 1948, Ghassan Abu Sitta se passionne pour la médecine de guerre lorsqu’il tombe sur une photo d’une salle opératoire lors de la guerre du Liban. Il n’a alors que 13 ans. Son premier séjour dans la bande de Gaza remonte à la première Intifada à la fin des années 80 alors qu’il est encore étudiant. Il y retourne en tant que professionnel lors de la seconde Intifada (2000-2005), juste après son mariage avec Deema, une Gazaouie qui a étudié les relations internationales. «Nous avons littéralement passé notre lune de miel dans le camp de Jabaliya [à l’extrémité nord de la bande de Gaza, ndlr]». Diplômé de l’Université de Glasgow, il vit à Londres depuis trente-cinq ans.

De retour dans la capitale britannique, où il a retrouvé son épouse et ses trois enfants (de 13, 16 et 19 ans), Ghassan Abu Sitta est encore éprouvé par cette expérience traumatique dans la bande de Gaza. Dans l’impossibilité de poursuivre son travail de chirurgien en raison de l’effondrement du système de santé, le quinquagénaire a quitté précipitamment l’enclave le 21 novembre. Des images continuent à le hanter, comme celle d’un petit garçon de 3 ans à qui il a dû couper un bras ou de cette centaine de bambins devenus orphelins. Il passe ses journées à faire défiler sur son écran les terribles nouvelles qui lui proviennent de Gaza, où il a laissé des proches et des confrères. Son beau-père de 76 ans n’a plus donné signe de vie depuis le jour de Noël. Il serait détenu dans un camp d’internement que les Israéliens ont mis en place dans le désert aride du Néguev. «Submergé par le sentiment de culpabilité», le chirurgien s’est rendu à La Haye pour témoigner dans le cadre d’une enquête de la Cour pénale internationale sur les crimes de guerre.

Le médecin assure de manière catégorique qu’il a soigné des blessures au phosphore blanc. «Il provoque de graves brûlures, souvent jusqu’à atteindre les os. Les patients présentaient des brûlures circulaires noires», décrit-il. Ou des personnes touchées par des missiles Hellfire, aussi appelés «bombes ninja», dont les lames provoquent des amputations. La veille de notre rencontre a été particulièrement éprouvante pour le chirurgien. Deux jours seulement après que la Cour internationale de justice a évoqué un «risque sérieux» de génocide à Gaza, une dizaine de pays, dont le Royaume-Uni, ont suspendu leur financement à l’agence onusienne pour les réfugiés palestiniens, ultime bouée de sauvetage pour les 2,3 millions de Gazaouis. «J’ai été complètement abasourdi. C’est comme si le gouvernement britannique savait qu’il y avait un potentiel génocide et qu’il assumait de vouloir y participer.»

 

Publication:Libération