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Contre l’expertise. Retour sur un savoir inaudible

 Revue Zilzel, 2023/2 no 13, Pages 333 à 366

 

 

En 2015, l’introduction du Dictionnaire critique de l’expertise rappelait la phrase de Philippe Roqueplo selon laquelle « l’expression d’une connaissance scientifique ne revêt valeur d’expertise que dans la mesure où elle s’articule à un processus décisionnel et c’est précisément cette articulation qui lui confère sa valeur d’expertise. » [1] Le Dictionnaire lui-même possède deux entrées incluant le terme de sciences : « Sciences réglementaires » et « Sciences sociales », mais pas d’entrée pour les sciences naturelles, comme si ces dernières étaient en deçà du processus d’expertise. Il se pourrait que la crise sanitaire ait éclairé d’un jour cruel cet « en deçà ». Les premières années de la pandémie de Covid-19 ont donné lieu à une débauche d’expertises allant des cabinets de consultance privés aux cabinets ministériels, des agences sanitaires aux médias, en passant par des comités scientifiques. Mais il a été très difficile aux scientifiques de se faire entendre sur de nombreux points parmi lesquels la transmission de SARS-CoV-2 par voie d’aérosol. Au travers d’un retour d’expérience, détaillant comment cette donnée scientifique majeure a été, dans ces circonstances de crise, écoutée par des agents économiques privés et occultée par le pouvoir politique, cette étude entend analyser et montrer les limites de la stratégie de contre-expertise [2] prétendant retourner la rhétorique expertale pour en faire un levier d’action publique.

L’expertise par temps de crise : rappel du contexte

Rien ne me prédisposait au rôle d’expert sur un quelconque sujet, a fortiori sur la sécurisation des centres commerciaux vis-à-vis du risque de transmission épidémique du coronavirus SARS-CoV-2. Universitaire et physicien, je suis fermement attaché au principe d’autonomie de la recherche scientifique vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir – politique, religieux et économique – et n’en fais pas mystère. Par ailleurs, je suis de ceux qui déplorent les conséquences sociales et climatiques du développement conjoint de l’usage de la voiture et des centres commerciaux. Enfin, je travaillais depuis quelques mois intensivement sur la micro-physique des brouillards et des nuages lorsque le Covid-19 a fait irruption dans nos vies, et n’avais alors que de vagues notions d’épidémiologie. Aussi, recevoir le 3 février 2021 un message électronique informel d’un cadre dirigeant d’Unibail-Rodamco-Westfield (URW) me demandant un entretien présentait-il un caractère improbable. Le problème posé alors par cette firme qui exploite de grands centres commerciaux est simple à exposer. Fin janvier 2021, le gouvernement a pris la décision de maintenir fermés les centres commerciaux de plus de 20 000 m2, ce qui engendre une perte de plusieurs millions d’euros par jour pour le groupe URW. Les cadres du groupe n’ont qu’une urgence : obtenir de l’exécutif la réouverture des centres commerciaux.

Il s’agit d’abord d’un problème politique. Faute de comprendre les mécanismes de transmission de SARS-CoV-2, le gouvernement a décidé de confiner une large partie de la population, puis de maintenir fermés des lieux recevant du public, pour diminuer le nombre de contacts (en un sens flou) de chaque individu. Dès lors, ces lieux ont été hiérarchisés selon des critères d’utilité sociale et, ce choix qui n’a pas été soumis au débat démocratique contradictoire, n’en demeure pas moins politique. Ainsi, les lieux de cultes religieux ont été maintenus ouverts, et l’Université – lieu d’élaboration et de transmission des savoirs – fermée le plus longtemps possible. Au contraire, l’École a été ouverte dès que possible, sous la pression des lobbies patronaux, pour remplir l’office d’une garderie à l’usage des salariés. La circulation des marchandises, jugée de « première nécessité », a été assurée avec des capacités logistiques intactes, effectuées par les travailleurs pauvres du secteur privé. Bien que les enquêtes épidémiologiques indiquent une moindre transmission dans les commerces de grand volume, l’exécutif a choisi de n’ouvrir que les commerces de centre-ville – les supermarchés n’ont, eux, jamais fermé. Les cadres dirigeants des firmes exploitant des centres commerciaux sont stupéfaits de la fermeture spécifique qui les touche, malgré de puissants relais au sein de l’appareil d’État – des personnalités politiques comme Astrid Panosyan-Bouvet [3] ou Benjamin Griveaux [4] en témoignent. Tout indique un choix politique ferme du gouvernement et de l’Élysée, en soutien au petit commerce. La négociation et le lobbying ayant échoué, les cadres d’URW ont choisi d’explorer les possibilités, fondées en science, de diminuer le risque de transmission du virus. Mais aucun cabinet d’expertise n’a de solution pour procéder à une sécurisation de ces lieux recevant du public, d’une manière qui convainque les cabinets ministériels concernés et franchisse les arbitrages du Premier ministre et de l’Élysée. Dès lors, les réseaux de relations personnelles des cadres dirigeants ont été mobilisés, et mon nom a été suggéré par l’un des médecins épidémiologistes du conseil scientifique mis en place par le Président de la République pour éclairer la décision publique sur la politique sanitaire.

Que les cadres d’URW fassent appel à un chercheur en physique comme moi, quand toutes leurs prestations en matière de qualité, hygiène et sécurité sont assurées par une entreprise qui assure conseil technique, inspections réglementaires, certificats de conformité et aide à la décision, témoigne de leur désarroi, qui tient aux flottements dans l’articulation entre science et santé publique. Un virus respiratoire peut se transmettre par trois voies distinctes. Il peut se déposer sur des surfaces, être ramassé par les mains et déposé sur le visage ; c’est la transmission par les fomites. Il peut être expectoré en toussant ou en éternuant, porté dans des grosses gouttelettes muco-salivaires qui peuvent contaminer directement, ou après s’être déposées sur des surfaces. Enfin, il peut être exhalé lorsqu’une personne infectée respire, parle ou chante, puis rester suspendu dans les airs comme de la fumée de tabac, avant d’être inhalé longtemps après : c’est la transmission par voie d’aérosol. Dès lors que le virus s’est échappé de Chine, on a su de manière presque certaine que la transmission asymptomatique, invisible, sans toux ni éternuement, était importante. Il ne s’agissait pas alors d’une information inaccessible puisqu’elle a fait l’objet d’articles dans les rubriques journalistiques de Nature et de Science dès février 2020. Cependant, ce n’est qu’en juin 2020 que le faisceau de preuves est devenu suffisant pour fonder un consensus scientifique sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2, par inhalation des particules virales aérosolisées. À cette date, une centaine de pré-publications démontraient cette voie de transmission sur des modèles animaux, dans les hôpitaux, lors d’évènements de super-contamination, mais aussi via l’étude biologique du mécanisme détaillé de la réplication virale : l’infection a lieu principalement par des cellules épithéliales des voies nasales, inaccessibles aux gouttelettes comme au dépôt de virus par les doigts. Ce n’est que dans un second temps, après que le virus s’est largement répliqué dans les voies respiratoires supérieures, que les organes profonds sont possiblement infectés. Il a fallu une mobilisation exceptionnelle du monde savant pour parvenir à faire preuve scientifiquement sur une durée si courte : six mois. Le champ proprement scientifique n’étant pas exempt de rapports de pouvoir, la reconnaissance de ce consensus scientifique par les grandes revues de médecine a pris 10 mois de plus : mi-avril 2021, BMJ[5], The Lancet[6] et JAMA[7], publient des articles de revue pour reconnaître les faits, et constater leur occultation jusque-là.

Pourtant, la traduction de ce fait majeur de la pandémie en politiques publiques ne s’est pas faite, ou du moins pas partout. Si le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, puis l’Allemagne ont tenu compte de l’état de l’art scientifique, il demeure largement ignoré en France, aux États-Unis ou en Angleterre, à la date à laquelle j’écris ces lignes. Il faut rappeler que, de 2011 à 2016, le stock stratégique de masques FFP2 en France est passé de 700 millions d’unités à 700 000. En octobre 2018, la direction générale de la Santé a fait le choix de détruire 613 millions de masques, jugés non conformes, pour en racheter à peine 100 millions. Mais cette pénurie de masques spécifiquement française n’explique pas à elle seule que la communication politique se soit concentrée d’abord sur la transmission manuportée. Son usage ritualisé étant peu contraignant, le gel hydroalcoolique a rapidement été utilisé par toute la population – jusqu’à en disposer en lieu et place de l’eau bénite dans les églises – sans le moindre effet mesurable sur l’épidémie de SARS-CoV-2. Les virus provoquant l’essentiel des gastro-entérites infectent l’épithelium intestinal après déglutition. Ils ont servi de contrôle lors de cette expérience à l’échelle de la société : se transmettant de manière manuportée, l’incidence des gastro-entérites a spectaculairement chuté dans cette période [8]. Du 28 février 2020 au 18 mars 2020, la porte-parole du gouvernement, Sibeth Ndiaye, le ministre de la Santé, Olivier Véran et le directeur général de la Santé, Jérôme Salomon, se relayent pour déclarer les masques inutiles [9]. Fin mars 2020, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) tweete « FACT : #COVID19 is NOT airborne » [10] et ne recommande pas le port du masque en population générale [11]. Pourtant, une partie de la population se met à coudre des masques en tissu qui arrêtent les gouttelettes émises pendant la toux. L’arrivée des masques chirurgicaux en supermarché conduit à une discontinuité du discours de prévention : le 11 mai 2020, le masque devient obligatoire dans les transports en commun, puis, le 20 juillet 2020, dans les lieux publics clos. Plusieurs études épidémiologiques rapportent un effet sur le taux de transmission de SARS-CoV-2 d’un facteur deux, décevant par rapport à ce qui est obtenu avec des masques intissés, bien ajustés au visage, qui filtrent efficacement les particules submicroniques. Le Japon en témoigne, qui a connu dix fois moins de morts par habitant grâce au masque et à l’identification amont et aval des chaînes de contamination. Et pourtant, jamais à ce jour le masque FFP2 n’a été recommandé en France. Le 25 juin 2020, au moment où les derniers doutes scientifiques sur les voies de transmission étaient levés, Didier Pittet, l’expert qui a popularisé le gel hydroalcoolique et qui a été l’un des négateurs les plus notoires de la transmission de SARS-CoV-2 par voie d’aérosol, est nommé par M. Macron président de la Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise du Covid et sur l’anticipation des risques pandémiques.

Le 1er septembre 2020, cinq jours avant d’accueillir les étudiants de L3 dans le module de Physique expérimentale que je coordonne, rien n’a été fait pour sécuriser les locaux universitaires vis-à-vis du risque de transmission. Ni le confinement ni l’été n’ont été mis à profit pour penser et mettre en œuvre une première stratégie à soumettre à l’épreuve des faits. Je passe donc deux jours à établir avec des collègues et amis physiciens et biologistes un protocole fondé sur la transmission de SARS-CoV-2 par voie d’aérosol, qui reprend les idées mises en œuvre par des scientifiques éparpillés de par le monde, et discutées sur le réseau social Twitter : achat de capteurs de CO2 à faire monter par les étudiants sur des cartes Arduino ; tests quantitatifs de la ventilation mécanisée et du remplacement d’air vicié par de l’air frais produit par l’ouverture de fenêtres et de portes ; achat d’un thermomètre frontal ; achat de savon liquide ; supplication auprès de l’employée en charge du ménage pour qu’elle cède quatre rouleaux de papier essuie-tout ; achats de masques FFP2 en grosses quantités. La mesure de la concentration en CO2 dans l’air donne quantitativement le facteur de dilution entre l’air expiré et l’air ambiant, qui vaut aussi bien pour les particules virales en aérosol. Par un petit miracle mathématique sur le nombre de personnes en présence, le taux de CO2 donne le risque de transmission aéroportée [12]. Le troisième jour toutefois, nous apprenons par le bouche-à-oreille qu’au service courrier, les techniciens de chimie ont déposé un bidon de 50 litres de gel hydroalcoolique qu’ils ont composé : il suffit de passer commande de flacons de plastique adaptés, et nous pourrons les y remplir… Je partage à mon tour sur Twitter, une version humoristique de ma rentrée – les aventures de Joseph K – et décris par ailleurs le détail du protocole sanitaire mis en œuvre, et ses ajustements au cours du mois de septembre. Le 4 octobre à 10 heures, Thierry Coulhon, conseiller Éducation, enseignement supérieur, recherche et innovation à l’Élysée, y réagit via la messagerie Twitter (DM) par ces mots : « Vous auriez ça par écrit ? » Un « mémo » (pour mémorandum), c’est-à-dire une note synthétique et précise à l’usage de « décideurs » est rédigée, relue et envoyée sous 48 heures. En l’absence d’accusé de réception, la note est transformée en billet de blog et diffusée par mail. Le journal Le Monde s’en fait l’écho le 16 octobre, après que Mme Merkel a annoncé un plan de rénovation de la ventilation des bâtiments publics de 500 millions d’euros. M’assurant à cette occasion de la réception du mémo dans l’appareil d’État, Thierry Coulhon répond : « ça percole, et pas seulement dans la presse ». La percolation est en physique une manière non hiérarchique de constituer un réseau (d’information par exemple) en mettant graduellement en connexion des agents de manière aléatoire. J’ignore si cette description de l’organisation du sommet de l’État est réaliste ; je peux certifier en revanche qu’il ne s’est rien passé ensuite, ni depuis lors, et que les tribunes dans la presse signées de milliers de scientifiques n’y ont rien changé, elles qui furent aussi l’occasion d’envoi de nouveaux mémos dans tous les cabinets ministériels, à Matignon et à l’Élysée.

La percolation, en revanche, fonctionna pour informer les cadres dirigeants d’URW de l’existence de mesures simples pour limiter et contrôler le risque de transmission de SARS-CoV-2. On mesure l’humour noir niché dans la sollicitation personnelle qui m’a été faite d’aider les centres commerciaux à rouvrir, après quatre mois d’échec collectif à obtenir la sécurisation sanitaire de l’Université, de l’École, des transports, etc., autrement plus importants. Pourquoi, dès lors, accepter de faire ainsi l’expert ? D’abord, parce que j’ai pensé immédiatement à mobiliser les étudiants de Physique expérimentale, en troisième année de Licence, et à leur obtenir un stage gratifié, qui valorise ce qu’ils ont appris. Hormis pour les modules expérimentaux, ils ont été confinés, sans leurs petits boulots habituels ; nombre subissaient un surcroît de précarité et étaient en souffrance. Ensuite, je suis généralement curieux des milieux que je ne connais pas : la perspective de me livrer à de l’ethnologie sauvage me plaisait. Enfin, j’ai espéré faire un coup à deux bandes : capter une partie de la puissance d’URW pour contribuer à convaincre l’exécutif de mettre en œuvre une politique sanitaire fondée sur le consensus scientifique, de sorte à prévenir les transmissions [13]. En particulier, j’avais l’idée que ce travail appliqué pouvait ouvrir les portes de la presse quotidienne régionale et du 20 heures de TF1 et de France 2, auxquels les gouvernants sont attentifs – y trouver une dissonance est si peu ordinaire qu’on peut en espérer, à tort ou à raison, divers effets démultipliés. Je reviendrai longuement sur l’analyse de cet échange avec un acteur économique privé – savoir contre puissance d’agir – que j’avais intérieurement théorisée.

L’expert ignorant : la solitude de l’expert entre responsabilité morale et vide épistémique

En quoi ce travail d’expert diffère-t-il du travail de recherche ? La première différence, aiguë, est le sentiment d’une responsabilité écrasante. Se tromper de bonne foi, en science, fait partie du processus d’élaboration collective, toujours questionnée, de la vérité. Dans le cas qui m’a occupé, se tromper a des conséquences possiblement désastreuses. Imaginons temporairement que le virus ne soit pas aéroporté, malgré le faisceau de présomptions convergentes, et que les centres commerciaux soient des lieux majeurs de transmission ; participer alors à leur réouverture sur la base d’un diagnostic erroné contribuerait à une augmentation de la circulation virale, donc du nombre de Covid longs, de personnes intubées, de décès. En physique, on peut publier une jolie idée cohérente avec l’ensemble des faits expérimentaux disponibles, et minimalement testée, sans conséquence de ce genre. La réception d’un tel article par le milieu scientifique lui donnerait un statut de proposition inachevée sur lequel élaborer. Définir un protocole sanitaire en ayant une connaissance limitée d’un phénomène en perpétuelle évolution impose de multiplier les précautions en tentant d’énumérer les conséquences des sources d’incertitude. Cela m’a conduit par exemple à envisager qu’une grande partie des particules virales puissent être désactivées en quelques secondes, après avoir été exhalées. Dans ce cas, la contamination de courte portée deviendrait, comme dans la théorie des « gouttelettes », dominante, et le remplacement de l’air vicié par de l’air frais serait beaucoup moins efficace pour diminuer les risques. Une grande partie du travail effectué a donc consisté à estimer expérimentalement et théoriquement ce risque de transmission à courte distance, bien qu’ayant l’intuition qu’il n’était pas dominant.

La seconde différence entre expertise et recherche est l’absence de disputatio avec les pairs, ce qui accroît encore la pression intime associée à la gravité des conséquences possibles d’une erreur. Les cadres d’URW étaient parfaitement lucides sur cette faille du travail qu’ils demandaient. Bien que n’étant pas convié aux échanges internes de la direction, j’ai pu en recevoir les échos assourdis témoignant d’une critique interne vive et de doutes sur la méthode que je proposais – l’alternative étant de ne se préoccuper que de la question politique. Le rapport que j’ai remis a été relu par les cadres d’URW – les seuls commentaires de fond sont venus de l’un d’eux, formé à l’École Polytechnique, qui a entrepris de vérifier quelques ordres de grandeur et testé la rigueur des raisonnements – et soumis au cabinet d’expertise habituel d’URW pour validation. In fine, en l’absence de méthode supplétive de fiabilisation du travail effectué, les cadres d’URW ont demandé qu’il soit publié dans un journal scientifique, pour recevoir l’onction des pairs. Ils n’avaient pas idée qu’en mettant en ligne un pre-preprint début mai 2021, la publication aurait lieu en octobre 2022, après des mois de réécriture et d’expériences complémentaires. Le temps de la science n’est pas le temps de la réponse à une « crise ». Si le peer review joue un rôle important dans la probation scientifique, en éliminant les propositions les moins solides, il n’est pas, tant s’en faut, une certification du vrai. Ce qui fait de la science, une croyance justifiée relativement fiable, c’est qu’il n’est de vérité scientifique que comme visée collective, soumise à la disputatio. Au temps court, ce sont surtout les collectifs de recherche qui peuvent, lorsque la division du travail scientifique est faible, contrôler résultats et méthodes. Depuis bientôt une décennie, je suis, en plus de mon équipe de recherche, en contact quotidien avec un réseau de collègues de différentes disciplines, constituant un laboratoire informel réactif dans les interstices du système [14]. En l’absence de procédure de véridiction formelle, le travail effectué pour URW a été soumis à leur regard critique sans concession – et sans visibilité.

Ma méthode de travail n’a eu, dans un premier temps, que peu à voir avec de la recherche scientifique : je n’ai jamais caché à mes interlocuteurs que je n’avais pas la moindre idée du fonctionnement humain et technique d’un centre commercial. Aussi, mi-février 2021, ai-je demandé à pouvoir arpenter l’intégralité de deux centres commerciaux typiques (Les Halles, à Paris, et Carré-Sénart), construits à des dates différentes, en compagnie des personnes chargées de la maintenance, à avoir accès aux plans des circuits de ventilation, aux fiches techniques des motorisations, etc. Un centre commercial est un immense bâtiment organisé comme un nœud contractuel : la sous-traitance y est la norme et les magasins qui louent des locaux ont évidemment leurs propres salariés. Les salariés de la firme propriétaire du centre représentent une fraction très faible des personnes qui y travaillent. Mes visites ont été planifiées par l’une des cadres en charge de la logistique, de sorte à ne pas affecter le fonctionnement du centre et j’ai été accompagné partout où je le souhaitais par le directeur du centre, par la superviseuse de maintenance ou par l’un ou l’autre des techniciens compétents. On m’a présenté partout avec mon titre honorifique (Professeur Andreotti), ce qui a suscité l’intérêt et la curiosité des techniciens, qui ont témoigné d’une certaine fierté à entrer dans le détail du fonctionnement du bâtiment et en particulier des installations de ventilation mécanique en toiture. J’ai posé des questions aussi simples, précises et techniques que je pouvais, pour répondre à mes propres questions. Peut-on purifier l’air recyclé en le faisant passer à travers des filtres HEPA pour en enlever les particules virales ? A-t-on la place de mettre des lampes UV-C dans les conduits de retour de l’air pour désactiver les particules virales ? Peut-on piloter à distance la puissance de la ventilation mécanique quand on en a besoin ? Peut-on piloter à distance la fraction d’air frais et d’air recyclé ? Peut-on avoir la mesure du nombre de personnes présentes dans le centre, les concentrations en CO2 dans les couloirs, et les pilotages des moteurs de ventilation sur le même ordinateur ? À quelle fréquence y a-t-il des pannes et combien de temps faut-il pour trouver le temps de faire les réparations ? La réponse au problème de sécurisation sanitaire a sauté aux yeux par son évidence : les centres commerciaux, comme tous les lieux recevant du public, sont équipés d’extracteurs de fumée qui renouvellent l’air intégralement en 5 minutes (contre plus d’une heure pour la ventilation dite « de confort ») et sont activés automatiquement par les détecteurs de fumée. Bien sûr, cette solution demandait quelques aménagements techniques pour réarmer les sécurités incendie après usage du désenfumage, mais elle ne nécessitait pour tout investissement qu’une quinzaine de capteurs de CO2 par centre pour surveiller la qualité de l’air.

J’ai ensuite proposé de mener des expériences dans les deux centres commerciaux visités, en faisant travailler des étudiants du module de Physique expérimentale, et en enrôlant au passage le doctorant dont j’encadrais la thèse sur la microphysique des nuages. Il s’agissait d’étudier in situ la dispersion d’aérosols, cette dispersion contrôlant la concentration en particules virales et donc le risque de transmission à courte distance. Il m’est arrivé de faire souvent des « manips coup de poing », en temps (très) limité en dehors du laboratoire, avec des moyens légers et robustes : en général, on planifie ce qu’on va faire et rien ne marche comme prévu ; alors on bricole, et on s’efforce de penser et de travailler vite. Nous avons bénéficié d’un appui logistique d’URW remarquable (autorisations, techniciens, matériel, sécurisation du périmètre d’expérimentation), sans équivalent à l’Université ou dans la recherche publique. Efficace, mais comportant aussi une dimension de surveillance et de prévention : la préfecture de police a ainsi été prévenue de ces expérimentations. Bien que ne comprenant probablement pas l’objet des expériences, les cadres dirigeants d’URW n’ont pas questionné mon insistance à les mener à bien : ils ont pensé qu’elles étaient destinées à quantifier du bien connu (n’étais-je pas expert ?) quand elles étaient destinées à observer et comprendre les effets principaux contrôlant la dispersion d’aérosols dans ces endroits particuliers. Il y avait une forme de burlesque dans ce monde du management, avec ses normes, sa novlangue euphémisée, sa propension à la réunion permanente, à déployer pragmatiquement une expérience bricolée utilisant comme source contrôlée de brouillard d’eau et de CO2, un réchaud à fondue électrique et de la carboglace de récupération, et comme porte-capteurs, des tasseaux de peuplier grossièrement scotchés. L’apport des expériences, menées sur quelques jours, début mars 2021, a été essentiel : rien n’a d’abord fonctionné, jusqu’à ce que l’on comprenne que les centres commerciaux sont traversés de courants d’air qui dominent tout autre effet. Ces bâtiments ont une prise au vent importante et de grosses différences thermiques entre faces au soleil et à l’ombre – nombre d’entre eux sont, de ce fait, très mal isolés thermiquement. Aux Halles, les courants d’air remontent du métro et du RER pour s’engouffrer par les portes battantes, poussées en permanence, qui ouvrent sur l’extérieur, et par les sorties d’escaliers mécaniques. Ces courants d’air horizontaux, que l’on retrouve à plus forte raison en extérieur, sont responsables de la dispersion des aérosols, c’est-à-dire de leur dilution.

Si bricolées qu’elles soient, ces expériences ont apporté un élément fondamental de compréhension : déterminer quantitativement le risque de transmission suppose de combiner des effets à courte portée, contrôlés par la vitesse des courants d’air et la distance entre les personnes, et des effets à longue portée contrôlés par la ventilation. Les courants d’air diluent les particules virales tandis que la ventilation remplace l’air vicié par de l’air frais. Il faut mettre en regard de ces expériences très simples, la fascination qu’exercent les simulations numériques. La plupart des études d’aéraulique en rapport avec la dispersion du Covid calculent les écoulements d’air engendrés par les ventilations mécaniques ; quelques articles considèrent les écoulements convectifs engendrés par la chaleur des corps. Une simulation numérique de l’aéraulique de centres commerciaux aurait non seulement été beaucoup plus coûteuse, mais aurait raté l’effet principal. Pire, la plupart des simulations numériques utilisées ont été couplées à un calcul de transport de gouttes qui s’évaporent et disparaissent… alors que les particules virales demeurent. Ainsi, la Philharmonie de Paris a commandé une expertise à Dassault Systèmes, qui édite des logiciels de conception et de maquettisme 3D, et a conclu de ses simulations erronées qu’il fallait réduire de moitié l’arrivée d’air frais dans la salle de spectacle, de sorte que les gouttes aillent moins loin avant de disparaître. On voit sur cet exemple comment il est possible de parvenir à une recommandation qui double les transmissions virales en prétendant les réduire, faute d’une lecture exhaustive de la bibliographie scientifique et d’une confrontation critique. Du moins les « décideurs » ont-ils eu des images spectaculaires dans le dossier demandant la réouverture des lieux de spectacle vivant.

Sur la base de ces expériences, j’ai émis des recommandations qui complétaient l’usage de la ventilation : limiter autant que possible les zones de stagnation, par exemple en demandant aux boutiques d’avoir recours à des files virtuelles par QR code et apprendre dans chaque centre le meilleur moyen de créer des courants d’air en utilisant les ouvertures disponibles.

L’expertise entre solutions ajustées et production des normes

À la mi-mars 2021, je remis mes conclusions dans un « courrier de préconisation » détaillé proposant, outre une solution pratique pour URW, des éléments dispensables pour cette firme, mais qui allaient dans le sens de ce que je considérais être le bien commun [15]. Le « courrier de préconisation » fut transmis à l’exécutif et les centres commerciaux furent rouverts le 19 mai, après une phase de concertation s’étendant jusqu’à la mi-avril, à laquelle je ne fus pas convié. La mise en œuvre dans les centres commerciaux est passée par la mise en place de nouveaux capteurs de CO2 et par la rédaction d’une circulaire détaillant les solutions déployables en cas d’approche du seuil de concentration à ne pas dépasser, dont il sera question ci-après : l’usage de la ventilation de désenfumage, mais aussi l’ouverture astucieuse de portes de secours et d’ouvrants pour créer des courants d’air. Par curiosité, des étudiants de Licence impliqués dans le projet sont allés voir fonctionner quelques centres commerciaux d’URW, quelques semaines après leur réouverture. Dans les centres où nous étions allés faire les expériences, avec de longs temps de discussion avec techniciens et superviseuses de maintenance, la mise en œuvre a été parfaitement réalisée. Aux Halles, les portes permettant d’accroître les courants d’air ont été maintenues en position ouverte. À Carré-Sénart, l’ouverture astucieuse d’issues de secours bien choisies a été mise en œuvre, sans mise en danger en cas d’évacuation du centre. En revanche, dans deux autres centres de la région parisienne, où nous n’étions pas venus, aucune trace de mise en œuvre pragmatique du principe de renforcement des courants d’air dans les couloirs n’était visible. Si fonctionnelle que soit la logistique d’un grand groupe privé, il n’y a donc pas de miracle : une circulaire ne suffit pas à ce que les agents de maintenance des différents centres s’approprient son contenu et procède à des expérimentations pragmatiques locales. J’ai assisté, dans les minutes qui précèdent chaque réunion, aux discussions entre cadres : on y échange des nouvelles des promotions et des mutations des uns et des autres, on y colporte des anecdotes sur un ton plus libre qu’en réunion, on y échange, enfin, des nouvelles d’ordre privé. Il faut peu de temps pour comprendre la défiance générale des cadres « de terrain », en charge d’un centre commercial particulier, vis-à-vis de la technostructure centrale du groupe. Venir avec humilité apprendre de ceux qui ont la charge de la maintenance avant de donner des conseils, ou transmettre des instructions écrites par la voie hiérarchique, détermine aux antipodes la concrétisation d’une même idée.

Par l’entremise d’URW, le Centre National des Centres Commerciaux m’a demandé de produire une norme quantitative pour le niveau de ventilation acceptable du point de vue du risque de transmission aéroportée. La question normative est excessivement difficile en termes scientifiques alors même qu’il existe une réponse pragmatique très simple. Le concept central en matière de risque d’infection par un pathogène est la courbe dose réponse. La dose est ici la quantité de particules virales infectueuses qu’un individu inhale au cours du temps et la réponse, la probabilité que ses voies respiratoires supérieures soient infectées. Pour différentes raisons – impossibilité éthique de procéder à expérimentation sur des humains, évolution des souches virales, immunisation partielle de la population –, la courbe dose-réponse estimée indirectement présente de grandes incertitudes. À l’inverse, le taux de reproduction épidémique R dans la population, défini comme le nombre moyen d’infections secondaires par personne infectée, est mesuré de manière très fine. Or, tout l’enjeu est de faire passer la société d’un régime de croissance épidémique (R>1) à un régime de régression épidémique (R<1). Pour ce faire, on travaille à réduire la concentration de particules virales inhalées, donc les doses inhalées, donc le nombre de personnes infectées. Pragmatiquement, il est très simple de raisonner à l’envers : pour tel ou tel lieu, on peut, avec un simple capteur de CO2, déterminer le facteur de gain obtenu en faisant un effort soutenable en termes de confort des usagers et d’énergie. Pour une salle de classe mal ventilée, on peut facilement diviser par cinq le risque de transmission en aérant correctement ou en installant une ventilation mécanique contrôlée. Le facteur de gain obtenu avec des masques FFP2 bien portés est beaucoup plus élevé que ceux obtenus par la ventilation. Cependant, la ventilation est moins contraignante, affecte moins la communication, et fait porter la responsabilité exclusive du risque sur les lieux recevant du public, quand le port du masque implique une responsabilité partagée entre les usagers d’un lieu recevant du public et l’institution qui édicte la règle. Cela nous a donné l’idée de définir et de quantifier un risque de transmission environnemental, défini statistiquement à partir des caractéristiques du lieu recevant du public. En début de vague épidémique, le risque pour un individu d’être contaminé est faible. Mais la propagation épidémique ne dépend que des chaînes de contamination, quantifiables par le nombre d’infections secondaires par personne porteuse du virus, caractéristique qui ne dépend pas de l’incidence. La définition opératoire d’un risque environnemental est destinée à déjouer les raisonnements d’homo œconomicus prenant des décisions dépourvues d’altruisme, selon leur propre balance bénéfice-risque. La mesure relative du risque, en comparant deux situations, permet d’évacuer la part biologique du risque ; elle est non seulement robuste, mais suffisante pour penser des politiques publiques efficaces. Prouver de manière absolue qu’avec un effort consenti dans la ventilation, grâce au système de désenfumage, les centres commerciaux présentent un risque de transmission (absolu) compatible avec un reflux épidémique est autrement plus difficile. Cela suppose d’avoir une compréhension quantitative du passage entre l’échelle moléculaire (biologie), l’échelle du corps humain (infectiologie et immunologie), et l’échelle sociale (épidémiologie). Il ne s’agit pas du travail d’un expert, mais un programme titanesque de recherche pluriannuel pour un consortium de recherche de plusieurs dizaines de chercheurs de différentes disciplines. Tout au plus pouvait-on ordonner la bibliographie pour établir quelques jonctions entre domaines, produire quelques estimations, et proposer pistes de recherche et méthodes dans un article scientifique produit à partir de ce travail. Pourtant, c’est bien une norme quantitative de 800 ppm de CO2 qui fut produite et sur laquelle les propriétaires de centres commerciaux s’engagèrent, non sans réticence ; une norme qui, pour n’être pas totalement déterminée scientifiquement, était à la fois exigeante et soutenable.

J’avais été parfaitement explicite, lors des premiers entretiens, sur l’idée d’utiliser la puissance d’URW comme bélier pour ouvrir une voie d’eau politique en faveur d’un arsenal sanitaire large. Cela m’importait de promouvoir dans le débat public des propositions de politique de prévention efficaces et scientifiquement fondées : recenser les risques des différents types de lieux recevant du public, investir dans la qualité de l’air ; déployer des moyens humains sur terrain pour mettre en œuvre la politique de prévention (tester, retracer les contacts, aider à l’isolement) ; prévoir, enfin, l’activation de méthodes de prévention contraignantes (le port du masque FFP2, par exemple) de manière graduée, selon le taux de reproduction épidémique constaté, jusqu’à faire refluer chaque vague épidémique naissante. Quel fut l’impact politique du travail effectué pour URW ? Une partie de la puissance et de la notoriété de cette firme a-t-elle pu être détournée de ses intérêts propres, pour infléchir les politiques publiques ?

Figures de l’expertise en agence sanitaire, entre bibliographie et proximité avec le pouvoir

Le 20 mars 2021, en plein week-end, je reçois de l’Agence Nationale Sécurité Sanitaire Alimentaire Nationale (Anses), un mail me proposant de participer à un groupe d’expertise collective en urgence (GECU) sur les « risques de transmission par voie aérienne de la Covid 19 ». Il s’agit de « faire un état des connaissances disponibles sur la viabilité du virus SARS-CoV-2 dans l’air, notamment dans des espaces clos, et sur son pouvoir infectant », de « faire un état des connaissances disponibles sur la relation entre la dose infectante du virus SARS-CoV-2 et la pathologie » et de « dresser des recommandations relatives à la viabilité du virus et à la dose infectante pour les modèles d’estimation du risque de transmission par voie aérienne de la Covid 19 dans les espaces clos, et en termes d’axes de recherche. » Les GECU sont des « expertises » (un travail bibliographique et critique) effectuées à la demande des ministères concernés – en l’occurrence, la Direction générale de la Santé (ministère en charge de la Santé) et la Direction générale de la prévention des risques (ministère en charge de l’Environnement). Les questions posées correspondent exactement au contour du rapport que je viens d’écrire pour URW. Comme je n’ai encore rien produit d’autre – nous sommes deux mois avant la mise en ligne de la prépublication tiré de notre travail [16] –, le chemin de « percolation » me conduisant à une expertise d’État est probablement passé par le même épidémiologiste que pour URW. En fin de semaine, un nouveau mail de la cheffe de service « appui à l’expertise » me demande un CV et une déclaration d’intérêts « en vue de (ma) nomination au sein » du GECU. S’ensuit un mois de silence, que je romps d’un message électronique. J’apprends par retour du courrier mon éviction de ce groupe : « le périmètre a pu être précisé notamment suite à une réunion de calage avec des commanditaires au ministère » et le troisième volet, sur le risque de transmission par voie d’aérosol a été supprimé. Ayant exposé cette éviction sur Twitter avec quelque écho, le directeur général délégué du pôle « Sciences pour l’expertise » de l’ANSES a tenu à m’accorder une heure de téléréunion pour m’expliquer que les normes et les procédures rigoureuses en vigueur à l’ANSES avaient conduit à retenir d’autres candidatures que la mienne, après une sélection qui « tient compte principalement des compétences et de l’indépendance nécessaires à l’expertise ». Le rapport produit par le GECU [17], en l’absence de tout physico-chimiste et de tout spécialiste des aérosols, repose sur une bibliographie assez complète, articulée de manière critique. Il n’y a rien à redire si ce n’est ceci : le résumé aux décideurs persistait dans le doute vis-à-vis de la transmission aéroportée de SARS-CoV-2, un an après que le consensus scientifique a été atteint. Les deux premières années de pandémie ont montré de manière exemplaire que l’usage de méta-analyses et de rapports de synthèse permet, par la pondération apportée aux éléments de controverse scientifique, de tirer les conclusions vers le doute (« on ne peut pas démontrer que… ») comme vers des certitudes abusives (« dans une majorité d’études cliniques… »). Une question demeure : pourquoi ai-je été évincé après intervention ministérielle sans être remplacé par aucun autre spécialiste des aérosols, quand il est très peu probable que la présence de tels spécialistes au sein du GECU aurait conduit à renverser l’absence de conclusions du résumé synthétique ?

Un autre rapport de l’ANSES [18], de 2017 celui-là, intitulé « Épurateurs d’air intérieur : une efficacité encore à démontrer », permet d’éclairer l’usage de l’expertise médiée par des agences d’État. Le 2 novembre 2020, M. Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, l’invoque sur France Inter. La question lui est posée de la raison pour laquelle des purificateurs d’air ne sont pas installés en milieu scolaire. Réponse : « parce qu’on a fait une étude scientifique sur ces purificateurs et ce n’est absolument pas probant d’après tout ce que nous avons vu ; au contraire, il semble même que ça renvoie le virus ; moi je veux bien qu’on me démontre le contraire, mais les études que j’ai à ma disposition disent cela. » La science de la filtration des aérosols ne date pourtant pas d’aujourd’hui, mais de 1957, dans un contexte de Guerre froide. Dans Doklady Akademii Nauk SSSR, paraît un article de G.L. Natanson sur la déposition d’aérosols sur une fibre [19], remarquable de rigueur et d’élégance mathématiques. Un article homologue paraît presque simultanément côté états-unien, signé par S.K. Friedlander [20] : le même calcul y est poussif, approximatif. Cette paire d’articles donne une image en miniature de la crise du Spoutnik. Nous avons donc 70 ans de recul sur l’efficacité de la filtration par des matériaux intissés. Aujourd’hui, les filtres HEPA sont en usage partout, dans le bâtiment, dans les avions, dans l’industrie ou dans les aspirateurs domestiques. Non seulement, et c’est heureux, ils fonctionnent, mais ils sont normés et fabriqués industriellement à bas coût. Or, un purificateur d’air à filtre HEPA n’est rien d’autre qu’un ventilateur accouplé à un filtre HEPA. Comment cela pourrait-il ne pas marcher, en étant correctement dimensionné ? Le rapport de l’ANSES invoqué par M. Blanquer pour ne pas investir dans la prévention de la transmission en milieu scolaire critique à juste raison les purificateurs « reposant sur les principes du plasma, de la catalyse et photocatalyse, de l’ozonation et de l’ionisation » et ignore simplement ceux qui fonctionnent par filtration, mais aussi la désactivation des pathogènes par UV-C. En novembre 2020, le président de la Région Auvergne Rhône-Alpes, M. Wauquiez, commande « une étude scientifique menée par Virpath et Lyonbiopôle » pour 184 000 euros. Il s’agit de vérifier que les filtres HEPA de classes 13 et 14, qui arrêtent plus de 99 % des particules de 100 nanomètres, arrêtent bien 99 % des particules virales qui mesurent 100 nanomètres. L’étude permet à M. Wauquiez de tirer cette conclusion publique : « les purificateurs sont efficaces à 99 % ». Cependant, ce qui importe n’est pas seulement le pouvoir de filtration intrinsèque, mais surtout, le débit d’air du purificateur, à dimensionner en proportion du nombre d’occupants de la pièce dont l’air doit être purifié. Aucune « étude scientifique » n’a été commandée par la région Auvergne Rhône-Alpes pour faire les calculs de proportionnalité (la règle de trois) permettant de dimensionner les 2 400 purificateurs achetés à 1 400 euros pièce à une entreprise locale. Par comparaison, le coût de fabrication d’une boîte de purification artisanale (un ventilateur et cinq panneaux filtrants) est autour de 140 euros. Le coût des tests de dépistage du Covid en 2021 a été de 7 milliards d’euros, c’est-à-dire 50 millions de purificateurs. Quelques mois plus tard, la presse se fait l’écho d’une « étude » menée dans deux écoles parisiennes par l’association Respire, proche du parti Les Républicains. On y trouve tous les défauts méthodologiques imaginables : la qualité de mesure est désastreuse, les particules détectées n’ont pas la bonne taille, la source de particules n’est pas contrôlée et surtout, le purificateur utilisé est sous-dimensionné d’un facteur 10. Qu’à cela ne tienne. Les experts de l’association concluent que « les purificateurs permettent de diminuer de 20 à 30 % la pollution aux particules dans les salles de classe ». À la même période, le Medef entreprend lui aussi de promouvoir des « solutions technologiques qui permettent à un client de se débarrasser de la charge virale présente sur lui avant de rentrer dans un lieu public ». M. Roux de Bézieux convie la presse à la démonstration d’un « tunnel de désinfection » dont le coût varie « entre 8 000 et 30 000 euros », qui réduit « la charge virale que vous portez sur vous à 99,99 % grâce à un procédé d’ionisation », celui-là même dont l’ANSES pointe à juste raison qu’il s’agit d’une escroquerie. Les dirigeants du Medef qui ont planifié cette opération destinée à promouvoir la réouverture des lieux recevant du public ignoraient donc que les « clients » portent le virus dans leur corps, où il se réplique, et pas sur leurs habits. De cet exemple, on peut conclure que l’acceptation d’un argumentaire scientifique par les cadres d’URW, les conduisant à accepter des normes de ventilation contraignantes, n’est pas une simple conséquence d’une rationalité instrumentale dont le secteur privé serait spécifiquement pourvu parce qu’elle lui serait nécessaire. Du reste, la circulation des cadres entre le secteur privé et la haute fonction publique et le recours aux mêmes cabinets de consultance par l’État et les entreprises laisse à penser que la partition public-privé n’est plus un déterminant majeur.

L’expert sous les feux des médias

Le 4 mai 2021, paraît une pleine page dans le quotidien Le Monde qui choisit comme angle le travail effectué par les étudiants de Licence sous ma direction : « Ici, les fumées proviennent de bâtons d’encens, d’un appareil de spectacle ou de carboglace sublimée ; la tête artificielle n’est qu’un bidon percé ; l’écran photonique est un vulgaire drap noir ; les capteurs de CO2 ont été assemblés par les étudiants. » [21] Le Monde est l’un des rares quotidiens en France à pouvoir accorder du temps à un journaliste pour travailler sur un sujet politiquement délicat. Pour cet article, le journaliste, David Larousserie a pris plusieurs journées pour lire des articles, en m’interrogeant fréquemment par mail sur des passages difficiles, prendre des contacts auprès des chercheurs étrangers travaillant sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2 et vérifier avec soin la formulation de calcul du risque. Dans le sillage de cet article, je suis devenu pour trois semaines expert médiatique sans que plus aucun journaliste ne vérifie ni ne lise quoi que ce soit. Le même exercice épuisant et vain se répète : le reportage ou l’interview se focalise sur une question pratique (« Les plexiglas protègent-ils du Covid ? », « Les terrasses sont-elles sans risque ? », « Faut-il mettre des purificateurs d’air dans les écoles ? ») et je m’efforce dans le temps très court imparti d’articuler des éléments d’information généraux sur la transmission aéroportée. Mi-mai, je reçois enfin une demande de reportage pour le JT de TF1 – mon objectif stratégique. La journaliste est convaincue de l’intérêt de montrer deux minutes de pédagogie autour d’images d’expériences démontrant les principes de la dispersion des aérosols avec un fumigène de spectacle. Le reportage sera déprogrammé chaque soir, à la dernière minute, pendant une semaine. C’est la seconde fois que cela m’arrive : la première fois, j’avais tourné un reportage au JT de France 2 sur les centaines de millions d’euros de budget pour l’Université votés par la représentation nationale, mais gelés, puis annulés. Le premier soir, il fut remplacé par un reportage sur les familles qui achètent leur foie gras cru, le dénervent et le cuisent. En lieu et place du reportage sur la transmission de SARS-CoV-2 par voie d’aérosol, il y eut un publireportage sur l’usine ardéchoise du groupe Trigano, qui fabrique des camping-cars.

Les premiers mois de pandémie ont été marqués par l’omniprésence de bateleurs médiatiques, que l’on pourrait définir par leur prétention à faire preuve par leur réputation plutôt que par un appareil probatoire. Cependant, nombre de ces bateleurs médiatiques ont le statut de chercheurs et organisent, avec les encouragements institutionnels, leur médiatisation en se faisant repérer sur les réseaux sociaux et en devenant bons clients des plateaux de télévision. Je n’ai, à cette occasion, rien fait d’autre et il n’est pas question ici d’opposer le « bon » expert au « mauvais », mais d’analyser par l’exemple certains effets scientifiques et politiques des postures d’expert. Une anecdote illustre le rôle d’appréciation voire de certification de l’expert par les médias de masse. Après deux séances d’échanges avec les cadres d’URW en charge d’obtenir la réouverture des centres commerciaux, je fus convié à une troisième réunion en vidéoconférence avec trois représentants du cabinet de vérification, d’analyse, d’inspection et de certification habituels de la firme. Il s’agissait d’une confrontation faisant surgir ce fait très simple : l’expertise est un marché soumis à la concurrence. Pour répondre aux demandes de ses clients sur la sécurisation sanitaire, ce cabinet d’expertise a choisi de faire appel à deux médecins hospitalo-universitaires « vus à la télévision ». Celui présent lors de cette réunion occupa la quasi-totalité du temps de parole par des analyses de type de celles produites sur les plateaux de chaînes en continu. En résumé, le problème auquel les centres commerciaux devaient faire face était de nature politique et les méthodes de réduction de risque (masque, ventilation, dispersion, purification) ne reposaient sur rien. J’imagine le désarroi légitime des cadres d’URW, renforcé par mon refus d’avoir du répondant dans un « débat » de bateleur : I would prefer not to. Car de fait, pas plus moi que les autres experts n’avions de production savante sur le Covid permettant de prendre appui sur les normes de véridiction ordinaires de la science. Quand la science procède du collectif et de normes et de procédures précises de véridiction, qui lui confèrent son horizon de fiabilité, le bateleur prétend détenir une capacité individuelle à produire la vérité scientifique. Pour notre malheur, c’est l’activité académique elle-même qui a été envahie par les mécanismes de réputation et par la figure du manager de la science, le P.I. (principal investigator) [22], le porteur de projets, entrepreneur de lui-même, en quête perpétuelle de financement. Cette expérience m’a convaincu de la nécessité de défendre le métier spécifique de journaliste scientifique, menacé de disparition, et de nous débarrasser de la figure de l’expert médiatique. Le projet de « Science Media Center » porté par McKinsey et Bluenove [23], et inscrit dans la loi de programmation de la recherche (LPR), est dramatique de ce point de vue, car il entreprend de remplacer les journalistes scientifiques par des fiches à usage de journalistes non spécialisés rédigées par une officine sous le contrôle du secteur privé. Le travail de journaliste scientifique au contact direct des chercheurs prend en compte la nature collective du travail scientifique, le rôle de la critique mutuelle et le temps long. Il est le seul à même de prévenir les dangers de la désinformation, des bateleurs et de la communication institutionnelle et de faire exister un espace public informé de confrontation et de débat.

Le Monde n’a pas exclusivement accrédité mon « expertise » aux yeux des journalistes de télévision. J’ai reçu ainsi la visite au laboratoire de M. Elio Di Rupo, Ministre-Président du Gouvernement wallon, en dehors de tout protocole, qui me demanda une sorte de cours particulier au tableau blanc sur la transmission du Covid et le rôle de la ventilation. Il en fit une restitution par écrit qu’il me demanda ensuite de relire et critiquer, une démarche exceptionnelle dans le monde politique. En avril 2022, le gouvernement fédéral belge est parvenu à s’accorder sur un plan de ventilation de l’ensemble des lieux accessibles au public, fondé sur l’information des usagers. L’obligation de mesure du taux de CO2 doit conduire à déposer un plan d’amélioration de la qualité de l’air puis, en janvier 2025, à une certification (A : moins de 900 ppm de CO2 ; B : moins de 1 200 ppm de CO2). Autre exemple, je fus convié à un groupe de travail de l’Académie d’Architecture pour émettre un avis sur de possibles révisions de normes architecturales pour articuler isolation, ventilation et lumière, en particulier pour des opérations de rénovation.

D’expertise médiatique en expertise judiciaire

L’article du Monde m’a conduit, encore, à produire une expertise judiciaire à l’appui de l’inspection du travail qui portait plainte devant le tribunal judiciaire de Lyon contre SNCF voyageurs. L’analyse produite pour URW permet d’affirmer que l’aération des transports en commun n’est pas suffisante en régime de fonctionnement ordinaire et a fortiori en cas de dysfonctionnement. La sécurisation sanitaire est un sujet très délicat pour les salariés de la SNCF : les contrôleurs sont par exemple rémunérés en grande partie à la tâche et ont perdu une grande part de leurs revenus avec la baisse du trafic. Ils sont donc pris entre le souhait de ne pas être contaminés et celui de ne pas nuire au transport ferroviaire. Dans le même temps, les TGV italiens ont été équipés de filtres HEPA par la compagnie privée ITALO, pour 50 millions d’euros : l’effort à consentir pour diminuer le risque de transmission viral est donc modeste, au regard du coût de la pandémie. Lors de l’audience, la SNCF, épaulée par le ministère des Transports, est représentée par une quinzaine d’experts et d’avocats. L’inspection du travail est représentée par un duo d’inspecteurs du travail. L’ordonnance de référé parle, pour la corrélation entre taux de CO2 « dans les espaces confinés tels qu’un TGI » et transmission de SARS-CoV-2 par voie d’aérosol, de « postulat » contredit par « l’Institut Pasteur, réputé pour sa rigueur et son sérieux (qui a) conclu que les lieux de transport n’étaient pas des lieux de contamination, contrairement aux réunions familiales ou à la fréquentation des bars et des restaurants ». De fait, la méthodologie de l’étude Comcor la rend aveugle aux contaminations à distance, a fortiori médiées par la ventilation. Il conclut qu’« en l’état actuel des données scientifiques », « le transport en TGV ne comporte pas de risque accru de contamination justifiant la mise en place de mesures renforcées et spécifiques supplémentaires ». Le « médecin référent de la Task Force a indiqué que les essais cliniques ne démontraient pas la supériorité des masques FFP2 et qu’aucune préconisation en faveur du port d’un masque de protection supérieure [sic] au masque chirurgical ne pouvait être formulée en population générale et en milieu de travail [re-sic] ». Le ministre de la Transition écologique, en charge des transports, justifiera dans la presse que la réglementation européenne n’impose que « de ne pas dépasser 5 000 ppm » de CO2. Le P.-D.G. de la SNCF, M. Farandou est plus direct encore : « quand on prend le train, il n’y a pas de risque d’attraper le Covid […]. On est dans le respect des normes ». Le droit du travail cité en référence ne porte évidemment pas sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2, mais sur l’incommodation par les odeurs corporelles lorsque la ventilation est déficiente. Mon rapport d’expertise scientifique, rédigé pour l’appel en justice, n’a rien changé au jugement rendu : les juges ont refusé de déduire les conséquences des dispositions relatives aux risques biologiques, issues du droit de l’Union européenne, et ont arbitré le conflit d’expertise par le légitimisme. Si c’est sur les normes et les standards techniques que se fonde l’expertise, on voit par cet exemple que l’absence de normes et de standards en période de crise permet de déprécier des expertises non conformes à des intérêts économique ou politique, en allant sans la moindre gêne contre le consensus scientifique. En mars 2022, l’obligation de port du masque fut levée dans tous les lieux publics hormis dans les transports collectifs – « compte tenu de la promiscuité », a alors expliqué le Premier ministre, M. Castex, à la télévision [24].

Du dogmatisme dans l’expertise publique

Suite à une tribune pour une stratégie sanitaire d’élimination du coronavirus parue dans la presse à la mi-février 2021 [25], une demande de rendez-vous a été envoyée à tous les ministres concernés et à tous leurs conseillers, ainsi qu’à l’Élysée. Le 16 mai 2021, à la demande de M. Kohler, Secrétaire général du Président de la République, Mme Armanteras, conseillère santé, handicap, personnes âgées du président de la République, et M. Lescure, conseiller en charge du Covid au ministère des Solidarités et de la Santé, accordent un entretien sur la politique de prévention sanitaire aux premiers signataires – nous demandons à être trois. La conseillère de l’Élysée, plutôt chaleureuse, ne semble pas avoir grande idée de ce dont nous parlons ; dans ses rares interventions, elle fait un peu de name-dropping mais demande à M. Lescure de prendre en charge l’entretien. Nous demandons en préambule si l’exécutif admet le consensus scientifique sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2. M. Lescure nous répond par le discours hégémonique dans la communauté des hygiénistes de la transmission par contact, manuportée ou par des « gouttelettes », pendant que nous nous décomposons devant la tournure de l’entretien. Il conclut par les « excès du purificateur d’air et du masque FFP2 ». Mme Armanteras nous demande d’y réagir (en parlant de nos « convictions ») et je fais un exposé succinct qui reprend le travail fait pour les centres commerciaux, mais en me concentrant sur deux points. D’une part, dans les lieux recevant du public, le port du masque garantit qu’il ne reste plus de transmission par gouttelettes, puisqu’elles sont arrêtées par tous les masques, y compris ceux en tissu qui sont des passoires à particules virales en aérosol. En conséquence, au moins dans ces lieux, on sait que l’intégralité des transmissions se fait par voie aérosol. D’autre part, la cinétique virale conduit à un pic de contamination, dont une grande partie se produit avant tout symptôme, ce qui explique la transmission silencieuse, asymptomatique (donc sans gouttelettes) du virus, donc le caractère pandémique. J’ai souvenir d’avoir exposé calmement la situation, d’une façon plutôt professorale, sans laisser entendre ni ma tension, ni ma déception, dans ce moment qui referme, de fait, ma tentative de faire l’expert. M. Lescure réagit vivement. Mais la forme importe ici moins que le contenu, dont je crois important de transcrire un verbatim avant tout commentaire :

 

« Je suis infectiologue ; j’ai passé plus d’un an face aux patients Covid ; il y a les données expérimentales, très théorisantes et puis il y a le bon sens pratique avec là où se passent les transmissions. Si la transmission était exclusivement par aérosol, alors que dans les hôpitaux, les soignants sont protégés par des masques chirurgicaux, on aurait eu une épidémie chez les soignants bien plus importante que ce qu’elle a été. En tant que soignant, je suis extrêmement réservé sur le tout aérosol parce que la preuve du vécu me fait dire l’inverse. Et on a plein d’hygiénistes, spécialistes de la transmission, qui considèrent aussi que malgré tout l’expérimental, on n’a pas de confirmation de cette exclusivité de l’aérosolisation. Si vous préconisez – et je trouve que depuis plus d’un an, on souffre de cette absence de consensus et que des gens fassent des préconisations à des endroits alors que je ne suis pas certain qu’ils en aient les… les… préconisations, mais faire porter un FFP2 à quelqu’un qui n’est pas éduqué […], vous savez et je peux vous les rappeler, il y a des publications qui montrent que le FFP2, sur des transmissions aériennes, est moins efficace que le masque chirurgical parce que justement, quand il est pas porté il permet la transmission de façon beaucoup plus importante qu’un masque chirurgical. Il y a des études randomisées qui montrent ça. Je pense que le FFP2 est un leurre, surtout quand il est utilisé en population générale avec des gens qui vont le porter n’importe comment. Mais par contre, cette différence-là induit une confusion dans le discours qui ne nous aide absolument pas à ce que les préconisations et les recommandations soient observées. Le troisième point que je voulais dire, c’est que… évidemment, on sait, hein, rassurez-vous… on sait quelle est la cinétique de contagiosité des patients. […] Par rapport aux théories que vous avancez, évidemment, les gens malades sont censés rester chez eux confinés et vous savez très bien que dans la vraie vie, ce n’est absolument pas le cas. Donc sur des trucs très fondamentaux, expérimentaux et théoriques, effectivement, on peut avoir des propos très tranchés, mais j’ai un peu peur que la réalité soit plus complexe. »

 

Ces déclarations permettent d’éclairer certains aspects de l’expertise publique. Alors que la santé publique nécessite un partage épistémique entre la société, les patients, le corps médical, les sciences humaines et les sciences de la nature, elle a été captée par la médecine hospitalière et par des cabinets de consultance. La réception du rapport de l’OMS rédigé par l’équipe de Neil Fergusson à l’Imperial College en témoigne dès mars 2020. Alors que ce rapport recommandait l’élimination du réservoir viral humain, c’est la solution de pis-aller, la mitigation ( flatten the curve), qui retenait l’attention des cabinets ministériels : la norme éthique du sacrifice humain acceptable était fixée par la jauge d’accueil des urgences, qu’il s’agissait de ne pas engorger. Pour M. Lescure, c’est encore l’hôpital qui est le lieu important des transmissions. Pourtant, la cinétique virale démontre que, si les pathologies sont induites indirectement par l’infection virale, les malades qui entrent aux urgences ne sont plus que marginalement porteurs du virus. Par ailleurs, les normes de renouvellement d’air et de filtration en milieu hospitalier, modulées selon l’usage des locaux, sont extrêmement exigeantes. Ici, le « bon sens pratique » conduit à une erreur d’interprétation dramatique, en plus de nier le consensus scientifique. Je conçois que la médecine soit un art, plutôt qu’une science. Comme le marin, assez habile pour éviter à chaque fois la catastrophe que son art incertain l’oblige à frôler – car on ne saurait, dit Platon, connaître le secret de la colère ou de la bienveillance des vents –, le médecin est condamné à se frayer un chemin en le conjecturant à coups d’opinions (doxais). Mais dans le cas d’une épidémie, il s’agit de prévenir la maladie bien plus que de soigner. Cette défiance vis-à-vis des résultats scientifiques provient-elle exclusivement de la volonté de préserver des positions de pouvoir, ou d’un biais lié à la formation des médecins ? Enfin, il y a cette étrange affirmation sur les masques FFP2. Le pouvoir filtrant des couches de matériau intissé dont ils sont constitués a été mesuré en laboratoire de longue date, ainsi que les fuites des masques à la jonction avec le visage. Comment cette immense littérature technique a-t-elle pu être balayée au profit de croyances non justifiées du milieu hygiéniste ? M. Véran, demandant le pardon à la radio en septembre 2022 nous en livre une clé : « Quand on est à l’aune des connaissances scientifiques contemporaines, il est plus facile de regarder en arrière et de se dire : est-ce qu’on a bien fait ou est-ce qu’on a mal fait ? […] En février, en mars, en avril 2020, toutes les recommandations, de l’OMS, des comités scientifiques internationaux, écrivent noir sur blanc que le port du masque en population générale n’est pas utile contre le Covid. » Il n’existe que trois essais cliniques méthodologiquement corrects sur le port du FFP2, mais neuf méta-analyses qui, à une exception près, ont dupliqué les mêmes erreurs, ignorant les études montrant que la protection n’est significative que si le masque est porté en continu et non par intermittence, à proximité des patients, voire en agrégeant les données des bras d’essais cliniques de ces études [26]. Cette erreur démontre que les « experts » d’agences sanitaires lisent rarement les articles scientifiques et ont donc tendance à reprendre les conclusions d’autres rapports. Parmi les personnalités occupant une position stratégie au sein de l’OMS, figure un opposant au masque, J.-M. Conly, qui est membre du « WHO Health Emergencies Programme (WHE) » et surtout « Chair WHO Infection Prevention & Control R&D Expert Group ». Ce groupe d’experts est supposé commander des revues externes et indépendantes. Mais en l’occurrence, les 17 synthèses rémunérées sur SARS-CoV-2 sont échues à trois membres du WHE, T. Jefferson, C. Heneghan, du « Centre for evidence-based medicine » et à J.-M. Conly lui-même. Aucun coauteur de ces synthèses n’a ni formation ni production savante sur les aérosols. On retrouve C. Heneghan et T. Jefferson dans ce qu’il est difficile d’appeler autrement que le réseau de désinformation sur le Covid, depuis les officines contre toute politique sanitaire, Collateral Global, Brownstone Institute et PANDA jusqu’à la Great Barrington Declaration[27], tract pseudo-scientifique de promotion de l’immunité naturelle financé par l’un des think tanks libertariens des frères Koch [28].

La désinformation scientifique n’est pas le fruit spontané des réseaux sociaux. Elle est alimentée par des médias verticaux et par des réseaux de désinformation organisés depuis des décennies dans la promotion du climato-négationnisme et de la dérégulation agro-industrielle. Dans le cas du Covid, les réseaux et les sites de désinformation ont été rapidement recyclés, avec l’habituelle ribambelle de pseudo-organisations : Free Speech Union, American Institute for Economic Research, Rational Ground, Urgency of Normal, Front Line COVID-19 Critical Care Alliance, The Unity Project, New Civil Liberties Alliance, UsForThem, etc. La synthèse sur la transmission aéroportée de SARS-CoV-2 de l’OMS [29], et les deux synthèses sur les masques FFP2 [30] (dont l’une co-signée par D. Pittet [31]) sont ainsi archétypiques de la production de marchands de doutes et témoignent d’un déficit d’intégrité scandaleux. Faute d’analyse des sources primaires, et faute de spécialiste des aérosols, les mêmes analyses erronées se sont retrouvées dans l’avis du Haut Conseil de la Santé Publique sur les masques FFP2. Malgré l’article publié par le Monde sur cet avis [32] et malgré deux articles de suivi de cohortes de soignants confirmant directement, pour SARS-CoV-2, les études d’ingénierie, la France demeure le seul pays riche à ne pas promouvoir les masques qui ont fait leur preuve en Asie.

Pour autant, la résistance du milieu hygiéniste au fait scientifique sur la transmission virale par voie d’aérosol ne provient pas exclusivement de la désinformation maligne propagée au cœur de l’OMS. Il convient d’ajouter un facteur historique et culturel, qui vient des controverses sur la théorie des miasmes [33]. Si la France est restée marquée par la controverse Koch-Pasteur, le reste du monde l’a été par les travaux du grand épidémiologiste états-unien Charles V. Chapin, qui a imposé avec succès la transmission par contact comme paradigme exclusif, éliminant pendant cinquante ans l’idée même de transmission aéroportée. La preuve de la transmission de la tuberculose par voie aérienne, en 1962, n’a pas conduit à reprendre l’étude scientifique des voies de transmissions des pathogènes respiratoires, jusqu’au point de bascule de juin 2020, pour SARS-CoV-2. Enfin, il existe une cause spécifiquement française : les experts de l’appareil d’État, agences sanitaires comprises, comportent un grand nombre de chefs de service hospitalier ; pour des raisons économiques et du fait du démantèlement du stock stratégique de masques, ils n’ont pas distribué de masques FFP2 aux soignants et cela a conditionné par la suite leur manière de penser. Les choix du passé condamnent le plus souvent à un ferme aveuglement au présent.

Épilogue. La bataille pour la qualité de l’air intérieur et pour la prévention des maladies respiratoires est entrée dans le temps long. La France continue d’accumuler du retard dans ses programmes de recherche et dans l’investissement public, malgré l’exemple du Japon et la nécessité de rénover les bâtiments publics. Rappelons qu’entre les deux tours de l’élection présidentielle, le 16 avril 2022, M. Macron a eu ces deux phrases en meeting : « J’annonce que si les Français me font confiance à nouveau, nous lancerons immédiatement un effort massif de purification de l’air dans nos écoles, nos hôpitaux, nos maisons de retraite, et dans tous les bâtiments publics. Et vous en verrez les premiers résultats avant la fin de cette année. » Faute de victoire, cet élément de langage de marketing politique, non suivi d’un quelconque effet dans le réel, demeure ce que René Char appelle une « trace de combat ».

Qu’est-ce qu’un expert ?

Le brouillage ordinaire [34] des catégories dans la zone grise qui sépare les sphères scientifique et politique, analysé ici par l’exemple, nécessite donc un effort de définition de l’expertise. L’idéal-type de l’expert est un individu disposant d’une maîtrise dans un domaine de savoir technique et spécialisé. L’expertise reposant de ce fait sur des normes et standards, les experts sont interchangeables, leurs qualités individuelles intervenant secondairement. Par ces caractéristiques, l’expert est très proche du professeur : du fait qu’il mobilise des savoirs stabilisés, fondamentaux pour l’un, et savoirfaire technique pour l’autre –, s’il y a des professeurs plus ou moins pédagogues, ils sont supposés dispenser le même contenu disciplinaire. Ni l’expert, ni le professeur, contrairement au chercheur, ne s’appuient directement sur la puissance de véridiction du collectif [35]. La certification des compétences de l’expert est assez semblable, elle aussi, à celle des professeurs : elle passe par la formation et par l’expérience. Faire appel à un expert, c’est en principe reconnaître sa propre ignorance et lui déléguer le soin d’apporter une analyse et des solutions techniques conformes à l’état de l’art. L’expert est ainsi une figure historiquement associée à l’ère fordiste, dans la mesure où elle s’inscrit dans une approche gestionnaire des structures tayloriennes centralisées, fondées sur la rationalisation du travail, l’autorité, l’impersonnalité des fonctions spécialisées, l’ordre et la hiérarchie. L’expert répond ainsi à une nécessité évidente, qui se justifie par l’hyper-technicité de nos sociétés.

En ce sens précis, le problème qui m’a été soumis par URW, et auquel j’ai apporté des « solutions », n’est pas de l’ordre de l’expertise. Premièrement, parce que l’inconnu ou le mal connu sont consubstantiels des « crises ». Les problèmes que ces dernières génèrent ne reposent pas sur un substrat de savoirs bien établis, mais sur des éléments disparates, parfois contradictoires, évoluant rapidement. Répondre à la demande d’URW a nécessité de s’appuyer, non sur des normes et des standards techniques, mais sur une littérature scientifique en médecine, biologie, épidémiologie et physique en croissance rapide (plusieurs dizaines d’articles par jour) et pour l’essentiel, en prépublication donc avant validation par les pairs. Ce travail spécifique fait partie du quotidien des chercheurs et suppose un travail collectif et pluridisciplinaire. Il sert à reformuler précisément le problème posé de manière rationnelle et adaptée, en analysant toute possible contradiction avec des résultats scientifiques (pré)publiés. Pour autant le travail d’élaboration de « solutions » n’est pas de nature scientifique : s’il se soucie de vérité, il n’est pas soumis aux procédures de véridiction constitutives de l’activité scientifique, et en particulier pas à la publication d’un appareil probatoire soumis à la critique des pairs. De son côté, la rationalité instrumentale des acteurs économiques privés a le mérite d’être intelligible et anticipable ; l’expérience rapportée ici montre qu’elle peut parfois s’aligner avec la reconnaissance du consensus scientifique et avec le bien commun.

La fonction que j’ai assumée auprès d’URW s’apparente par certains aspects à celle qu’a pu jouer, au sein de l’appareil d’État, la figure de l’ingénieur-savant qui a fait la force de l’École polytechnique avant son virage managérial. Les hauts fonctionnaires capables de mobiliser une bibliographie scientifique intègre, donc de lire des articles scientifiques, mais aussi de mettre en œuvre la logistique de politiques publiques, sont aujourd’hui devenus une espèce en voie de disparition. Le recours croissant de la puissance publique aux productions indigentes des cabinets de consultance privés et la montée en puissance des pôles de formation des élites scolairement dominées mais socialement et économiquement dominantes [36], l’ENA et HEC, témoignent de ce que la prétention des « décideurs » à gérer rationnellement l’action publique ne repose même plus sur l’illusion de ce que les orientations à suivre soient dictées par les sciences. La figure de l’expert a une longue histoire [37], depuis le Protagoras de Platon, et sa charge contre la démocratie délibérative, à laquelle il opposait le gouvernement par les meilleurs – l’aristocratie – jusqu’au gouvernement des experts promu par Lippman, en passant par le saint-simonisme et par le positivisme comtien. Dans sa montée en puissance comme mode de production de l’action publique depuis le 17e siècle [38], l’expertise intervient le plus souvent comme instance de légitimation du pouvoir, suppléant dans ce rôle à l’Église à mesure que la société s’affranchit de l’hétéronomie religieuse et de ses normes. Si la décision publique s’appuie sur la maîtrise d’un savoir technique et spécialisé, tenu à distance du politique, c’est pour prétendre être dictée par les nécessités de la raison, informée, objective, exempte d’arbitraire, naturalisée par le recours à des savoirs neutres et universels [39]. L’étude historique des controverses montre que la critique de la légitimation technocratique de l’autorité politique par l’usurpation du « langage de vérité » de la science est aussi ancienne que l’expertise elle-même. Paulin Ismard [40] la fait ainsi remonter à Athènes entre le 7e et le 4e siècle avant J.-C., où les experts avaient la particularité d’être des esclaves publics, de sorte à empêcher qu’ils accaparent le pouvoir. L’expertise publique contemporaine s’est éloignée du crédo saint-simonien, désireux de faire émerger une société où le pouvoir spirituel appartiendrait aux savants, et le pouvoir temporel aux industriels. Elle prétend opérer un transfert de légitimité à partir de savoirs qui n’ont plus même l’onction scientifique. Il ne s’agit aucunement ici de déplorer la perte d’influence des sciences naturelles, qui constitueraient l’adossement d’une expertise souhaitable. L’absence de culture scientifique des élites ne fait qu’élever au carré le problème déjà là de l’expertise comme entreprise anesthésiante, évacuant le politique et la conflictualité, et réduisant le politique au gestionnaire sur un mode opposé à l’idéal démocratique [41].

Contre l’expertise et la contre-expertise

Au cours des trente premiers mois de pandémie, il y a eu en France 170 000 décès surnuméraires – 185 morts par jour en moyenne. Cet échec collectif s’accompagne d’un constat, concernant la prévention de la transmission virale : ce n’est pas parce qu’une « solution » politiquement opportune et économiquement viable est issue d’un consensus scientifique qu’elle est adoptée et mise en œuvre. La décision publique échappe fréquemment à la rationalité collective en vue du bien commun : elle repose très souvent sur des intérêts de pouvoir particuliers, orthogonaux à l’intérêt collectif, y compris ceux de la sphère économique. A fortiori, le seul fait qu’une idée soit vraie au sens de la science (par exemple, SARS-CoV-2 se transmet très largement par inhalation de particules virales aérosolisées) ne détermine qu’une puissance d’agir faible. Ces faits bien connus contrarient les représentations spontanées des savants. Contrairement à ce que l’écrasante majorité des scientifiques pense, la vérité scientifique qu’ils élaborent collectivement n’est aucunement performative. Pierre Bourdieu a commenté ainsi une phrase qu’il prête à Spinoza :

 

« Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie”. C’est une des phrases les plus tristes de toute l’histoire de la pensée. Cela signifie que la vérité est très faible, sans force. Par conséquent, nous qui travaillons à produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de diffuser la vérité puisque nous enseignons, nous parlons, nous écrivons, etc. est-ce que, pour être en accord avec nous-mêmes, pour ne pas être trop contradictoires et trop désespérés, nous ne devons pas essayer de réfléchir sur la nécessité de nous unir pour donner collectivement un peu de force sociale à la vérité ? » [42]

 

L’humanité doit faire face à des crises majeures, démocratique, sociale, énergétique, environnementale, toutes couplées entre elles. L’échec à juguler le réchauffement climatique et l’effondrement du vivant depuis plus d’une trentaine d’années doit conduire les scientifiques à interroger les modalités d’interaction entre sphère savante et sphère politique et à mettre en doute leur croyance en une raison politique fondée en science. Comment imaginer les institutions et les règles de vie commune d’une société décarbonée, si l’expertise enferme par nature dans la rhétorique des « solutions » et des « décideurs », qui opère une clôture de l’imaginaire politique ? La contre-expertise, tout comme l’expertise, neutralise la dimension politique des problèmes et des solutions. L’activité scientifique est quant à elle attachée à son idéal régulateur : l’autonomie du monde savant vis-à-vis de toutes les formes de pouvoir, politique, économique et religieux. La réception des travaux savants par les pairs, par-delà la libido politique de chacun, suppose des normes d’éthique intellectuelle et de véridiction fondées sur la disputatio et sur la vérité comme horizon commun. Que cet idéal d’autonomie soit faiblement incarné dans le réel et qu’il soit précisément la vertu dont l’expertise se drape pour légitimer la décision politique n’empêche ni de le défendre, ni de travailler à sa mise en œuvre par les politiques publiques.

Le monde scientifique porte une responsabilité vis-à-vis de la société : celle de se mettre au service de la qualité d’une délibération publique contradictoire, où le pluralisme de rationalités en débat puisse être éclairé par le fait scientifique comme par la production de sens des humanités, sans s’y substituer. Cela suppose de refuser l’expertise, comme une instance de légitimation du pouvoir, et une machinerie de fabrication du consentement à une vision unique du monde. Puisque nos désirs politiques sont sublimés dans le cadre de l’activité savante, nous devons, en dehors de cette activité, mettre au service d’un travail de création politique les savoir-faire attachés à notre métier, et notamment l’usage des procédures de véridiction. Séparer plus clairement les sphères scientifique et politique suppose de nous débarrasser de l’idée tyrannique que puisse exister une « expertise » neutre. Notre responsabilité n’est pas de nous tenir à une quelconque « neutralité », mais d’œuvrer à l’existence effective d’un espace public de pensée et de critique, normé par une éthique de la confrontation. Il ne s’agit au fond que de renouer avec les vertus épistémiques fondamentales en démocratie, dont l’expertise et la contre-expertise ne sont peut-être que des simulacres.