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Anouk Grinberg : « Tous ceux qui ont travaillé avec Depardieu dans le cinéma savent…

Elle nous reçoit chez elle ce mercredi 4 octobre. Anouk Grinberg, comédienne et actrice reconnue du cinéma d’auteur (« Merci la vie » de Bertrand Blier, « La Nuit du 12 » de Dominik Moll, « L’Innocent » de Louis Garrel), est aussi calme que déterminée. Comme si sa décision d’apporter son soutien à Charlotte Arnould était une évidence longuement mûrie. Anouk Grinberg connaît personnellement cette jeune danseuse et actrice qui accuse Gérard Depardieu de l’avoir violée à deux reprises chez lui, en 2018. L’acteur, présumé innocent, a été mis en examen pour « viols » et « agressions sexuelles » en 2020.

 

Au printemps et à l’été derniers, quinze autres femmes ont dénoncé dans la presse des violences sexuelles de sa part : mains aux fesses, aux seins, sur le sexe, agressions verbales, harcèlement. Des accusations qu’il a niées par la voie de son avocat, sans prise de parole publique. Jusqu’à cette lettre ouverte inattendue, publiée dans la presse le dimanche 1er octobre : il y dénonce de manière paradoxale le « tribunal médiatique » et clame son innocence. 

 

Selon lui, Charlotte Arnould aurait consenti aux relations sexuelles et aurait porté plainte par vengeance pour ne pas avoir été retenue dans un de ses récitals des chansons de Barbara. « Jamais au grand jamais je n’ai abusé d’une femme », écrit-il. « Un message vraiment immonde » a répondu la jeune femme à ELLE quelques heures après la parution de cette tribune. « Des propos abjects », insiste aujourd’hui Anouk Grinberg dans nos pages au cours de l’entretien qu’elle nous a accordé en exclusivité. Si Charlotte Arnould a bien reçu des soutiens publics de quelques personnalités connues pour leur combat contre les violences sexuelles – Andréa Bescond, réalisatrice du film « Les Chatouilles », et Florence Porcel, plaignante dans l’affaire Patrick Poivre d’Arvor –, presque aucune voix du cinéma ne s’est élevée à ses côtés. Sauf celle d’Anouk Grinberg, d’abord par quelques mots sur les réseaux sociaux, puis au travers de cette prise de parole.

Des propos rares et tranchants alors que nombre de personnalités du cinéma que nous avons contactées ont décliné nos sollicitations. Un silence insupportable aux yeux de la comédienne, qui, elle, ose dénoncer les agissements de Gérard Depardieu, qu’elle connaît bien pour avoir tourné deux films avec lui et l’avoir fréquenté lorsqu’elle était la compagne de Bertrand Blier, grand ami de l’acteur. Rencontre.

ELLE. - Pourquoi avez-vous décidé de parler aujourd’hui ?

Anouk Grinberg. - Parce que je ne peux plus me taire. Parce que tous ceux qui ont travaillé avec Depardieu dans le cinéma savent qu’il agresse les femmes, parce que le silence de ce milieu est assourdissant, abaissant pour notre art et qu’il doit cesser. Quand il ose écrire, dans sa lettre ouverte, « Tout cela m’atteint. Pire encore, m’éteint. », quelle insulte pour les victimes qui souffrent pour des années à cause de ses comportements déviants ! C’est une stratégie de défense pour draguer la foule et en faire son alliée. Mais qu’est-ce qui nous reste pour vivre ensemble et communiquer si les mots servent aux menteurs comme ça ? Charlotte est seule face à tous. C’est pour tout cela qu’il faut qu’on avance en bande. C’est pourquoi je sors du bois. J’ai souvent dit à Charlotte : « Tu veux que je parle ? » Elle n’osait pas me dire oui. Elle avait peur pour moi.

ELLE. - Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Charlotte Arnould ?

A.G. - J’ai travaillé avec une jeune fille qui m’aidait à apprendre mes textes pour le théâtre. Et cette jeune fille était une amie de longue date de Charlotte. Elle l’a vue tellement détruite. Elle ne savait vraiment pas comment l’aider. Elle a voulu que je la rencontre. C’était six mois après les faits que Charlotte dénonce. Je l’ai crue d’emblée. J’ai vu son visage, j’ai vu ses yeux, j’ai vu sa façon de parler, j’ai vu ses bras scarifiés. C’était une gamine toute maigre, comme si elle n’avait plus de poids, comme si elle n’était plus lestée. C’est normal : on n’accordait pas de légitimité à sa parole, et donc elle n’existait pas. Elle avait beau parler, personne n’écoutait ou personne ne prenait la mesure de l’horreur qu’elle avait subie. Moi, il se trouve que ces histoires de violences sexuelles me touchent très fort, et je me suis dit qu’il fallait qu’elle soit aidée. Je l’ai emmenée rencontrer les journalistes de Mediapart qui s’occupent de ces questions, je l’ai encouragée à mener ce combat.

 ELLE. - Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans son récit ?

 A.G. - Depardieu savait très bien qu’elle était très fragile. Elle pesait 37 kilos. Elle n’avait pas une histoire familiale simple du tout. Il le savait parce que c’était un ami de sa famille. Charlotte est allée le voir à sa demande. Il lui a dit : « Viens me voir, j’ai envie d’avoir de tes nouvelles, que tu me racontes ta vie, combien tu paies de loyer… » On peut appeler ça de l’attention, de l’empathie, de la tendresse, mais ça s’est avéré être de la saloperie. C’était juste pour attirer sa proie. Quand elle est entrée chez lui, il l’a mise en confiance, ce qui à mes yeux est encore plus grave. Face aux hommes qui se conduisent en prédateurs menaçants, c’est plus facile de se défendre que face à ceux qui vous tartinent de tendresse. Les dégâts sont encore plus dévastateurs parce qu’on ne comprend plus rien à rien, la honte s’enroule autour de vous. Charlotte a lutté intérieurement pour ne pas devenir folle et elle a eu le courage de porter plainte très vite. Quand d’autres mettent quarante ans à pouvoir le formuler.

Il a passé toutes les limites

ELLE. - Vous l’avez vue régulièrement ces cinq dernières années ?

 A.G. - Oui. Vous savez, les victimes, tout le monde les fuit. Elle n’avait pas de boulot, le métier ne voulait pas d’elle. Je prenais de ses nouvelles, on parlait de longues heures. C’est moi qu’elle a appelée quand sa mère s’est suicidée quelques mois après le dépôt de plainte. Elle était si seule. Mais debout tout de même. Elle forçait l’admiration.

ELLE. - Vous avez posté sur les réseaux sociaux votre soutien à Charlotte quelques jours après la lettre ouverte de Gérard Depardieu parue dans la presse. Pourquoi à ce moment-là ?

A.G. - Il a passé toutes les limites. C’est abject ce qu’il écrit. Il dit : « Je suis juste un homme. » Mais alors on attend tous qu’il le montre ! Que peut-il lui arriver de mieux que de se reconnecter avec les quelques parcelles d’humanité qu’il avait en lui ? Je le sais parce que je l’ai côtoyé toutes ces années où j’étais en couple avec Bertrand Blier et quand j’ai tourné avec lui « Merci la vie ». Depardieu faisait un peu partie de mon quotidien. Quand il dit dans cette lettre qu’il n’a jamais agressé une femme, moi, je l’ai vu le faire pendant tout ce temps ! Verbalement, physiquement. Je l’ai vu mettre des mains aux fesses à des femmes, leur toucher les seins, le sexe tout en blaguant. Je l’ai entendu parler toute la journée de leur moule, de comment il aimerait les sucer. Toute la journée ! Et personne n’a jamais rien dit.

ELLE. -  A-t-il eu ce comportement avec vous ?

A.G. - J’étais la compagne de Blier, j’étais relativement intouchable. Mais je n’ai pas du tout été épargnée par ses agressions verbales. Et puis, ça l’amusait beaucoup quand Blier lui demandait de mimer ou de me dire des cochonneries pendant qu’on jouait des scènes. Blier et lui s’excitaient mutuellement pour humilier les femmes et en rire, et l’équipe faisait allégeance, riait aussi pour plaire aux rois. À ce moment-là de ma vie, je n’avais alors pas d’autre choix que de rire avec la meute pour supporter cela et avoir une petite place.

ELLE. - Pourtant, vous avez tourné à nouveau avec lui en 2020 dans le film « Les Volets verts », de Jean Becker. Comment cela s’est-il passé ?

 A.G. - Je l’ai fait en me bouchant le nez et tous les jours je l’ai entendu débiter ses ordures sexuelles aux autres femmes sur le plateau. J’ai été, d’une certaine manière, complice : je ne lui ai pas mis de baffe quand il parlait très mal aux femmes, je ne lui ai pas dit « Ta gueule ! » Personne, jamais, ne lui a dit « Ta gueule ! » Et il disait en ricanant : « Il faut que je fasse gaffe, la justice m’emmerde à cause d’une petite qui me traîne en justice. » Ça le faisait rire, et tout le monde se taisait. À cette époque, je connaissais déjà Charlotte, mais personne sur le tournage ne le savait. Je lui avais demandé si je pouvais faire ce film, si ça la rendait malade ou pas. Elle m’avait dit : « Non, regarde, regarde pour moi, écoute pour moi. » Sur le tournage, je pensais à elle à chaque instant.

Une femme agressée qui ne dit rien n’est pas consentante

 ELLE. - Charlotte Arnould a trouvé très peu de soutien au sein du cinéma français, vous êtes la première actrice à le faire publiquement. Pourquoi ?

 A.G. - Quand il dysfonctionne, le monde du cinéma agit comme une petite société, comme une famille avec tout ce que cela peut avoir de pathologique, voire de cruel : si quelqu’un a subi des violences sexuelles au sein d’un clan, le clan protégera l’agresseur, se retournera contre la victime, la mettra en exil jusqu’à la faire taire, pour que meure en elle le besoin de vérité, inséparable du désir de vivre. C’est une autre façon de tuer symboliquement, et ça vous poursuit toute la vie.

ELLE. - Et Gérard Depardieu est un homme très puissant dans cette industrie…

A.G. - Il est ce qu’on appelle un monstre sacré. Il faudrait vraiment déconstruire ces deux mots. Monstre, oui, sacré, non. Il n’y a plus rien de sacré chez un homme qui fait preuve d’autant d’inhumanité avec les femmes. Il se permet d’écrire qu’il aime « rire, faire rire », mais nous, on ne rit pas. Pour ce qui est des faits dont parle Charlotte, il y a des images, tout a été filmé. Quand il dit qu’elle était consentante, est-il humainement atrophié au point de ne rien savoir de la paralysie quand on est forcée ? Non, une femme agressée qui ne dit rien n’est pas consentante.

ELLE. L’omerta est-elle très puissante dans le cinéma ?

A.G. - Les hommes se protègent entre eux. Ils sont dépassés par ce qui est en train d’arriver, par la parole qui se libère. Je n’ai jamais vu d’hommes intervenir pour freiner les comportements déviants de Depardieu, jamais. Aucune femme non plus. Fanny Ardant, qui connaissait Charlotte, a dit qu’elle se vengeait par dépit amoureux, mais où est passée son humanité à elle aussi ? Ce que je dis de Depardieu n’enlève pas qu’à certains moments on le regarde jouer et on voit une grâce, une immense connaissance de l’âme humaine. Comment ce clivage est-il possible ? Mais quand le milieu dit : « Oui, mais c’est un immense acteur », ce n’est pas le sujet.

ELLE.  - En parlant aujourd’hui, vous n’avez pas peur des conséquences ?

A.G. - Je n’y ai pas pensé. Je ne me place pas en procureure de Depardieu, mais il se trouve que je connais les deux personnes dans cette affaire. Il y a trente ans, quand je côtoyais Depardieu dans ma maison ou sur les tournages, il y avait encore en lui des moments de gentillesse, de poésie. Et c’est aussi parce que j’ai vu ça en lui que j’espère, pour lui, qu’il puisse retrouver le chemin de son humanité et demander pardon. Aujourd’hui, la domination est pour lui une jouissance, je pense que c’est son unique relation au monde. Il faut maintenant que la douleur des victimes soit entendue, comprise par la société, hommes et femmes confondus. Il faudrait qu’il dise les mots nécessaires à la réparation de Charlotte et il faut que la justice fasse son travail.