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Deux mois après les émeutes, questions sur l’action des forces de l’ordre

Le ministère de l’intérieur se refuse à communiquer les « retours d’expérience ». Un recours accru au RAID et à la BRI est à l’étude. Des élus, eux, plaident pour une police plus proche des habitants.

Par Antoine Albertini

 

Des policiers du RAID arrêtent un homme lors d’affrontements avec la police dans les rues de Lyon, le 30 juin 2023.

 Des policiers du RAID arrêtent un homme lors d’affrontements avec la police dans les rues de Lyon, le 30 juin 2023. JEFF PACHOUD / AFP

 

Deux mois après la fin des émeutes, des dizaines de communes pansent encore leurs plaies. Plus de 2 508 incendies ou dégradations de bâtiments, une centaine de mairies incendiées ou dégradées, des « atteintes aux élus », 168 écoles prises pour cibles : l’éruption de violences après la mort de Nahel M., 17 ans, abattu à bout portant par un policier motocycliste à Nanterre, le 27 juin, a confronté les municipalités les plus touchées à un été difficile, marqué par la mise hors d’usage de centaines d’équipements collectifs et par une lancinante question : quelles leçons tirer de tels « événements » et de la manière dont ils ont été gérés ?

 

Des « retours d’expérience » consacrés à l’action des forces de l’ordre au cours des émeutes, émanant tant de la police que de la gendarmerie, ont bien été transmis au cabinet de Gérald Darmanin dès le mois de juillet. L’entourage du ministre de l’intérieur se refuse cependant pour l’instant à en faire état publiquement et les services de communication de la police et de la gendarmerie n’entendent pas en « préciser leur périmètre exact ni en partager les conclusions ».

 

Parmi les pistes de réflexion figure notamment la pérennisation de l’emploi d’unités spécialisées comme l’unité Recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID), la Brigade de recherche et d’intervention (BRI) ou le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) pour juguler des flambées de violences urbaines. Des « moyens exceptionnels », déclarait le ministre de l’intérieur, sur TF1, le 30 juin.

D’après plusieurs sources au ministère de l’intérieur, le recours plus fréquent à ces unités en cas de violences urbaines serait désormais à l’étude mais est loin de faire l’unanimité auprès des premiers concernés. Mobiliser, au risque de blessures, des opérateurs de haut niveau dont la formation est aussi longue que coûteuse, pourrait se révéler contre-productif, et leur action, même justifiée dans des situations très dégradées, les éloignerait de leurs missions principales : la lutte contre les formes les plus dangereuses de criminalité, le terrorisme, les prises d’otages de forcenés.

« Crème de la police »

« Nous ne sommes pas du tout formés pour ce genre d’émeute, nous ne sommes pas habitués à cela », résumait en garde à vue un opérateur de l’antenne du RAID à Marseille, cité par Mediapart, après la mort de Mohamed Bendriss, 27 ans, probablement consécutive à un tir de lanceur de balles de défense. De fait, les fonctionnaires de deux antennes locales de l’unité d’intervention de la police sont aujourd’hui mis en cause, dans ce dossier marseillais et après le tir d’un beanbag (une munition anti-émeutes) à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), où un jeune homme a été grièvement blessé.

 

De manière moins attendue, si l’engagement de ces unités réputées a pu susciter un impact psychologique sur les émeutiers, il a aussi entraîné des conséquences que la Place Beauvau avait sans doute peu ou mal envisagées : une forme de reconnaissance pour certains d’entre eux, comme en témoignaient des dizaines de vidéos postées sur les réseaux sociaux au plus fort des évènements, avec leurs images de colonnes d’assaut progressant derrière des véhicules blindés sur un fond sonore évoquant souvent Athena, de Romain Gavras. Ce film à succès diffusé sur la plate-forme Netflix met en scène l’affrontement entre la police et les habitants d’une cité transformée en citadelle.

 

« Paradoxalement, l’envoi sur place de la BRI ou du GIGN a conforté certains émeutiers dans l’idée qu’ils étaient efficaces et dangereux, puisqu’on leur envoyait la crème de la police et de la gendarmerie », analyse un cadre du ministère de l’intérieur. « Oui, les émeutiers ont le sentiment d’avoir gagné quelque chose, renchérit Stéphane Blanchet (divers gauche), le maire de Sevran (Seine-Saint-Denis), une commune durement touchée par les dégradations. Ils ont fait plus vite et plus fort que leurs aînés lors des émeutes de 2005 et ont très bien su le mettre en récit sur les réseaux sociaux. »

« Défaillances »

Dans certaines villes de province mais surtout en région parisienne, la soudaineté et l’ampleur de la flambée de violence de la fin juin ont aussi révélé des défaillances dans la chaîne logistique policière. Des véhicules endommagés n’ont pu être réparés en temps utile, contraignant des responsables à jongler avec le parc automobile disponible, des difficultés d’approvisionnement en grenades lacrymogènes ont été constatées et, dans certaines communes, les services de police sont apparus débordés.

« Honnêtement ? J’ai eu le sentiment qu’ils avaient peur d’intervenir », se souvient une élue d’une commune moyenne du sud de la France, d’ordinaire paisible, qui a pourtant connu son lot de dégradations au mois de juin. « L’Etat nous a lâchés ! », allait jusqu’à s’emporter Bruno Beschizza (Les Républicains, LR), ancien responsable d’un syndicat de policiers et maire d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) sur le plateau de BFM-TV, le 4 juillet.

« Je ne comprends pas que l’Etat n’ait pas su anticiper à ce point », estime pour sa part Brigitte Barèges, maire (LR) de Montauban. Le soir du 29 juin, une centaine d’individus « très, très jeunes » mais manifestement « très organisés » se sont méthodiquement attaqués aux caméras de vidéosurveillance avant de fondre sur la médiathèque du quartier des Chaumes ainsi que sur la maison des associations, construite en bois, finalement épargnée grâce à l’intervention des forces de secours : des cocktails Molotov avaient été disposés à proximité mais n’ont pu être allumés.

 

« Après plusieurs appels au préfet et au commissariat, c’est finalement la police municipale qui est intervenue en improvisant des tenues antiémeutes avec des casques de moto », raconte Mme Barèges. Depuis longtemps, l’élue plaide pour une extension des compétences des polices municipales, « souvent des gens du coin, qui connaissent bien les lieux et les habitants ». Elle milite notamment pour l’attribution de la qualité d’officier de police judiciaire aux responsables des polices municipales ou la possibilité d’effectuer certaines missions sans le concours de la police nationale, aujourd’hui juridiquement indispensable pour nombre d’interventions.

« Changer de paradigme »

« On a aboli la police de proximité par dogmatisme, il faut changer de paradigme et ne pas cantonner l’action de la police à des arrivées en force, pour s’imposer dans des quartiers qu’elle ne connaît plus, soutient le maire de Sevran, M. Blanchet. Cela n’empêche pas de réfléchir aux moyens juridiques, aux stratégies d’action, mais il faut réapprendre des deux côtés à se parler et se comprendre. »

Policiers et gendarmes, eux, ne voient souvent pas si loin et, deux mois après la crise, mettent en avant les 871 blessés comptabilisés dans leurs rangs (en réalité, ce bilan inclut également les sapeurs-pompiers) et « l’écœurement » après le placement en détention provisoire d’un fonctionnaire de la brigade anticriminalité de Marseille – il a été remis en liberté le 1er septembre –, mis en examen pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique » dans le dossier Hedi, du nom de ce jeune homme de 21 ans grièvement blessé en marge des émeutes dans la nuit du 1er au 2 juillet.

 

Cette incarcération, après celle du policier auteur du coup de feu mortel sur Nahel M., avait déclenché un mouvement de protestation sous la forme d’une grève du zèle et d’arrêts-maladie en cascade qui avaient pris de court les autorités jusqu’à un retour à la normale avec l’arrivée de l’été et de tardives menaces de sanctions.

 

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« Tout était blanc dans ma tête, comme une grenade assourdissante » : le témoignage d’un blessé grave, à Paris, pendant les émeutes

Un jeune homme de 22 ans accuse la police d’un tir de LBD à courte distance, place des Fêtes, à Paris, pendant les émeutes de juin. Les circonstances de la blessure restent floues, une enquête de l’inspection générale de la police nationale est en cours.

Par Luc Bronner

 

Sofiane, blessé durant la nuit du 29 au 30 juin, photographié à la clinique où il est toujours soigné, en Seine-Saint-Denis, le 21 août 2023.

Sofiane, blessé durant la nuit du 29 au 30 juin, photographié à la clinique où il est toujours soigné, en Seine-Saint-Denis, le 21 août 2023. MATHIEU ZAZZO POUR « LE MONDE »

 

Sofiane, 22 ans, a été amputé d’une partie de sa boîte crânienne. Une craniectomie réalisée en urgence, le matin du 30 juin, pour faire face à un hématome jugé « volumineux » par les médecins de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, et qui constituait un risque de mort ou de séquelles neurologiques irréversibles du fait de la compression du cerveau.

 

Après plusieurs jours de coma artificiel, trois semaines passées à l’hôpital en service de neurochirurgie, le jeune homme est toujours soigné dans une clinique spécialisée de la banlieue nord de Paris. Avec comme perspective une opération chirurgicale destinée à poser une prothèse, suivie d’une longue rééducation. « J’essaie de tenir le coup, j’ai des douleurs, je suis extrêmement fatigué, j’ai du mal à marcher. Je ne suis pas certain de récupérer 100 % de mes capacités », dit le jeune homme, le crâne marqué par une cicatrice. Il s’exprime avec un prénom d’emprunt pour éviter de possibles répercussions sur sa famille et sur sa carrière en raison de son témoignage.

 

Sur la partie droite de son visage, au niveau de l’œil, une marque ronde de quelques centimètres carrés. C’est là, selon son récit, délivré au Monde le 16 août dans le jardin de la clinique ainsi que devant l’inspection générale de la police nationale (IGPN) venue dans sa chambre le 31 juillet, qu’un projectile tiré par un policier l’aurait touché, dans la nuit du jeudi 29 au vendredi 30 juin, dans le 19e arrondissement de Paris, alors que des violences urbaines avaient lieu dans un grand nombre de villes en réaction à la mort de Nahel M., tué par un policier à Nanterre le 27 juin. « J’ai reconnu un LBD [lanceur de balles de défense] avant d’être touché », indique-t-il en mimant l’arme et la façon dont un policier le tenait face à lui.

Pas de témoins

« Il a été victime d’un tir de LBD à bout portant au niveau de la tempe droite », indique la plainte déposée en son nom par l’avocate Aïnoha Pascual. « L’enquête préliminaire se poursuit », signale le parquet de Paris sans donner plus d’indications. « Une enquête compliquée parce que nous avons peu d’éléments au départ », note une source au sein de l’IGPN, faute de témoin direct ou de vidéos des faits à ce stade.

Ce soir de juin, avec trois autres amis, Sofiane, habitant le centre de Paris, a pris une voiture de location pour rejoindre le 19e arrondissement. Lui affirme, devant les policiers, qu’il souhaitait aller voir sa copine, à proximité de la place des Fêtes. Mais il indique également : « Des personnes du 19e nous ont dit que dans le 12e c’était calme, il n’y avait rien qui se produisait, donc on les a rejoints dans le 19e. » A ce moment, de fait, la situation est très tendue dans l’arrondissement.

 

Sofiane le raconte devant le brigadier de l’IGPN : « Il y avait pas mal d’émeutes, il était environ 23 h 30. » Des mortiers d’artifice sont tirés en direction des fonctionnaires. « Les émeutiers prenaient le dessus », ajoute-t-il, en décrivant des scènes de pillage de commerces : « Il y avait un Monoprix, les émeutiers entraient et se servaient, la police n’était pas là. » Il déclare avoir observé les affrontements entre policiers et émeutiers « tout en noir et avec des barres de fer », et insiste sur le fait que lui n’y aurait jamais participé. Sur des images extraites de la vidéosurveillance de l’arrondissement, exploitées par l’IGPN, il apparaît à deux reprises, sans fait notable, sinon qu’il porte un survêtement et des chaussures facilement reconnaissables.

Choc violent

Contrairement à son ami d’enfance, présent avec lui, et dont il affirme devant l’IGPN ne pas connaître le nom, il explique avoir voulu rentrer chez lui mais ne pas avoir retrouvé sa voiture. Il raconte s’être réfugié dans le hall d’un immeuble pendant plus de trente minutes, par crainte des violences et des charges policières : « Chacun avait un peu peur de ce qu’il se passait. »

Plus tard, une fois ressorti, après 3 heures, il déclare être reparti seul : « En arrivant à une intersection, je tourne la tête sur la gauche et je vois plein de policiers, donc je fais demi-tour en trottinant », détaille-t-il devant l’IGPN, sans donner d’indication géographique précise, ce qui rend l’identification des policiers mis en cause plus compliquée, sinon impossible. « J’ai fait un pas ou deux », complète-t-il aujourd’hui. Il se souvient d’un bruit, et d’un choc violent, extrêmement douloureux, sur le côté droit du visage.

Selon lui, le tir a été effectué à une distance de quelques mètres. « Ce n’était pas la BAC [brigade anticriminalité], c’étaient des policiers spéciaux émeutes. » Casqués mais suffisamment proches pour qu’il puisse distinguer leurs visages, et entendre la voix d’une femme parmi eux. Selon son récit, les policiers se sont ensuite rapprochés et lui ont mis un coup de matraque avant de l’aider à se relever. « Ils m’ont dit : “Cours.” Je leur ai demandé : “Je cours où ?” Ils m’ont répondu : “Cours, cours.” Les coups de matraque n’étaient pas sévères, je pense qu’ils s’étaient rendu compte que j’étais seul et en dehors de tout ça », explique-t-il à l’IGPN.

 

« On est a priori en présence d’un tir de LBD effectué au-dessous des distances réglementaires, en direction de la tête, ce qui est parfaitement illégal. Cela résonne avec l’histoire du jeune Hedi, blessé à la tête à Marseille », relève l’avocate du jeune homme, Aïnoha Pascual, en référence à Hedi R., un jeune homme de 22 ans grièvement blessé à la tête par un policier, en marge des émeutes à Marseille, début juillet. La défenseuse envisage par ailleurs une action devant le tribunal administratif pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat dans la blessure de Sofiane, quelle que soit l’issue de la procédure pénale.

« Hématome sous-dural aigu »

La suite est moins détaillée. Sofiane raconte avoir couru et marché, croisé un de ses amis et s’être réfugié dans une bouche de métro. Il aurait vomi, mais sans jamais perdre connaissance, avant d’être pris en charge par les pompiers. « Tout était blanc dans ma tête, comme une grenade assourdissante. » Le compte rendu initial des urgences de l’hôpital Tenon décrit un patient « conscient, somnolent, désorienté et agité », lequel se plaint de « violentes céphalées ». Un premier scanner montre un « hématome sous-dural aigu » ainsi qu’une fracture de la boîte crânienne. Il est transféré à la Pitié-Salpêtrière, puis opéré. « Impossibilité de remettre le volet [de la boîte crânienne] », indique le chirurgien dans son compte rendu postopératoire. Sofiane se réveille avec un morceau d’os en moins sur le côté droit.

 

La famille de Sofiane a longuement hésité avant de témoigner, et a réclamé un anonymat complet. Sa sœur, qui l’accompagne, craint les répercussions d’un témoignage public, en particulier sur les réseaux sociaux. Notamment parce que Sofiane a déjà été condamné par la justice pour des faits de blanchiment. Le jeune homme, qui se présente comme « webdesigner » et continue de vivre chez ses parents, a été jugé par défaut en première instance, puis en appel, à quatre mois de prison avec sursis, pour avoir illégalement transporté de l’argent liquide en Espagne en 2021.

Il dit également avoir été interpellé, puis mis hors de cause, dans une affaire de cambriolage. Il reconnaît avoir été placé à deux autres reprises en garde à vue, à Marseille, pour une carte d’identité volée et, plus récemment, pour une affaire d’escroquerie supposée dans un magasin Darty, sans suite à ce stade. « S’ils avaient voulu m’arrêter, c’était facile, et sans avoir à me tirer dessus. Ils ne l’ont pas fait. Comme ils ne pouvaient pas se venger sur les émeutiers en groupe, ils m’ont visé, moi », conclut Sofiane.

Luc Bronner

 

Aimène Bahouh, victime d’un tir de beanbag en marge des émeutes, demande au « policier du RAID d’assumer son acte »

Le 30 juin, le jeune homme a été blessé à la tête par un un projectile constitué de billes de plomb tiré par un agent du RAID à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle). Après vingt-cinq jours de coma, il s’est réveillé avec de nombreuses séquelles. « Le Monde » a recueilli son témoignage.

Par Mustapha Kessous

Aimène Bahouh, grièvement blessé par un beanbag, projectile tiré par un policier le 30 juin 2023, ici à Mont-Saint-martin (Meurthe-et-Moselle), le 23 août 2023.

 Aimène Bahouh, grièvement blessé par un beanbag, projectile tiré par un policier le 30 juin 2023, ici à Mont-Saint-martin (Meurthe-et-Moselle), le 23 août 2023. NICOLAS LEBLANC / ITEM POUR « LE MONDE »

 

Il a fait un geste. Enfin. Puis le jeune homme a paniqué quand il s’est vu attaché à un lit d’hôpital. La présence des siens a permis d’adoucir son retour à la vie. « On a essayé de le rassurer. Il n’arrêtait pas de pleurer, il disait “je suis où ?” », se souvient sa mère. Le 25 juillet, Aimène Bahouh s’est réveillé après vingt-cinq jours de coma : il avait été grièvement blessé à la tête par un beanbag (« sac de haricots »), un projectile sous forme de sachet contenant de minuscules billes de plomb, tiré par un policier d’une unité Recherche, assistance, intervention, dissuasion (RAID) de la police nationale. C’était le 30 juin, à Mont-Saint-Martin (Meurthe-et-Moselle), lors de l’une des nuits d’émeutes qui ont suivi la mort de Nahel M., un jeune de 17 ans tué par un policier à Nanterre, le 27 juin. Depuis, la justice a ouvert une enquête pour « violences volontaires avec arme commises par personne dépositaire de l’autorité publique ». La famille, elle, a déposé plainte pour « tentative d’homicide volontaire ».

 

« Nounours », comme l’appellent ses proches, est rentré le 3 août à la maison, située dans le quartier du Val-Saint-Martin. Soulagée, sa mère rappelle que les médecins du service neurologique de l’hôpital d’Arlon, ville proche située en Belgique, redoutaient un sommeil prolongé, peut-être sans fin : « Mais je me suis battu, lance Aimène Bahouh. A l’hôpital, on m’a donné un nouveau surnom, “le miraculé”. J’aurais pu mourir, j’ai eu beaucoup de chance. Le travail du personnel médical a été extraordinaire. »

 

Ce garçon de 25 ans, au sourire généreux, poli et affable, a accepté de raconter au Monde comment, selon lui, il a été touché par ce beanbag. « Une partie du côté gauche de mon crâne était en miettes comme si on avait fracassé un verre au sol et qu’il fallait recoller les morceaux », décrit-il.

« Mes muscles ont fondu »

On y voit « un cratère » de plusieurs centimètres, trace d’« une craniectomie pariéto-temporale » qu’il a subie au cours d’une longue opération, le 30 juin, pour résorber un « œdème cérébral pariétal » et une « contusion hémorragique »comme on peut le lire sur le compte rendu médical de l’hôpital. Il a été intubé, ventilé et sous sédation pendant presque un mois. Le 19 juillet, le jeune homme a eu une deuxième intervention pour lui extraire « un corps étranger métallique » resté dans sa blessure : une bille de plomb était incrustée dans la chair. Une troisième est prévue afin de lui poser une prothèse (cranioplastie). Le jeune homme redoute cette future opération. Il a peur qu’elle échoue et de finir par devenir « fou » ou « malade mental ».

 

Aujourd’hui, Aimène Bahouh ne se reconnaît pas. Les conséquences physiques et psychologiques de ce tir sont multiples ; il les décrit avec calme, en ponctuant ses phrases par un « mais ça va ». Depuis sa sortie du coma, sa tête est devenue lourde, elle lui fait mal dès qu’il y a trop de bruit. S’il se lève un peu vite, il a des vertiges. « Je n’ai plus d’équilibre et de force dans les jambes, mes muscles ont fondu, décrit-il. J’ai perdu 20 kg. » Il ne sent plus les doigts de sa main droite : il ne peut plus tenir une cuillère, un stylo, ou la manette de sa PlayStation. Trois fois par semaine, il voit un kiné.

 

Ses séquelles s’entendent également. Aimène Bahouh articule avec difficulté comme s’il bégayait et parlait tel un petit enfant. Les mots semblent parfois pénibles à prononcer. Il est atteint de dysarthrie, un trouble de l’élocution. « Je ne sais plus vraiment lire et écrire », lâche-t-il. Une orthophoniste l’aide à se refamiliariser avec les lettres. Sans parler des médicaments qu’il doit prendre le matin (quatre) et le soir (deux). « Il a des vitamines, des cachets contre la douleur, pour éviter des crises d’épilepsie, alors qu’il en a jamais fait et pour prévenir la maladie de Parkinson, soupire sa mère. C’est dur, on a beaucoup pleuré, parfois sans larmes à force d’en avoir versé. » Son fils la reprend : « Je suis en vie maman, c’est le principal. »

« Trou noir »

Il est aussi, désormais, angoissé de ne plus retrouver son travail, celui d’agent de sécurité pour la société G4S, dans un centre pour réfugiés à Kirchberg, au Luxembourg tout proche. « Je devais signer mon CDI le 23 septembre, malheureusement, c’est mort », martèle-t-il. Aimène Bahouh touche son crâne blessé. « C’est tout mou. Si je prends une gifle, je peux mourir. J’ai un trou dans la tête, j’ai honte de moi. Pourquoi le policier du RAID m’a tiré dessus ? » Pour lui, ce qui s’est passé au moment où il a été blessé « n’a rien de logique ». Son récit rejoint les témoignages retranscrits par Le Monde, le 4 juillet.

 

Ce soir-là, il quitte le travail à 22 heures, rentre chez lui et s’installe sur la terrasse de son voisin. Mimoun et Yorick, deux amis, sont présents. « On était posés en mode tranquille », assure Aimène Bahouh. Autour d’eux, une partie de la ville bout : ils entendent des bruits de feux d’artifice et des insultes. « On sait que les policiers du RAID sont là, on les a vus sur Snap [le réseau social Snapchat] », explique-t-il.

Puis, vers 1 heure, selon le récit des jeunes hommes, Yorick veut acheter des cigarettes, les deux autres quelque chose à manger. Direction une station-service au Luxembourg. Aimène Bahouh prend le volant : « Je baisse la vitre, il faisait bon cette nuit-là. » A peine parti, il faut revenir : l’un d’eux a oublié ses cigarettes. Léger détour. « Et quand j’arrive au ralentisseur de la rue de Verdun, je vois dans les buissons quatre ou cinq policiers du RAID en noir, un coup de lampe torche m’aveugle, et après trou noir », décrit Aimène Bahouh. Il perd connaissance. Quelques minutes plus tard, il revient à lui, essaie d’enlever sa casquette « mais elle était collée à cause du projectile, ça m’a fait mal », dit-il. Une fois aux urgences de l’hôpital de Mont-Saint-Martin, « je vois les pompiers m’apporter une chaise roulante et, après, plus rien jusqu’à mon réveil ».

« Tir illégitime »

Dans le premier rapport de l’inspection générale de la police nationale (IGPN), dont Le Monde a eu connaissance, remis le 11 juillet au procureur de Nancy, l’agent dont le tir aurait atteint la victime a été identifié. Devant l’IGPN, cet « opérateur », entendu sous le statut de suspect libre, a assuré avoir visé une voiture depuis laquelle des « individus cagoulés » étaient prêts à allumer un mortier ; mais ce véhicule ne correspond pas à celui que conduisait le jeune homme. Aimène Bahouh assure n’avoir rien dit à ce policier. A ce stade des investigations, la justice estime que le jeune homme n’a commis aucune infraction.

Yassine Bouzrou, l’avocat de la famille, dénonce « un tir illégitime » : « Malheureusement ce dossier n’a pas du tout été pris au sérieux. Le policier aurait dû être placé en garde à vue et mis en examen depuis longtemps. Il semblerait que ce policier du RAID basé à Nancy bénéficie d’une protection judiciaire au sein du tribunal de Nancy. » Me Bouzrou avait demandé, le 1er août, que l’affaire soit dépaysée vers « une autre juridiction », requête qui lui a été refusée « sans motivation ». « Cette crainte est confirmée par ce refus », clame-t-il. La victime n’a pas été encore entendue par l’IGPN ; aucun représentant de l’Etat ne l’a contacté.

 

« Ce policier m’a bien bousillé. Pour rien, assure M. Bahouh. Le RAID, c’est contre des terroristes, c’est le Bataclan, pas Mont-Saint-Martin. Ces policiers sont entraînés pour tuer, pas pour tirer sur des jeunes comme nous. » Il reprend son souffle : « J’en veux au tireur, pas à la police ou à ses collègues du RAID. Je veux qu’il assume son acte, qu’il paye. Que justice soit faite. Mais vraiment faite. Sans haine. »