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“Incidence of sexual violence among recently arrived asylum seeking women in France: a retrospective cohort study”, est une étude notamment portée par Jeremy Khouani et Maeva Jego sur les violences subies par des demandeuses d’asile, de leur pays d’orgine à Marseille. AUCUN NOM DE FAMILLE NE DOIT ÊTRE MENTIONNÉ. LES PRÉNOMS SONT À VÉRIFIER AVEC LORRAINE AU CAS OÙ ELLE LES CHANGE POUR DES PSEUDOS. Hawa D. 30 ans de Mauritanie avec son bébé de deux mois.  Hawa a non seulement été mariée de force à 18 ans à son cousin avec qui elle a environ 20 ans d’écart et qui a déjà d’autres femmes. Il la battait, la violait, l’esclavageait. Elle a tenté plusieurs fois de fuir au Sénégal, mais un ami de son père la ramenait à chaque fois. Aidée par son frère, elle réussit à obtenir des papiers et un visa Schengen. Arrivée en France, elle tombe enceinte pour la 3eme fois (elle a dû laisser ses deux premiers enfants avec son mari violent en Mauritanie) et depuis qu’il le sait, son frère refuse de lui parler. Elle n’est plus en couple avec l’homme qui lui a fait son 3eme enfant mais il a reconnu le bébé. “Ce qui me dérange le plus, c’est je veux m’occuper de mes enfants qui sont en Mauritanie. Mes enfants là bas, sont considérés comme des enfants de mère maudite”.  AGNES DHERBEYS / MYOP POUR «LE MONDE»

AGNES DHERBEYS / MYOP POUR « LE MONDE »

 

« Le viol, passage presque inévitable de la migration » : à Marseille, huit femmes témoignent

Par Lorraine de Foucher  (Marseille, envoyée spéciale)

 

Lundi 18 septembre, la revue scientifique internationale « The Lancet » publie une enquête de santé publique inédite menée sur 273 demandeuses d’asile à Marseille, corrélant la migration et la violence sexuelle dont elles sont victimes. « Le Monde » a recueilli les histoires de huit femmes qui ont participé à l’étude.

 

Au milieu de la conversation, Aissata tressaille. Adama, elle, manque plusieurs fois de faire tomber son bébé de 2 mois, gros poupon emmailloté dans un body blanc, qu’elle allaite le regard absent. Les yeux de Perry se brouillent : elle a vu trop de violence. Ceux de Fanta sont devenus vitreux : elle est là, mais plus vraiment là. Grace regrette sa sécheresse oculaire, elle aimerait tant pleurer et hurler, peut-être la croirait-on et l’aiderait-on davantage, mais elle ne sait pas où ses larmes sont parties. Nadia sourit en montrant les cicatrices des brûlures de cigarettes qui constellent sa poitrine, comme pour s’excuser de cette vie qui l’a fait s’échouer ici. Stella porte ses lunettes de soleil à l’intérieur, et explose de rire en racontant qu’elle a été vendue quatre fois.

Tous ces détails, ces marques de la barbarie inscrite dans le corps des femmes migrantes, le docteur Jérémy Khouani les observe depuis ses études de médecine. Généraliste dans une maison de santé du 3e arrondissement de Marseille – avec 55 % de ses habitants au-dessous du seuil de pauvreté, c’est l’un des endroits les plus pauvres de France –, il soigne les bobos, les angines et les gastros, mais voit surtout le traumatisme surgir face aux mots « excision », « Libye », « traite » ou « viol ».

Bouleversé par des consultations qui l’amènent à mesurer la taille de lèvres vaginales post-excision pour l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), à diagnostiquer une arthrose massive à une jeune femme de 30 ans ou à prescrire des antidépresseurs à une autre qui vient de tenter de s’immoler, il a décidé de lutter avec ce qu’il savait faire : « De la science ». « Je n’ai pas envie de hiérarchiser, mais les violences que subissent les femmes demandeuses d’asile, c’est trois fois plus horrible que les hommes. Ils subissent aussi des violences, mais ce n’est pas systémique, ils n’ont pas le vagin mutilé à 6 ans, ou le viol comme passage presque inévitable de la migration. » En Europe, en 2021, les femmes représentent 31 % des demandeurs d’asile.

Il y a trois ans, avec l’Assistance publique-Hôpitaux de Marseille et la faculté de médecine d’Aix-Marseille, Jérémy Khouani a lancé une grande enquête de santé publique pour mesurer l’incidence des violences sexuelles chez les femmes demandeuses d’asile en France. Une étude inédite, publiée ce lundi 18 septembre dans la revue scientifique The Lancet (Regional Health Europe) et menée sur 273 femmes arrivées sur le territoire français, volontaires pour participer et en attente de la réponse des autorités quant à leur statut. La moitié d’entre elles viennent d’Afrique de l’Ouest, le reste du Moyen-Orient, d’Asie ou d’Europe.

 

« Un impondérable du parcours migratoire »

Ainsi, 26 % d’entre elles se déclarent victimes de violences sexuelles au cours de leurs douze derniers mois sur le territoire français, et 75 % avant leur entrée en France. Les demandeuses d’asile encourent dix-huit fois plus le risque d’être victimes de viol en France que les Françaises de la population générale ; 40 % d’entre elles ont subi des mutilations génitales. « L’étude fait ressortir que la violence sexuelle est un motif de départ, un impondérable du parcours migratoire, et un crime dont on ne les protège pas en France », analyse Anne Desrues, sociologue et enquêtrice sur le projet.

L’absence de logement, de compagnon et les antécédents de violence apparaissent comme des facteurs de risque du viol. « Le débat, ce n’est même pas de savoir si elles ont vocation à rester sur le territoire ou pas, mais, au moins, que pendant tout le temps où leur demande est étudiée, qu’elles ne soient pas violées à nouveau, elles sont assez traumatisées comme ça », pose le médecin généraliste.

Il faut imaginer ce que c’est de soigner au quotidien de telles blessures, de rassembler 273 récits de la sorte en six mois – ce qui n’est rien par rapport au fait de vivre ces violences. L’expression « traumatisme vicariant » qualifie en psychiatrie le traumatisme de seconde ligne, une meurtrissure psychique par contamination, non en étant exposé directement à la violence, mais en la documentant. « Heureusement, j’avais une psychologue pour débriefer les entretiens, évoque Anne Desrues. Moi, ce qui m’a aidée, c’est de savoir que celles qu’on rencontrait étaient aussi des femmes fortes, qui avaient eu le courage de partir, et de comprendre leur migration comme une résistance à leur condition. » Le docteur Khouani, lui, érige cette étude comme rempart à son sentiment d’impuissance.

Le Monde, pendant quarante-huit heures, a recueilli les histoires de huit femmes qui ont participé à l’étude. Certaines sont sous obligation de quitter le territoire français (OQTF), risquant l’expulsion. Mais elles voulaient que quelqu’un entende, note et publie tout ce qu’elles ont subi. Dans le cabinet du médecin, sous les néons et le plafond en contreplaqué, elles se sont assises et ont parlé.

Lundi, 9 heures. Ogechi, surnommée « Perry », 24 ans. Elle regarde partout, sauf son interlocuteur. Elle a une croix autour du cou, une autre pendue à l’oreille, porte sa casquette à l’envers. Elle parle anglais tout bas, en avalant la fin des mots. Elle vient de Lagos, au Nigeria. Jusqu’à son adolescence, ça va à peu près. Un jour, dans la rue, elle rencontre une fille qui lui plaît et l’emmène chez elle. Son père ne supporte pas qu’elle soit lesbienne : il la balance contre le mur, la tabasse, appelle ses oncles. Ils sont maintenant cinq à se déchaîner sur Perry à coups de pied. « Ma bouche saignait, j’avais des bleus partout. »

Perry s’enfuit, rejoint une copine footballeuse qui veut jouer en Algérie. Elle ne sait pas où aller, sait seulement qu’elle ne peut plus vivre chez elle, à Lagos. L’adolescente, à l’époque, prend la route : Kano, au nord du pays, puis Agadez, au Niger, où un compatriote nigérian, James, l’achète pour 2 000 euros et la fait entrer en Libye. Elle doit appeler sa famille pour rembourser sa dette. « Je n’ai pas de famille ni d’argent, je ne vaux rien », lui répond Perry. Une seule chose a de la valeur : son corps. James prélève ses cheveux, son sang, fait des incantations vaudoues « pour me contrôler ». A 15 ans, elle est prostituée dans un bordel sous le nom de « Blackgate ».

 

« Si je meurs, qui va s’en apercevoir ? »

Son débit est monocorde, mais son récit est vif et transporte dans une grande maison libyenne divisée en « chambres » avec des rideaux. Un lit par box, elles sont sept femmes par pièce. « Des vieilles, des jeunes, des enceintes. » Et les clients ? « Des Africains, des Arabes, des gentils, des violents. » En tout, une cinquantaine de femmes sont exploitées en continu. « J’aurais jamais pensé finir là, je ne pouvais pas imaginer qu’un endroit comme ça existait sur terre », souffle-t-elle.

Perry passe une grosse année là-bas, jusqu’à ce qu’un des clients la prenne en pitié et la rachète pour l’épouser. Sauf qu’il apprend son homosexualité et la revend à une femme nigériane, qui lui paye le voyage pour l’Europe pour la « traiter » à nouveau, sur les trottoirs italiens cette fois-ci. A Sabratha, elle monte sur un bateau avec 150 autres personnes. Elle ne souhaite pas rejoindre l’Italie, elle ne veut que fuir la Libye. « Je ne sais pas nager. Je n’avais pas peur, je n’étais pas heureuse, je me demandais seulement comment un bateau, ça marchait sur l’eau. » Sa première image de l’Europe : Lampedusa. « J’ai aimé qu’il y ait de la lumière 24 heures sur 24, alors que chez nous, la nuit, c’est tout noir. »

Mineure, Perry est transférée dans un foyer à Milan, où « les gens qui travaillent avec James m’ont encore fait travailler ». Elle tape « Quel est le meilleur pays pour les LGBT ? » dans la barre de recherche de Google et s’échappe en France. « Ma vie, c’est entre la vie et la mort, chaque jour tu peux perdre ou tu peux gagner », philosophe-t-elle. Le 4 septembre 2020, elle se souvient bien de la date, elle arrive dans le sud de la France, une région qu’elle n’a pas choisie. Elle suit un cursus de maroquinerie dans un lycée professionnel avec, toujours, « la mafia nigériane » qui la harcèle. « Ils m’ont mis une arme sur la tempe, ils veulent que je me prostitue ou que je vende de la drogue. C’est encore pire parce que je suis lesbienne, ils disent que je suis une abomination, une sorcière… »

A Marseille, elle fait trois tentatives de suicide, « parce que je suis trop traumatisée, j’arrive plus à vivre, mais Dieu m’a sauvée ». A 24 ans, pour qui Perry existe-t-elle encore ? « Si je meurs, qui va s’en apercevoir ? Je regrette d’avoir quitté le Nigeria, je ne pensais pas expérimenter une vie pareille », termine-t-elle, en s’éloignant dans les rues du 3arrondissement.

Lundi, 11 heures. A 32 ans, la jeunesse de Fanta semble s’être dissoute dans son parcours. Elle a des cheveux frisés qui tombent sur son regard sidéré. Elle entre dans le cabinet les bras chargés de sacs en plastique remplis de la lessive et des chaussures qu’elle vient de se procurer pour la rentrée de ses jumeaux en CP, qui a eu lieu le matin même. « Ils se sont réveillés à 5 heures tellement ils étaient excités, raconte-t-elle. C’est normal, on a passé l’été dans la chambre de l’hôtel du 115, on ne pouvait pas trop sortir à cause de mon OQTF. » Fanta vient de Faranah, en Guinée-Conakry, où elle est tombée accidentellement enceinte de ses enfants. « Quand il l’a su, mon père, qui a lui même trois femmes, m’a tapée pendant trois jours et reniée. »

Elle accouche, mais ne peut revenir vivre dans sa famille qu’à condition d’abandonner ses bébés de la honte. Elle refuse, bricole les premières années avec eux. Trop pauvre, trop seule, elle confie ses enfants à sa cousine et souhaite aller en Europe pour gagner plus d’argent. Mali, Niger, Libye. La prison en Libye lui laisse une vilaine cicatrice à la jambe. En 2021, elle atteint Bari, en Italie, puis prend la direction de la France. Pourquoi Marseille ? « Parce que le train s’arrêtait là. »

 

Sexe contre logement

A la gare Saint-Charles, elle dort par terre pendant trois jours, puis rejoint un squat dans le quartier des Réformés. Là-bas,« un homme blanc est venu me voir et m’a dit qu’il savait que je n’avais pas de papiers, et que si on ne faisait pas l’amour, il me dénonçait à la police ». Elle est violée une première fois. Trois jours plus tard, il revient avec deux autres personnes, avec les mêmes menaces. Elle hurle, pleure beaucoup. Ils finissent par partir. « Appeler la police ? Mais pour quoi faire ? La police va m’arrêter moi », s’étonne-t-elle devant notre question.

En novembre 2022, le navire de sauvetage Ocean-Viking débarque ses passagers sur le port de Toulon. A l’intérieur, sa cousine et ses jumeaux. « Elle est venue avec eux sans me prévenir, j’ai pleuré pendant une semaine. » Depuis, la famille vit dans des hôtels sociaux, a souvent faim, ne sort pas, mais « la France, ça va, je veux bien aller n’importe où du moment que j’ai de la place ». Parfois, elle poursuit les passants qu’elle entend parler sa langue d’origine dans la rue, « juste pour avoir un ami ». « La migration, ça fait exploser la violence », conclut-elle, heureuse que ses enfants mangent à la cantine de l’école ce midi.

Lundi, 15 heures. « C’est elle qui m’a donné l’idée de l’étude », s’exclame le docteur Khouani en nous présentant Aissata. « Oui, il faut parler », répond la femme de 31 ans. Elle s’assoit, décidée, et déroule un récit délivré de nombreuses fois devant de nombreux officiels français. Aissata passe son enfance en Guinée. En 1998, sa mère meurt et elle est excisée. « C’était très douloureux, je suis vraiment obligée de reraconter ça ? » C’est sa « marâtre » qui prend le relais et qui la « torture ». Elle devient la petite bonne de la maison de son père, est gavée puis privée de nourriture, tondue, tabassée, de la harissa étalée sur ses parties intimes. A 16 ans, elle est mariée de force à un cousin de 35 ans qui l’emmène au Gabon.

« Comme je lui ai dit que je ne voulais pas l’épouser, son travail, c’était de me violer. J’empilais les culottes et les pantalons les uns sur les autres pour pas qu’il puisse le faire, mais il arrachait tout. » Trois enfants naissent des viols, que son époux violente aussi. Elle s’interpose, il la frappe tellement qu’elle perd connaissance et se réveille à l’hôpital. « Là-bas, je leur ai dit que ce n’était pas des bandits qui m’avaient fait ça, mais mon mari. » Sur son téléphone, elle fait défiler les photos de bleus qu’elle avait envoyées par mail à son fils – « Comme ça, si je mourais, il aurait su quelle personne était son père. »

Un soignant lui suggère de s’enfuir, mais où ? « Je ne connais pas le Gabon et on ne peut pas quitter le mariage. » Une connaissance va l’aider à sortir du pays. Elle vend tout l’or hérité de sa mère, 400 grammes, et le 29 décembre 2018, elle prend l’avion à l’aéroport de Libreville. « J’avais tellement peur, mon cœur battait si fort qu’il allait sortir de mon corps. » Elle vit l’atterrissage à Roissy - Charles-de-Gaulle comme un accouchement d’elle-même, une nouvelle naissance en France. A Paris, il fait froid, la famille arrive à Marseille, passe de centres d’accueil humides en hôtels avec cafards du 115.

Sans cesse, les hommes la sollicitent. Propositions de sexe contre logement ou contre de l’argent : « Les hommes, quand tu n’as pas de papiers, ils veulent toujours en profiter. Je pourrais donner mon corps pour mes enfants, le faire avec dix hommes pour les nourrir, mais pour l’instant j’y ai échappé. » Au début de l’année, l’OQTF est tombée. Les enfants ne dorment plus, elle a arrêté de soutenir leurs devoirs. « La France trouve que j’ai pas assez souffert, c’est ça ? », s’énerve celle que ses amies surnomment « la guerrière ».

 

« Je suis une femme de seconde main maintenant »

Lundi, 17 heures. Nadia a le visage rond, entouré d’un voile noir, les yeux ourlés de la même couleur. Une immense tendresse se dégage d’elle. Le docteur Khouani nous a prévenues, il faut faire attention – elle sort à peine de l’hôpital psychiatrique. Il y a quelques semaines, dans le foyer où elle passe ses journées toute seule, elle a pris un briquet, a commencé à faire flamber ses vêtements : elle a essayé de s’immoler. Quand il l’a appris, le médecin a craqué, il s’en voulait, il voyait bien son désespoir tout avaler et la tentative de suicide arriver.

Pourtant, Nadia a fait une petite heure de route pour témoigner. Elle a grandi au Pakistan. Elle y a fait des études de finance, mais en 2018 son père la marie de force à un Pakistanais qui vit à Marseille. Le mariage est prononcé en ligne. Nadia prend l’avion et débarque en France avec un visa de touriste. A Marseille, elle se rend compte que son compagnon ne pourra pas la régulariser : il est déjà marié. Elle n’a pas de papiers et devient son « esclave », subit des violences épouvantables. Son décolleté est marqué de plusieurs cicatrices rondes : des brûlures de cigarettes.

Nadia apparaît sur les écrans radars des autorités françaises un jour où elle marche dans la rue. Il y a une grande tache rouge sur sa robe. Elle saigne tellement qu’une passante l’alerte : « Madame, madame, vous saignez, il faut appeler les secours. » Elle est évacuée aux urgences. « Forced anal sex », explique-t-elle, avec son éternel rictus désolé. Nadia accepte de porter plainte contre son mari. La police débarque chez eux, l’arrête, mais il la menace d’envoyer les photos dénudées qu’il a prises d’elle au Pakistan. Elle retire sa plainte, revient au domicile.

Les violences reprennent. Elle s’échappe à nouveau, est placée dans un foyer. Depuis qu’elle a témoigné auprès de la police française, la propre famille de Nadia ne lui répond plus au téléphone. Une nuit, elle s’est réveillée et a tenté de gratter au couteau ses brûlures de cigarettes. « Je suis prête à donner un rein pour avoir mes papiers. Je pense qu’on devrait en donner aux femmes victimes de violence, c’est une bonne raison. Moi, je veux juste étudier et travailler, et si je suis renvoyée au Pakistan ils vont à nouveau me marier à un homme encore pire : je suis une femme de seconde main maintenant. »

 

« Je dois avoir une vie meilleure »

Mardi, 11 heures. Médiatrice sociale du cabinet médical, Elsa Erb est une sorte d’assistante pour vies fracassées. Dans la salle d’attente ce matin, il y a une femme mauritanienne et un gros bébé de 2 mois. « C’est ma chouchoute », sourit-elle. Les deux femmes sont proches : l’une a accompagné l’autre à la maternité, « sinon elle aurait été toute seule pour accoucher ». Excision dans l’enfance, puis à 18 ans, en Mauritanie, mariage forcé à son cousin de 50 ans. Viols, coups, cicatrices sur tout le corps. Deux garçons naissent. « Je ne pouvais pas rester toute ma vie avec quelqu’un qui me fait autant de mal. » Adama laisse ses deux enfants, « propriété du père », et prend l’avion pour l’Europe.

A Marseille, elle rencontre un autre demandeur d’asile. Elle tombe enceinte dans des circonstances troubles, veut avorter mais l’homme à l’origine de sa grossesse la menace : c’est « péché » de faire ça, elle sera encore plus « maudite ». Depuis, elle semble trimballer son bébé comme un gros paquet embarrassant. Elsa Erb vient souvent la voir dans son foyer et lui apporte des boîtes de sardines. Elle s’inquiète car Adama s’isole, ne mange pas, passe des heures le regard dans le vide, un peu sourde aux pleurs et aux vomissements du petit. « Je n’y arrive pas. Avec mes enfants là-bas et celui ici, je me sens coupée en deux », se justifie-t-elle.

Mardi, 14 heures. A chaque atrocité racontée, Stella rit. Elle vient du Biafra, au Nigeria. Ses parents sont tués par des miliciens quand elle a 13 ans. Elle est envoyée au Bénin auprès d’un proche qui la viole. Puis elle tombe dans la traite : elle est transférée en Libye. « J’ai été vendue quatre fois, s’amuse-t-elle. En Libye, vous pouvez mourir tous les jours, plus personne ne sait que vous existez. » Elle passe en Italie, où elle est encore exploitée.

Puis la France, Marseille et ses squats. Elle décrit des hommes blancs qui débarquent armés, font tous les étages et violent les migrantes. La police ? Stella explose de rire. « Quel pouvoir est-ce que j’ai ? Si je raconte ça à la police française, les agresseurs me tueront. C’est simple : vous êtes une femme migrante, vous êtes une esclave sexuelle. »

Avec une place dans un foyer et six mois de titre de séjour en tant que victime de traite, elle est contente : « Quand on a sa maison, on est moins violée. » Des étoiles sont tatouées sur son cou. « Je dois avoir une vie meilleure. Mon nom signifie “étoile”, je dois briller », promet-elle. Le docteur Khouani tient à nous montrer une phrase issue du compte rendu d’une radio de ses jambes : « Lésions arthrosiques inhabituelles pour son jeune âge. » « Il est très probable qu’elle ait subi tellement de violences qu’elle a l’arthrose d’une femme de 65 ans. » Stella a 33 ans.

 

Déboutés par l’Ofpra

Mardi, 16 heures. Grace entre avec sa poussette, dans laquelle s’ébroue une petite fille de 7 mois, son quatrième enfant. Nigériane, la jeune femme a le port altier et parle très bien anglais. « J’ai été très trafiquée », commence-t-elle. Après son bac, elle est recrutée pour être serveuse en Russie. C’est en réalité un réseau de proxénétisme qui l’emmène jusqu’en Sibérie, d’où elle finit par être expulsée. De retour au Nigeria, elle veut poursuivre ses études à la fac à Tripoli, en Libye.

A la frontière, elle est vendue, prostituée, violée. Elle tombe enceinte, s’échappe en Europe pour « fuir, pas parce que je voulais particulièrement y aller ». Arrivée en Italie, on lui propose d’avorter de son enfant du viol. Elle choisit de le garder, même si neuf ans après, elle ne sait toujours pas comment son premier fils a été conçu. En Italie, elle se marie avec un autre Nigérian. Ils ont quatre enfants scolarisés en France, mais pas de papiers. L’Ofpra les a déboutés : « Ils trouvent que j’ai les yeux secs, que je délivre mon histoire de manière trop détachée », comprend-elle.

Mardi, 18 heures. Abby se présente dans le cabinet médical avec sa fille de 12 ans. Elles sont originaires de Sierra Leone. Abby a été excisée : elle se remémore le couteau, les saignements, souffre toujours vingt-cinq ans après. « Ils ont tout rasé, c’est lisse comme ça », décrit-elle en caressant la paume de sa main.

Sa fille a aussi été mutilée, un jour où sa mère n’était pas à la maison pour la protéger. « Mais pour Aminata, ce n’est pas propre. » Alors, quand la mère et la fille ont déposé leur demande d’asile à l’Ofpra, le docteur Khouani s’est retrouvé à faire un acte qui l’énerve encore. « J’ai dû pratiquer un examen gynécologique sur une préado pour mesurer la quantité de ses lèvres qui avait survécu à son excision. Si tout était effectivement rasé, elles étaient déboutées, car il n’y avait plus rien à protéger. » Les deux femmes ont obtenu des titres de séjour. Abby travaille comme femme de ménage en maison de retraite. Aminata commence sa 5e, fait du basket et veut devenir médecin, comme le docteur Khouani.

 

Lire aussi :

Pour les femmes migrantes, le risque de subir des violences sexuelles augmente en France

 

 

« Les femmes migrantes doivent intégrer le viol comme un élément du voyage »

Tribune

Smaïn Laacher

Professeur de sociologie, université de Strasbourg, dynamiques européennes, UMR 7367

Plus de 80 % des femmes originaires d’Amérique latine qui prennent la route de l’exil sont violées durant leur trajet, rappelle le sociologue Smaïn Laacher dans une tribune au « Monde ».

Publié le 22 janvier 2019

« Au Mexique, le féminicide d’après les Nations unies et les ONG aurait augmenté de 55 % entre 1990 et 2011 » (migrante venant du Honduras pour les Etats-Unis, de passage au Mexique, le 18 janvier).

 

« Au Mexique, le féminicide d’après les Nations unies et les ONG aurait augmenté de 55 % entre 1990 et 2011 » (migrante venant du Honduras pour les Etats-Unis, de passage au Mexique, le 18 janvier). SHANNON STAPLETON / REUTERS

 

Tribune. Depuis quelques années, à l’aide de mécanismes informationnels comme #metoo, des millions de jeunes femmes à travers le monde dénoncent leurs agresseurs ou leurs violeurs, mais aussi appellent les femmes à témoigner des violences qu’elles ont subies. Ce phénomène relativement inédit a au moins permis à un tort d’être enfin reconnu pour ce qu’il est : une violence injustifiable qui réclame impérativement une réparation et une lutte de la part des pouvoirs publics contre ce terrible fléau.

Mais ces femmes ne sont pas toutes les femmes. Elles ne sont en rien ces centaines de milliers de femmes, de conditions modestes, qui prennent la route de l’exil pour échapper, coûte que coûte, à la misère et à la persécution. #metoo n’est pas une « arme » qu’elles peuvent mobiliser pour accéder à une parole crédible et exiger justice. Ces masses de femmes et d’hommes viennent de pays instables, où la violence politique est quasi permanente, et où les gangs y font régner leur loi sans pitié rivalisant dans l’horreur pour soumettre et extorquer les populations. Certes, les configurations régionales (Balkans, Moyen-Orient…), en matière de déplacements forcés de populations, sont différentes dans leurs formes et dans leurs expressions.

Tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité agissent avec une violence extrême à l’égard des femmes. Et ce serait mentir que de penser que les migrants hommes seraient au-dessus de tout soupçon

Mais partout, les femmes migrantes sur la route de l’exil, dans leur grande majorité, partagent une même condition ontologique : elles sont renvoyées dans la vaste classe des êtres inférieurs. Leur sous-humanité permet de les envisager en toute impunité comme des bêtes à tuer. Il n’existe, nulle part au monde, de trajet sûr pour les femmes qui s’exilent. Accompagnées ou non. La violence sur leur corps est une dimension constitutive de leur longue odyssée. Les témoignages abondent quand les femmes accèdent à la parole. Et puisqu’il est question en ce moment du « périple » des migrants latino-américains en route vers les Etats-Unis, nous savons que plus de 80 % des femmes (jeunes et moins jeunes) venant d’Amérique centrale ont été violées.

 

C’est bien cela qui me fait dire que, si on ajoute au nombre des exilées latino-américaines, celles qui prennent la route, quels que soient le continent et le pays de départ, pour échapper à l’enfer vécu dans leur pays, nous sommes bien en présence de viols de masse. Ces derniers, sans compter les disparitions de femmes et d’enfants en grand nombre, sont la résultante de deux facteurs fondamentaux complémentaires : celui de la misère sociale et économique et celui de la guerre.

 

En première ligne de la violence des hommes

La misère est facteur de guerre et de troubles sociaux violents. Et la guerre civile, à son tour engendre son cortège de misère et de déplacements forcés de millions de personnes. A cela il faut adjoindre, pour les migrants, femmes et hommes, le racisme envers la population d’Amérique centrale au Mexique, par exemple. Les femmes se retrouvent toujours en première ligne de la haine et de la violence des hommes. Au Mexique, le féminicide d’après les Nations unies et les ONG aurait augmenté de 55 % entre 1990 et 2011.

Que l’on ne s’y trompe pas. Ce ne sont pas seulement les « passeurs » qui participent au trafic de femmes et qui commettent les viols. Tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité (gangs, police, gardes-frontières, militaires, autorités migratoires…) agissent avec une violence extrême à l’égard des femmes. Et ce serait se mentir et mentir aux autres que de penser que les migrants hommes eux-mêmes seraient au-dessus de tout soupçon. Nombre d’entre eux s’ajoutent aux professionnels de la brutalité et de la cruauté pour, à leur tour, harceler, violer ou faire montre de violence homophobe.

Le contraceptif est à ce point devenu important que certains passeurs peuvent l’exiger de leurs passagères avant de s’embarquer pour la traversée

Et, parmi toutes ces victimes de masse il y en a certaines qui sont encore plus invisibles que toutes ces femmes violentées et muettes par précaution ou obligation ; ce sont les personnes gays, lesbiennes et trans qui ne trouvent pas ou si peu de solidarité de la part des migrants qui ne cessent, quels que soient les lieux et les moments, sur la route ou dans un centre d’accueil, d’être tourmentées, moquées, frappées, violées ou assassinées.

 

Par ailleurs, à la différence d’autres déplacements forcés de populations, nous assistons à un phénomène inédit concernant les femmes migrantes d’Amérique centrale. Dorénavant, le trajet ne se bornera plus aux préparatifs traditionnels : papiers, argent, choix du bon itinéraire, choix du bon passeur, arriver vivant dans le pays de destination désiré, etc. Il faudra, pour des raisons de vie ou de mort, intégrer dans son chemin d’exil le viol comme un élément constitutif principal du voyage.

Ce n’est plus un risque auquel on peut échapper si on a de la chance, si on est « bien » accompagné ou si on fait preuve d’une vigilance de tous les instants. Le viol sera immanquablement, oserai-je dire, aussi « normalement » présent que la fatigue, la soif, la peur, le racket, la tristesse, etc.

 

Un mécanisme d’exclusion quasi irréversible

Le viol est ici un élément à intégrer dans le prix à payer (dans tous les sens du terme) pour aller jusqu’au bout de son errance. C’est un péril certain auquel il faut se préparer physiquement et psychologiquement. Voyager en groupe ne suffit pas à se protéger.

Pour parer à la terrible éventualité du viol, l’unique « solution » trouvée par ces milliers de femmes, est d’anticiper le malheur à venir : ainsi, afin de ne pas se retrouver enceintes après un viol, de nombreuses femmes (parfois des jeunes filles mineures) prennent, avant le départ (ou parfois en cours de route), des contraceptifs comme, le Depo-Provera d’une durée d’action de trois mois environ, vendus sans ordonnance dans les pharmacies d’Amérique centrale. Le contraceptif est à ce point devenu important que certains passeurs peuvent l’exiger de leurs passagères avant de s’embarquer pour la traversée.

 

Bien entendu, les conséquences de ces violences ne sont pas seulement psychologiques. Elles ont des effets profondément négatifs à long terme sur l’identité sociale et sexuelle des personnes ; mais pas seulement. L’agression et le viol sont le plus souvent des pratiques publiques, et cette donnée est fondamentale : celles qui auront été violées vont voir leur réputation les précéder avant même d’arriver dans une ville d’un pays de transit. Les membres de sa communauté et des autres communautés sauront qui a été violé et qui ne l’a pas été. Alors se mettra en place un mécanisme d’exclusion quasi irréversible : ces femmes seront dorénavant sales et souillées, devenues impures au mariage ou pour une liaison légitime.

Il ne s’agit pas ou plus, face à ces nouvelles configurations, de « gestion », de « régulation » ou de « maîtrise » des flux migratoires. Il est impératif d’agir, et vite, non pas sous forme d’indignation et de vœux pieux mais d’agir en imposant aux Etats de transit et d’accueil une réelle protection des personnes. Il faut protéger ces millions de femmes à travers le monde qui, civilement et socialement, n’existent plus lors de leur exil. Les ONG et, dans une moindre mesure certaines agences onusiennes, font du mieux qu’elles peuvent. Mais, c’est aux Etats d’intervenir au plus vite au nom d’une vie digne pour toutes celles (et tous ceux) qui ont choisi le refus de la fatalité.

Smaïn Laacher est l’auteur de Croire à l’incroyable. Un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile, Gallimard, 2018.