Derrière le succès de Blablacar, un contrat secret et des économies d’énergie surévaluées
L’entreprise de covoiturage a engrangé plusieurs dizaines de millions d’euros depuis 2012 dans le cadre d’un mécanisme d’obligations environnementales approuvé par l’Etat. Une manne longtemps restée opaque, et qui s’appuie sur des calculs parfois fantaisistes.
Par Adrien Sénécat et Maxime Vaudano
Publié le 06 avril 2024Les locaux de Blablacar, à Paris, en septembre 2015. PATRICK KOVARIK / AFP
Pratique, écologique et même depuis peu rentable : Blablacar, qui revendique plus de vingt millions d’inscrits en France, est érigé en modèle de start-up innovante. « Le leader mondial du covoiturage est Français : c’est une fierté ! », s’émerveillait Emmanuel Macron en 2022. Mais, pour en arriver là, la start-up a profité d’un discret soutien avalisé par l’Etat, à hauteur de plusieurs dizaines de millions d’euros par an, selon les informations du Monde. Une rente opaque dont Blablacar a été le bénéficiaire quasi exclusif pendant une décennie et continue de profiter aujourd’hui.
L’histoire remonte à 2012. La plate-forme, alors baptisée Covoiturage.fr, cherche encore son modèle économique après six ans d’existence. Une manne inespérée lui est alors proposée par un grand groupe français : Total.
La compagnie, devenue depuis TotalEnergies, doit se conformer à une obligation environnementale imposée par l’Etat à tous les fournisseurs d’énergie. Le pétrolier doit financer chaque année un certain nombre d’actions favorisant la sobriété énergétique, dont l’efficacité est mesurée par des certificats d’économies d’énergie (CEE). Ce système de pollueur-payeur l’oblige à rechercher auprès de structures agréées par l’Etat des « gisements » de CEE potentiels, comme des travaux d’isolation, des installations de chaudières performantes, des dispositifs de fret ferroviaire…
TotalEnergies a une autre idée : pourquoi ne pas financer le développement du covoiturage, alors que les véhicules particuliers ne transportent en moyenne que 1,4 passager sur les courts trajets ?
Le pétrolier propose alors un deal : à chaque nouvel utilisateur inscrit, Blablacar générera des CEE, qu’il vendra à TotalEnergies pour une somme convenue à l’avance. Ce montage sur mesure est validé par le ministère de l’écologie, mais les contours précis de cette « opération spécifique CEE » sont tenus secrets.
Un partenariat entre TotalEnergies et Blablacar est annoncé publiquement. Dès 2012, la plate-forme propose des cartes carburant de 20 euros chez TotalEnergies à ses nouveaux inscrits. Mais cette offre commerciale n’est que la partie émergée de l’iceberg. En parallèle, le pétrolier verse directement à Blablacar plusieurs dizaines d’euros pour chaque conducteur enregistré. Les CEE deviennent vite un atout pour la start-up en quête de nouveaux utilisateurs et de liquidités, un argument pour attirer des investisseurs et un important avantage sur ses concurrents. « Sans les CEE, Blablacar ne se serait jamais développé aussi loin et aussi fort », observe Lancelot Salomon, PDG d’Ynstant, une plate-forme concurrente.
SOLèNE REVENEY / LE MONDE
Au départ, Blablacar est en effet la seule entreprise à bénéficier de CEE pour du covoiturage. Ses rivaux Karos et Klaxit (absorbé par Blablacar en 2023) n’obtiendront l’équivalent que quelques années plus tard, dans des proportions bien moindres. Ces dispositifs ont permis aux trois entreprises de se partager au moins 250 millions d’euros entre 2012 et 2021, selon les calculs du Monde basés sur la valeur de marché des CEE générés. Mais, au-delà des sommes, la manière dont l’Etat a avalisé ce soutien en toute discrétion pose question.
Un « coup de pouce » covoiturage juteux pour les plates-formes
Les opérations spécifiques sont censées être des expérimentations : elles promeuvent des dispositifs de sobriété énergétique prometteurs, le temps de mesurer leur efficacité, avant une éventuelle généralisation. Or les « opérations covoiturage » ont été renouvelées sans discontinuer pendant près de dix ans. Leur existence même était ignorée de la plupart des acteurs du secteur, jusqu’à ce que l’affaire finisse par s’ébruiter, et que le gouvernement se décide à en revoir les règles. « Il fallait remettre à plat le calcul des économies d’énergie générées et ouvrir l’accès à ces dispositifs aux autres plates-formes », reconnaît une ancienne conseillère de Clément Beaune, alors ministre des transports.
Au 1er janvier 2023, un nouveau système entre en vigueur, avec une base de calcul homogène : tous les services de covoiturage de courte ou de longue distance peuvent générer des CEE pour chaque nouvel utilisateur. Revendus aux énergéticiens, ils font entrer de l’argent frais dans les caisses des entreprises. Environ 5 % des CEE émis en 2023 étaient liés au covoiturage.
Ce mécanisme a permis de financer la prime « coup de pouce » de 100 euros pour les nouveaux covoitureurs annoncée par le gouvernement fin 2022. Mais ce que les usagers ne voient pas, c’est que les plates-formes conservent une marge importante sur ces opérations : plus de 100 euros après le premier covoiturage et le double quand un utilisateur atteint un certain nombre de trajets.
Courte distance (moins de 80 km) | Longue distance (plus de 80 km) |
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Fiche standardisée : dès le premier trajet, des CEE d’une valeur d’environ 140 euros sont accordés. 25 euros sont reversés au conducteur | Fiche standardisée : dès le premier trajet, des CEE d’une valeur d’environ 130 euros sont accordés. 25 euros sont reversés au conducteur. |
Coup de pouce (reconduit en 2024) : si dix trajets sont validés en trois mois, un deuxième lot de 140 euros de CEE est alloué. 75 euros supplémentaires sont accordés au conducteur. | Coup de pouce (supprimé en 2024) : si trois trajets sont validés en trois mois, un deuxième lot de 130 euros de CEE est alloué. 75 euros supplémentaires sont accordés au conducteur. |
Selon nos calculs, environ 170 millions d’euros de CEE ont été distribués en 2023 aux plates-formes de covoiturage, qui n’en ont reversé que 45 millions à leurs utilisateurs sous forme de primes. Le gouvernement n’a jamais communiqué sur ce soutien massif aux entreprises, qualifié par Lancelot Salomon d’Ynstant, de « poule aux œufs d’or du secteur ».
TotalEnergies nous confirme avoir versé des primes à près de 500 000 conducteurs en 2023. Mais Blablacar a refusé de communiquer le revenu dégagé par les CEE, et ne publie pas ses comptes, bien que la loi le lui impose. L’entreprise assure cependant que ces opérations CEE sont « ancrées dans la réalité du marché » et qu’elle reverse une partie de la somme pour faire des investissements pour développer le covoiturage (dispositifs de parrainage, incitations financières pour les passagers…).
De nombreux utilisateurs de Blablacar ont bénéficié de primes « covoiturage »... sans savoir que l’application elle-même en tirait d’importantes contreparties. SOLèNE REVENEY / LE MONDE
La plate-forme étant en quasi-monopole sur les trajets longs et leader sur la courte distance, on peut toutefois estimer qu’elle a capté au moins 100 millions d’euros en 2023. Un chiffre substantiel pour une entreprise qui revendique 253 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel dans le monde.
Des économies d’énergie irréalistes
Sollicité, le cabinet du ministre de l’économie, Bruno Le Maire, se félicite du succès de ce dispositif pour développer le covoiturage dans le cadre de la planification écologique. Selon Bercy, les trajets de courte distance réalisés sur les plates-formes ont bondi de 70 % entre 2023 et 2024. Mais est-ce pour autant un gage de réduction des gaz à effet de serre ?
Alors que les CEE sont censés mesurer les économies d’énergie dégagées par chaque action, l’Etat a très largement surestimé celles du covoiturage. Le calcul repose sur l’hypothèse que chaque nouvel inscrit effectuera 225 trajets par an pendant les cinq prochaines années. Or plus de la moitié ont profité de l’effet d’aubaine de la prime, en faisant moins de dix trajets en 2023, selon le ministère de l’écologie. Malgré ce constat, le gouvernement a prolongé le dispositif en 2024 sans en amender les modalités.
De nombreux spécialistes des transports doutent de l’efficacité de concentrer les efforts financiers sur le développement des plates-formes. « On se casse les dents sur le sujet depuis des années en France : malgré les plates-formes, le nombre d’usagers par véhicule n’augmente pas et le trafic automobile ne diminue pas », constate Nacima Baron, géographe à l’université Gustave-Eiffel. Selon elle, le changement des habitudes ne repose pas tant sur des services numériques, utilisés pour seulement 4 % des covoiturages du quotidien, que sur des dynamiques sociales.
Le lobbying de Blablacar semble l’avoir emporté sur ces considérations. Selon les informations du Monde, l’entreprise a en effet joué un rôle important dans la définition des règles de calcul avantageuses des CEE pour le covoiturage, en pesant en direct sur le gouvernement, et par le biais de l’Association technique énergie et environnement, associée par Bercy à ces réflexions.
Cette influence des parties prenantes dans le calcul des économies d’énergie interroge. Le fonctionnement des CEE repose en effet sur la recherche d’économies d’énergie basées sur des critères objectifs. A trop distordre les règles de calcul, l’équilibre de ce mécanisme supposé vertueux pour l’environnement est mis en péril, orientant les groupes comme TotalEnergies vers des effets d’aubaine, plutôt que sur des solutions chiffrées et éprouvées.
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