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TRIBUNE

Pour Eric Hazan, changer le monde n’était pas un programme d’avenir mais un travail de chaque jour, par Jacques Rancière

 

Le fondateur des éditions La Fabrique, disparu jeudi 6 juin, était bien autre chose qu’un éditeur de brûlots révolutionnaires, témoigne le philosophe. Cet homme indigné contre toute oppression aimait celles et ceux qui cherchent et inventent pour préparer d’autres lendemains.
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Eric Hazan en 2008, dans sa maison d'édition à Paris. (Olivier Roller)

par Jacques Rancière, Philosophe

publié samedi 8 juin à 9h26

 

 

Il y a une manière infiniment réductrice de commémorer Eric Hazan en saluant simplement en lui le courageux éditeur et défenseur de l’extrême gauche, le soutien inflexible du droit des Palestiniens et l’homme qui, à contre-courant de son temps, croyait à la révolution au point de consacrer un livre aux premières mesures à prendre dès son lendemain.

 

Il fut assurément tout cela, mais il faut d’abord rappeler l’essentiel : en un temps où le mot d’édition évoque des empires d’hommes d’affaires qui font argent de tout, y compris des idées les plus nauséabondes, il fut d’abord un grand éditeur. Ce n’est pas là simple affaire de compétence. C’est plus encore affaire de personnalité. Et Eric était une personnalité d’exception : esprit curieux de tout, scientifique de formation et neurochirurgien dans une vie antérieure, mais aussi grand connaisseur des arts et passionné de littérature ; habitant des villes, sensible à ce que chaque pierre des rues porte d’histoire vivante ; homme ouvert et accueillant au sourire rayonnant et à la poignée de main éloquente, avide de communiquer ses passions comme de faire connaître ce qu’il découvrait et de convaincre les autres, loin de toute prédication, de ce qu’il considérait comme les exigences de la simple justice.

 

Qu’il ne fût pas un éditeur ordinaire, je l’ai appris dès mes premiers contacts avec lui au temps même où débutait La Fabrique. Il avait assisté à quelques séances de mon séminaire sur l’esthétique et voulait mieux comprendre ce que je faisais et où cela menait. Je lui communiquais alors un petit entretien que j’avais fait pour une revue confidentielle publiée par des amis. Quelques jours après, il m’informa que c’était là un livre et qu’il allait le publier. Ce qu’il fit avec assez d’efficacité pour que ce minuscule ouvrage, à peine visible sur une table de librairie, fasse le tour du monde. J’appris alors cette chose surprenante : un grand éditeur, c’est quelqu’un qui est capable de savoir et de vous dire que vous avez fait un livre quand vous ne le savez pas vous-même.

 

Ainsi commença pour moi une très longue collaboration ponctuée par des titres dont la liste prouverait à elle seule qu’Eric Hazan était bien autre chose qu’un éditeur de brûlots révolutionnaires. Qu’aurait-il eu à faire, en ce cas, de livres qui exploraient des territoires aussi apparemment éloignés de toute efficacité politique immédiate que la polémique sur le paysage dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, la dissolution des fils traditionnels du récit romanesque chez Flaubert, Conrad ou Virginia Woolf, l’entrelacement des temps dans les films de Dziga Vertov, de John Ford ou de Pedro Costa, ou la conception du spectateur impliquée par telle ou telle installation de l’art contemporain ? Quel besoin aurait-il eu par ailleurs de publier une édition complète de plus de mille pages du Baudelaire de Walter Benjamin ? Et de se replonger lui-même dans le Paris de Balzac ? Ce n’est pas seulement qu’il s’intéressait à tout et que sa culture humaniste était bien plus vaste et profonde que celle de tant de clercs qui sourient d’engagements militants comme les siens. C’est que le monde pour lequel il se battait était celui de l’expérience la plus large et la plus riche et qu’il ne séparait pas le travail de la connaissance et les émotions de l’art de la passion de la justice. Cet homme indigné contre toute oppression aimait, plus que les crieurs, celles et ceux qui cherchent, inventent et créent.

 

Changer le monde, un travail de chaque jour

 

Changer le monde n’était pas pour lui un programme d’avenir mais un travail de chaque jour pour bien ajuster le regard et trouver les mots justes. Et il savait que la révolte est elle-même un mode de connaissance. Chez les auteurs ou autrices les plus extrêmes dont il publiait les textes, qu’il s’agisse de féminisme, de décolonialisme ou de sabotage de pipeline, il ne voyait pas seulement un cri de colère contre le règne de l’injustice mais aussi un travail de recherche, une expérience singulière du monde où nous vivons, une manière neuve de l’éclairer. C’est aussi pourquoi il était attentif à ce que les titres les plus provocateurs apparaissent dans les vitrines des libraires avec la robe de couleur propre à en faire des objets précieux.

 

Est-ce pour cela qu’il avait choisi d’appeler son entreprise La Fabrique ? Ce nom rappelle aux connaisseurs de l’histoire ouvrière cet Echo de la fabrique qui fut, au lendemain de 1830, le journal des canuts lyonnais en révolte. Et sans doute lui importait-il de prolonger le souvenir des grandes journées ouvrières de 1848 et de la Commune. Mais le mot de «fabrique» associait à cette tradition de combat toute une conception du travail d’éditeur : un écart radical avec les logiques du profit, associé à l’impeccable rigueur de la gestion ; un amour artisanal du travail exactement fait qui ne négligeait aucun aspect de la production d’un livre ; mais aussi une idée de l’atelier fraternel où les unes et les autres apporteraient le produit de travaux qui, en venant s’entrelacer, se transformeraient en autre chose : une richesse commune d’expériences, de connaissances et de regards, le sentiment d’une capacité partagée de construire un monde différent de celui que nos maîtres et leurs laquais intellectuels nous présentent comme la seule et incontournable réalité.

Offrir d’autres cartographies de ce qui est visible, de ce qui a lieu et compte dans notre monde, c‘est le souci qui a lui a fait réunir tant d’auteurs et d’autrices aux intérêts, aux idées et aux sensibilités si différents qu’il a tous également respectés sans jamais chercher à les unifier en une ligne commune. Parce que ce grand éditeur était avant tout un homme libre qui ne pouvait respirer que dans l’atmosphère de la liberté.

 

Est-ce la raréfaction de cette atmosphère qui, à côté de la maladie, assombrit ses derniers jours ? Jamais les causes pour lesquelles il s’est battu n’ont été aussi railleusement bafouées en théorie, aussi allégrement piétinées en pratique que dans notre présent. Longtemps il vit dans l’ignominie même des pouvoirs qui nous gouvernent une raison d’espérer la révolution proche. Ce monde, pensait-il, est si décrépit que le moindre coup reçu, ici ou là, ne peut que provoquer son effondrement. C’est la logique, peut-être un peu trop courte, des bons artisans et des fils des Lumières. Ils croient que la pourriture fait crouler les édifices. Malheureusement elle est bien plutôt la glu qui fait tenir un monde. Et c’est un très long et patient travail de nettoyage que cette glu impose à celles et ceux qui ont d’abord besoin de créer un air plus respirable et plus propice à la préparation d’autres lendemains. C’est, en tout cas, une tâche pour laquelle son inflexible résistance à toute bassesse servira longtemps d’exemple.