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Les esprits frondeurs de la Fonderie.

C'est un endroit magique et foutraque à la fois. Centre de création théâtrale renommé, QG associatif, foyer d'engagements politiques, auberge... La Fonderie, c'est l'esprit squat version autorisée. Un lieu chaleureux et familial, raconté par ceux qui l'ont fait.
par Jean-Pierre THIBAUDAT
24 septembre 2005

 

Si la Fonderie était une auberge, Laurence Chable en serait la mère aubergiste. Ça tombe bien, la Fonderie est aussi une auberge. Les médias connaissent moins Laurence que François Tanguy. Normal, c'est lui qui signe les spectacles que le Théâtre du Radeau invente à la Fonderie et que Laurence joue parfois, comme actuellement dans Coda. Mais, à la Fonderie, François et Laurence font la paire. L'aventure du Radeau est d'ailleurs née naguère de la rencontre entre Laurence Chable, la Sarthoise native du Mans, et François Tanguy, un très jeune metteur en scène venu de Paris, aujourd'hui artiste hors norme.

 

Passé quelques spectacles, au milieu des années 80, l'équipe du Radeau ouvre la porte d'un ancien garage Renault, rue de la Fonderie, et s'installe dans un recoin. Naît un «projet artistique» qui ne ressemble à rien. Les metteurs en scène Claude Régy ou Jean-Marie Patte, pour ne citer qu'eux, se penchent sur son berceau. Jean-Claude Boulard, le maire PS, a laissé l'équipe du Théâtre du Radeau investir le reste de ce bâtiment devenu entrepôt pour divers services municipaux qui allaient partir un à un.

Aujourd'hui, le lieu a grandi. Dans tous les sens du terme. C'est un vaste entrelacs d'espaces magnifiques (4 000 m2, la surface d'un hypermarché), travaillés par l'architecte Patrick Bouchain, ouvert aux vents des idées, des propositions. Ne cherchez pas la «brochure de saison». Ni, sur la façade, un logo ou un néon. Hormis le nom de l'arrêt du bus n° 15 et celui de la rue, rien n'indique que l'on est devant la Fonderie. «Le maire a bien tenté qu'il y ait marqué sur le fronton "Centre de création européenne", mais sans plus», se souviennent Laurence et François.

Qu'est-ce donc ? «Un brasero, résument-ils, un foyer qui est un symptôme de ce que doit être un foyer public.» Des équipes viennent répéter, l'auteur et metteur en scène Didier-Georges Gabily fut de son vivant un familier, on attend le philosophe Jacques Rancière, quelque chose se prépare autour de l'écrivain Christian Prigent, passe une jeune Tchétchène. C'est de là qu'est partie en 1994 l'idée de faire de Sarajevo assiégé la capitale culturelle de l'Europe. Le lieu fut alors aussi un entrepôt de médicaments prêts à partir là-bas. C'est tout cela, la Fonderie. On voulait la raconter à travers Laurence la native, elle a préféré être une sorte de passeur vers quelques Manceaux familiers des lieux.

 

Les cuisines qui mènent à la bibliothèque.

 

Najet Khaskhoussi, Française d'origine tunisienne, est venue au Mans quand son mari, vétérinaire, s'y est installé. Elle passait souvent devant le garage Renault. «Quand c'est devenu la Fonderie, je suis entrée par curiosité.» Elle a participé à des ateliers de danse, de voix, de paroles, à des repas (5 euros) après les spectacles. «C'est un lieu indéfinissable. Chaleureux, même quand il n'était pas chauffé. Je venais d'ailleurs et j'ai trouvé un lieu à la marge de la marge qui me ramenait au coeur des choses.» Elle se souvient de la «parole épluchée» à Noël il y a deux ans. «On épluchait des légumes en épluchant des paroles.» Moment fort, prélude à la naissance de la «baraque», sorte d'excroissance nomade de l'esprit Fonderie (Libération du 16 novembre 2004). «Dans d'autres lieux de culture, je me sentais étrange, pour ne pas dire étrangère. Ici, j'ai trouvé une étrangeté proche. Ce ne sont pas des artistes qui se vendent, ils sont là pour construire une humanité avec les autres.» Alors, quand elle est revenue de Palestine où elle s'était retrouvée enfermée pendant six jours dans le siège de Yasser Arafat, puis d'un voyage à Jérusalem «pour la paix» réunissant des juifs, des chrétiens, des musulmans et des non-croyants, elle a proposé une soirée de témoignages à la Fonderie. «Ils ont dit oui tout de suite.» Najet parle du travail du Radeau comme d'«une utopie qui devient réalité le temps d'un spectacle».

 

Valérie Tafforeau a longtemps préparé les repas délicieux pour les grandes tablées qui rythment la vie de la Fonderie. Elle a quitté ses fourneaux pour réaliser son rêve : rue des Ponts-Neufs, dans un ancien kebab du Vieux-Mans, elle vient d'ouvrir une librairie. Dans sa vitrine, ne cherchez pas les incontournables de la rentrée. «Houellebecq et Paul Auster n'ont pas besoin de moi.» Elle préfère afficher un texte de Charles Vildrac édité par le Temps des cerises, Faire mouvement d'Eric Hazan aux éditions les Prairies ordinaires, Arlette Farge, le dernier Antunes, Morts et remords de Christophe Mileschi publié par la Fosse aux ours, le Livre de cuisine des écrivains de la Série noire ou Instructions pour vivre sans peau de Rafael Ochoa, un livre publié par Cénomane, un éditeur manceau situé sur le trottoir d'en face. Sa librairie s'appelle l'Herbe entre les dalles, des mots de Marina Tsvetaeva, une «copine» avec laquelle elle partage un certain sens de l'irréductibilité. «Echanger des livres, c'est une façon de se parler, et si on ne parle pas aux gens, on n'y arrivera pas. C'est ma façon de militer, moi qui ne suis pas militante.»

 

Deux ans dans une librairie militante du Mans, dix ans à Paris auprès de Gilberte à la librairie Vendredi, rue des Martyrs («la rencontre a changé ma vie»). De retour dans sa ville natale, Valérie Tafforeau s'est arrêtée à la Fonderie voir le Tas, un beau spectacle de Pierre Meunier. Et comme elle avait aussi gagné sa vie en faisant la cuisine, elle s'est bientôt retrouvée aux fourneaux. «Quand on est à la Fonderie, on est ailleurs, dit-elle, on n'a pas l'impression d'être dans la ville. Un sentiment de tranquillité et de liberté. Et en même temps familial, comme à la maison. On croise là des gens qui sont au fait des choses du monde.» La cuisine est une de ces choses-là. Valérie fut la reine des salades inventives. «C'est à la Fonderie que j'ai pu dessiner le projet de cette librairie, j'ai senti que c'était possible.»

 

La Guinée et les intermittents.

 

Mamady Kaba est arrivé de Guinée à l'université du Mans en 1982, l'année où le Théâtre du Radeau présentait son premier spectacle. Il a fait bien des choses mais il avait le mal des maux de son pays. Particulièrement ceux de la haute Guinée, carrefour de nombreux réfugiés des pays alentour, unis par une langue commune, le malinké. «Il y a beaucoup de désoeuvrement, de violence et d'insécurité.» Alors l'idée est venue d'y ouvrir un centre social pour accompagner les enfants des rues. Mamady et ses amis ont créé une association, Kosimankan, assemblage des premières syllabes du nom de plusieurs villes et expression malinké voulant dire «les choses se ressemblent sans être pareilles». Ce qui pourrait être une définition de la Fonderie. Mamady a croisé François, Laurence et les autres au café-cantine (lire ci-dessous). Ils lui ont proposé de venir à la Fonderie parler de la Guinée. Ce soir-là, il a rencontré des Manceaux comme Brigitte, Frédérique et Carole, aujourd'hui petites mains du projet. «Notre but, ce n'est pas de gérer des fonds (en Afrique, c'est très compliqué) mais de faire le lien, d'accompagner des gens vers la rencontre.» Mamady se sent bien à la Fonderie. «Pour moi, ce n'est pas un théâtre mais un espace social où la parole est libérée.

 

Même quand on ne maîtrise pas la langue on est écouté.»

 

«La première fois que je suis venue, j'ai vu comme une famille de spectateurs. Ils étaient chez eux, c'est un lieu qui permet ça : on se sent bien très vite, il y a une générosité de l'accueil», raconte Martine Lepannetier. Native du Mans et conseillère d'orientation psychologue, elle était solidaire du Collectif 112 (1), au plus fort des mouvements sociaux du printemps 2003. «La Fonderie était l'un des lieux de discussions, pas le seul, et elle n'a pas cherché à se mettre en avant. Mais ici, il y a de grandes tables, et cela facilite la rencontre.» Martine aime bien que, dès le départ, le projet de la Fonderie ne se soit pas limité au théâtre. Elle aime aussi que le lieu n'entre pas dans le moule du système programmation-abonnement et reste «imprévisible». Elle n'en a pas moins vu plusieurs fois Coda, le dernier spectacle du Radeau. «Une spectatrice a dit : quand ça fait du bien, il faut y retourner. Et c'est vrai.»

 

Danseuse et femme de ménage.

 

Chaque matin, Maryvonne Naji gare sa voiturette dans la Fonderie, fait descendre Gamin, son chien, et commence par faire le café. Ensuite elle passe au ménage. «C'est grand, j'en prends, j'en laisse.» Douze ans que ça dure. Père handicapé (accident du travail), mère alcoolique, fille battue née au Mans, Maryvonne a sauté par la fenêtre, est devenue mécanicienne en confection chez «Mitraillette», une femme qui portait bien son surnom, «un jour je lui ai balancé les bretelles en pleine figure». La Fonderie contacte l'association Partage pour un renfort de gens de ménage. Maryvonne est du lot, elle y reste. CES (contrat emploi-solidarité) puis CDI. «L'ambiance m'a tout de suite plu : on travaillait, et le midi, on mangeait ensemble.» Quatre enfants de deux lits différents, un ex-mari qui, croit-elle, l'a quittée quand il a eu ses papiers d'identité, pas toujours rose, la vie de Maryvonne. Mais de plainte, aucune. Chez elle, cinq télés et une parabole «pour regarder les danses arabes» : sa passion. Elle en fait depuis trois ans. «J'ai été mariée avec un Marocain, et là-bas, je ne pouvais pas danser la danse orientale car je ne savais pas.» Elle commence à bien savoir. Elle a déjà dansé à la Fonderie. «Des fois, on débarrasse les tables et on se met à danser. C'est ça, la vie ici. La Fonderie, c'est ma deuxième maison.»

(1) Collectif des professionnels du spectacle de la Sarthe.

 

Disparition

Mort du metteur en scène de théâtre François Tanguy

 

Figure du théâtre du Radeau et auteur d’œuvres uniques en leur genre, le Manceau est mort dans la nuit de mardi à mercredi. Il s’apprêtait à présenter «Par Autan», sa dernière pièce, au T2G de Gennevilliers.
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François Tanguy, en 2008. (Pascal Victor/©Pascal Victor/ArtComPress via )

par Anne Diatkine, envoyée spéciale à Rennes

publié le 7 décembre 2022 à 17h46

 

François Tanguy est mort dans la nuit du 6 au 7 décembre attrapé par une septicémie, au Mans, à l’hôpital où il avait été admis lundi dernier. Mort par surprise, alors même que son dernier spectacle, Par Autan, est en tournée et s’apprête à vivre dès jeudi sur la scène du T2G à Gennevilliers. François Tanguy était évidemment beaucoup trop jeune pour s’éclipser, metteur en scène unique de 64 ans, qui depuis quatre décennies imaginait des œuvres limpides, à condition de se laisser happer dans un état second, lumineux si l’on accepte que la lumière ne soit pas antagoniste à la brume, et qui paraissaient se faire écho les unes aux autres – du moins, c’est toujours avec les mêmes mots que les critiques successifs tentent d’en faire état, de les attraper, toujours en vain. La vie de François Tanguy elle-même ressemblait à ce rêve éveillé et pourtant vécu, utopie concrète qui s’incarnait à la Fonderie,cet ancien bâtiment industriel du Mans de 4 200 m², puis garage, devenu théâtre. Avec le théâtre du Radeau, compagnie fondée en 1977, il y vivait et travaillait, y concevait longuement tous ses spectacles, y accueillait nombre de compagnies en résidence, mais aussi des associations ou des artisans depuis 1985.

Car si François Tanguy ne pouvait respirer que dans un théâtre, celui-ci s’ouvrait au monde. Les espaces dédiés à la vie quotidienne, aux rencontres, aux autres, n’étaient pas dissociés de ceux investis par l’expérimentation et la recherche, les frontières n’avaient pas à être abattues puisqu’elles n’existaient pas. François Tanguy était indissociable de ses comédiens et réciproquement. Dans Par Autan, qu’on a découvert lors de la dernière édition du festival du TNB à Rennes, il est magnifique de les voir qui paraissent avoir vieilli ensemble comme des prunes à l’eau-de-vie dans un même bocal, unis par la même fidélité obstinée – tels Laurence Chable, Erik Gerken, Frode Bjornstad – avec Anaïs Muller, la plus jeune de tous, splendide de tenue, qui fait entendre la texture de chacun de ses mots.

 

Allure testamentaire

Forcément, cette dernière création prend une allure testamentaire. Nous voici donc face à toute une famille marchant malgré l’ouragan qui courbe leur corps et interdit leurs mouvements. Vraie famille ou famille de théâtre, petite troupe, qui soudainement semble en déséquilibre sur une crête alors même qu’on est dans ce qui semble être un genre de mansarde avec des parois à colmater sans fin, des vitres rafistolées, des murs palimpsestes sur lesquels s’écrit, songeait-on, une histoire du théâtre. Famille de théâtre que le mauvais vent de la mort vient de terrasser.

La scénographie semble signer et rassembler tout l’univers de Tanguy : un intérieur, mais sans cesse transpercé, une multitude de cadres et décadrages, qui modifient et bousculent le regard, l’attire sur des arrière-cours jusque-là invisibles. Comme souvent chez lui, textes, musiques, acteurs, ustensiles, rideaux écrus, tout est à égalité sur le plateau, sur le même plan. Cela suscite une rêverie partagée et sensorielle. Et comme toujours, rien ne fait décor, ou trompe-l’œil, au point qu’on s’était surprise à la sortie à scruter le bois du plancher du plateau comme pour en évaluer la solidité ou l’ancienneté. Personne pour nous reprocher de ne pas suivre l’intrigue ou l’histoire si jamais elle existe. Il nous avait paru entendre les récits fragmentaires de Robert Walser, l’écrivain suisse retrouvé congelé dans la neige en 1956 après une longue promenade entamée un jour de Noël à la clinique psychiatrique de Berne – oui, c’est bien lui, mais peu importe que la reconnaissance ait lieu, que l’on distingue ou non ses mots ou ceux de Shakespeare ou de Tchekhov. Sur le plateau, on avait noté, comme dans nombre de ses spectacles, la grande table rectangulaire en bois, celle des banquets, meuble récurrent et élément solide, pour une mise en scène aussi mobile qu’un rêve qui s’échappe. Et il y a le vent‚ un grand vent, l’autan du titre, le vent des fous qui ravive chez le spectateur le souvenir ancien de dessins d’albums pour enfants – de Claude Ponti et d’Ungerer.

 

Mariée en blanc

On ne se serait pas risquée à évaluer précisément la temporalité durant laquelle se déroulent ces tableaux – une nuit, une saison, trente ans, une éternité ? Quant à l’époque, disons, comme les enfants, qu’il s’agit de «l’ancien temps», la fin du XIXe, le début du XXe, et que ça n’a aucune importance tant cette maisonnée, malgré ses chevaliers, sa mariée en blanc, et autres figures. Les murs qui tiennent malgré l’autan et le jeu des acteurs paraissaient condenser l’énergie qu’il fallait à François Tanguy pour persister dans son art au fil des décennies.

Après le spectacle, on avait questionné Anaïs Muller, 37 ans, qui vit avec Par Autan sa première expérience avec le théâtre du Radeau. Participer à l’élaboration du spectacle - six mois de répétitions sur place quand la plupart des spectacles se bouclent en trois semaines - fut comme «d’entrer dans un poème», «l’esprit de Tanguy». Vivre sur place, s’imprégner des lieux, faire même l’expérience de l’ennui collectif et en tout cas d’une certaine lenteur, furent pour elle l’une des voies d’accès au metteur en scène. Le maître mot, nous avait-elle confié était «en douceur». Douceur des déplacements, de la cavité de la voix, de cette plongée sensorielle.

Un ami de François Tanguy nous avait expliqué que le metteur en scène préférait répondre aux questions en proposant des livres. Mais pas forcément immédiatement, il prenait son temps avant d’apporter un volume, qui lui semblait plus adéquat que tout ce qu’il pourrait dire. On avait cherché ensuite dans les archives du journal des entretiens avec le metteur en scène, et l’on avait fait chou blanc. Ce même ami nous disait qu’en tournée, François Tanguy avait coutume d’habiter et dormir dans les théâtres qui accueillaient sa pièce, décors ou loge. Il y reste.

 

Le metteur en scène François Tanguy est mort

L’homme de théâtre, créateur de La Fonderie au Mans, a construit une œuvre unique et poétique, hors des sentiers battus. Il s’est éteint le 7 décembre à l’âge de 64 ans.

Par Brigitte Salino

Publié le 08 décembre 2022

 

Répétition de « Passim », de François Tanguy (au centre), le 14 octobre 2013, dans un chapiteau rattaché à La Fonderie, au Mans (Sarthe).

Répétition de « Passim », de François Tanguy (au centre), le 14 octobre 2013, dans un chapiteau rattaché à La Fonderie, au Mans (Sarthe). JULIEN PEBREL/MYOP

 

Un grand homme de théâtre est mort. Pas un de ceux dont tout le monde connaît le nom, mais un des rares qui marquent d’une empreinte profonde l’art de la scène, parce qu’ils construisent une œuvre unique et poétique, hors des sentiers battus, loin de la mode, dans leur monde. Cet homme s’appelait François Tanguy, il a été emporté par une septicémie, mercredi 7 décembre, à l’hôpital du Mans (Sarthe) à 64 ans, alors que sa dernière création, Par autan, est présentée au Théâtre de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), du 8 au 17 décembre, dans le cadre du Festival d’automne. Marie Collin, directrice artistique du festival de 1980 à 2022, l’avait soutenu tout au long de sa carrière, qui n’en a pas été une. Ce fut un trajet, et ce trajet avait une base, La Fonderie, au Mans.

Il faudrait, si cela n’a jamais été fait, qu’un cinéaste filme ce lieu, installé dans un ancien garage Renault, pour laisser un témoignage de ce que peut être le repaire d’un « ange du théâtre », pour reprendre le mot de Stanislas Nordey. Quatre mille mètres carrés, des ateliers, des cuisines, des chambres et des salles avec de longues tables et des objets hétéroclites. C’est là, dans ce qu’il appelait son « port », que François Tanguy vous accueillait. Grand, brun et beau, avec un regard extraordinairement présent et une parole vive, nourrie de citations que le metteur en scène puisait dans les livres qui auront accompagné toute sa vie.

 

Le premier lui fut rapporté de la République démocratique allemande (RDA) par sa tante. Il portait sur les répétitions de spectacles de Bertolt Brecht, et il y avait des photos. « Je regardais ça. J’avais 8 ans », nous disait-il, lors d’une visite. Né en 1958, François Tanguy avait un père secrétaire d’un collège technique en banlieue parisienne, qui faisait partie, avec sa tante, d’un groupe de théâtre amateur proche de Jacques Lassalle (1936-2018), le directeur du nouveau Studio-Théâtre de Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne). Le groupe répétait dans la cave du collège. « Ils ne faisaient pas du théâtre au sens où on peut l’entendre. Ils se concentraient sur un problème », se souvenait François Tanguy.

 

Hommage aux planches

On ne lui demandait pas comment il s’était formé. Il était naturellement metteur en scène, et l’est définitivement devenu quand il a rencontré l’équipe du Radeau, fondée en 1977. C’était en 1982. Trois ans plus tard, l’équipe s’installait au Mans, la ville natale de la comédienne Laurence Chable, l’âme de la troupe. C’est à La Fonderie que sont nées les créations de François Tanguy. Sans établir de calendrier, ni céder à des impératifs de production. Le Radeau prend le temps qu’il lui faut pour répéter, et quitte son « port » quand un spectacle est prêt. En trente ans, on en compte une petite vingtaine : Mystère bouffe, Jeu de Faust, Woyzeck-Büchner-Fragments forains, Chant du bouc, Choral, Onzième,Passim… François Tanguy en signe la mise en scène et les scénographies. Pour certains, il « costume la lumière et le son », comme le précise joliment une de ses proches.

Pour qui n’aurait vu aucun de ces spectacles, on pourrait écrire, tout simplement, qu’ils rendaient hommage aux planches, des planches en bois droites, de biais, de guingois, qui bougeaient, avançaient, reculaient, créant des espaces mouvants, semblables à des forêts profondes habitées de comédiens vêtus d’habits immémoriaux, comme venus de shtetls, de royaumes perdus, de contes animaliers et de temps suspendus. Tout était fractionné, dans le théâtre de François Tanguy : des bribes de textes, des sons de cloches, des éclats d’orages et de musiques. Cette multitude fragmentée donnait naissance à un théâtre du leitmotiv, en écho au vieux chant de l’humanité. En déplaçant notre regard et notre écoute, François Tanguy s’est inscrit dans la lignée de Klaus Michael Grüber, Tadeusz Kantor ou Didier-Georges Gabily.

On comprend pourquoi Stanislas Nordey parle d’un « ange ». Il précise que François Tanguy était aussi « une vigie qui veillait sur l’actualité ». Ses engagements furent nombreux et intenses, au côté des sans-papiers et de la Bosnie, pour laquelle il a mené une grève de la faim avec Ariane Mnouchkine et Olivier Py, en 1995, puis de la Tchétchénie, de l’Ukraine et des sans-logis, aujourd’hui : « tout le bordel du monde », comme disait François Tanguy, poète de la scène engagé sur son grand Radeau de la vie.