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Les enfants placés, poule aux œufs d’or des agences d’intérim

Mediapart, 21 mai 2023

De ses missions d’intérim, Philippe (*) a retenu cette consigne que lui aurait donnée l’un de ses managers : « On n’est pas là pour faire de la pédagogie. On est là pour encadrer, surveiller et faire en sorte qu’il se passe rien. » Sans qualification, doté d’une « petite expérience équivalente à un Bafa », il a joué le rôle d’éducateur dans une maison d’enfants à caractère social (MECS), qui accueillait 40 mineur·es confié·es à l’aide sociale à l’enfance (ASE) dans le département du Calvados.

 

La structure a fermé ses portes le 23 mars dernier, signant la fin d’une incursion inédite du privé dans la protection de l’enfance. Créé « à titre expérimental », selon la convention encadrant son fonctionnement, cet établissement « éphémère » était géré depuis deux ans par une agence d’intérim : Domino Assist’m, filiale du groupe Domino RH. Une première en France.

 

Jusqu’à présent, les agences d’intérim se contentaient, la plupart du temps, de mettre à disposition du personnel auprès d’associations de protection de l’enfance agréées. Dans d’autres cas, plus rares, les agences pouvaient prendre en charge quelques mineur·es dans des chambres d’hôtel ou des appartements. Jamais le privé n’avait été chargé de gérer un foyer.

 

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Dans une maison d’enfants à caractère social en 2020. © Photo Idriss Bigou-Gilles / Hans Lucas via AFP

« Turnover incessant », personnel diplômé « largement minoritaire », contrats « reconduits de semaine en semaine »... Les documents consultés par Mediapart détaillent la gestion défaillante de cette MECS, montée à la hâte par un opérateur dans un but lucratif.

 

À l’origine se trouve un marché de dupes conclu par le département du Calvados et le groupe Domino RH. Au sortir des premiers confinements, la collectivité fait face à « un afflux d’enfants placés que l’on ne pouvait même pas imaginer », raconte Marie-Christine Quertier, élue (Horizons) en charge de la protection de l’enfance (une mission confiée en France aux départements). Le nombre de décisions de placement prononcées par la justice en décembre 2020 est multiplié par 4 par rapport à l’année passée. Des dizaines d’enfants en danger sont laissé·es dans leur famille, faute de places.

 

Au printemps 2021, la collectivité signe dans l’urgence avec l’association Domino Assist’m ASE, une coquille vide créée un mois plus tôt, présidée par Manaf El Hebil, le directeur des opérations de l’agence d’intérim, sans locaux ni personnel dans le Calvados. Elle s’engage à recueillir les premiers enfants une poignée de jours plus tard, avec une « montée en charge progressive garantissant un accueil total de 40 jeunes » d’ici le mois de juin.

« On a atterri dans un gîte, on a nous a dit que c’était provisoire, heureusement car c’était insalubre », raconte une éducatrice. Humidité, murs troués, rambarde cassée, extincteur vide, toilettes bouchées… Contacté, le président de Domino Assist’m ASE pointe « la difficulté de trouver du foncier dans le Calvados ». Mais « aucun hébergement n’a été choisi sans l’aval du département », précise Manaf El Hebil.

 

Le profil de certain·es mineur·es accueilli·es réserve par ailleurs quelques surprises aux intérimaires de Domino. « Le public type MECS, c’est des enfants plutôt tranquilles, qui sont scolarisés, qui ont un projet, qui sont là sur le long terme, explique une éducatrice. Là, c’était très mélangé avec des enfants très violents, qui souffraient de troubles psychiatriques. » Six professionnel·les plient bagage du jour au lendemain. Une intersyndicale organise une manifestation pour lancer l’alerte. L’établissement fait peau neuve, et une « équipe socle » de personnels se stabilise à partir de l’automne 2021.

 

Mais très vite, un système pernicieux s’installe. Alors qu’elle n’en a pas les moyens, l’agence d’intérim s’engage à assurer un « accueil inconditionnel » : peu importe les traumatismes des mineur·es – passage à l’acte violent, automutilation, problématiques sexuelles, etc. –, tous les profils ont leur place à la MECS. Un rapport d’inspection, daté de mai 2022, le confirme : « Neuf adolescents sont totalement déscolarisés. […] Ceux-ci présentent très majoritairement un profil auto et/ou hétéro agressif et ce avant même leur admission»

La prise en charge de ces « profils complexes » par les collectivités représente un gouffre financier. Comptez, au minimum, 500 à 600 euros par jour et par enfant dans une petite structure de six à dix places. La facture peut grimper à plus de 1 000 euros par jour pour les jeunes les plus fragiles, gardé·es 24 heures sur 24 par des professionnel·les dans un appartement ou un hôtel. Rien à voir avec le prix de journée pratiqué à la MECS éphémère : 173 euros par jour et par enfant, soit trois à cinq fois moins cher qu’une place dans une structure dédiée à ces mineur·es polytraumatisé·es.

 

Cet accueil low cost « n’était financièrement pas tenable », admet Manaf El Hebil. En interne, le président de Domino Assist’m ASE fait cependant passer une consigne, nous raconte-il : « On y va. Cette MECS, c’est une première, il faut y mettre le paquet» Son association naissante cherche à s’imposer coûte que coûte comme un partenaire du département. « L’important, pour nous, c’est de structurer une activité pour répondre à un besoin [de la collectivité], détaille-t-il à Mediapart. On verra la problématique économique dans un deuxième temps. »

Seulement, cette stratégie n’est pas sans conséquence sur les enfants accueillis à la MECS éphémère. « La présence éducative n’est pas suffisante pour garantir une prise en charge éducative attendue d’une maison d’enfants à caractère social », note le rapport d’inspection que Mediapart s’est procuré. « De tels effectifs permettent une surveillance, sous réserve d’un minimum de coopération des jeunes, mais pas un travail d’accompagnement éducatif personnalisé» Par ailleurs, seuls « trois éducateurs » sont diplômés sur les « vingt-cinq intervenants éducatifs ».

 

De même, lorsque Domino Assist’m décide d’installer deux jeunes dans des logements en dehors de la MECS « suite à des violences graves au sein de l’établissement », un contrôle inopiné relève, en juillet 2022, des conditions d’accueil « indignes et incompatibles avec leur statut de mineurs faisant l’objet d’une mesure de protection de l’enfance ». Mais, faute de places, le conseil départemental renouvellera la convention de Domino Assist’m jusqu’en mars 2023.

 

Contacté, le département du Calvados insiste, comme de nombreuses collectivités, sur le fait qu’une partie de ces « cas complexes » devrait être accueillie en pédopsychiatrie, services relevant de l’État. Or, là aussi, les places manquent cruellement, relève un récent rapport de la Cour des comptes.

Il n’y pas de solution magique.

Le département du Calvados

Selon le conseil départemental du Calvados, ce partenariat inédit avec une agence d’intérim aurait alors répondu à une nécessité absolue : « créer des places dans l’urgence ». « Nos opérateurs habituels demandaient des délais extrêmement longs. Il nous aurait fallu attendre au moins un an », avance la présidente de la commission enfance, Marie-Christine Quertier. Confrontée aux nombreux griefs formulés à l’encontre de Domino dans les rapports d’inspection, l’élue finit par s’emporter : « Que voulez-vous que je vous dise ? Que cet établissement n’était pas la panacée ? Il n’y a pas de solution magique. »

 

« On ne peut pas s’émouvoir d’un côté qu’il existe des listes d’attente et de l’autre que des solutions soient trouvées rapidement », s’agace-t-elle, en écho aux enfants en danger laissés au domicile malgré une décision de placement prise par la justice.

 

Les chiffres du département montrent cependant que le recours à un opérateur privé n’a pas suffi à résorber la liste des enfants en attente de placement. Ils étaient 51 à l’ouverture de la MECS éphémère de Domino en mars 2021. Le département en dénombrait 63 en février dernier.

 

« Apporter une solution éphémère de 40 places à un déficit structurel de 100 places, c’est absurde », dénonce Aurélien Syren, délégué syndical CGT au sein d’une association de protection de l’enfance du Calvados. « D’autant que le département a accepté de faire le jeu d’un opérateur privé qui essaie de faire du profit dans un secteur où personne n’en faisait jusque-là»

 

« Il est inquiétant que des collectivités puissent à ce point minimiser les conséquences de l’entrée d’un acteur du secteur marchand dans la protection de l’enfance », déplore aussi Cyril Durand, membre du bureau de Nexem, principale organisation des employeurs du médico-social. « Le fait que Domino se contente pour le moment de maigres bénéfices devrait interroger les pouvoirs publics, parce que ça ne durera pas éternellement. Une fois installés, ils seront en capacité de dégager du profit sur la précarité des enfants»

 

En réponse, le président de Domino Assist’m ASE, Manaf El Hebil, met en avant l’« agilité » de son système : « Quelle association peut se prévaloir de monter une structure en quinze jours ? »

 

De fait, malgré les remous suscités par cette effraction du privé dans la protection de l’enfance, la stratégie de Domino Assist’m commence à payer. En juin 2021, l’agence d’intérim signe une convention avec le département de la Mayenne pour l’ouverture d’une nouvelle MECS éphémère. Une ex-intérimaire, qui y a travaillé en pointillé entre l’automne 2021 et mars 2022, se souvient de son sentiment d’être « en roue libre » : « Je me suis retrouvée dans un appartement avec un enfant que je ne connaissais pas : ses pathologies, s’il était sous traitement, son parcours de vie… Zéro information, il fallait que je me démerde », lâche-t-elle, toujours effarée par ses conditions de travail. « J’ai juste l’impression qu’on a mis ces gamins là pour s’en débarrasser. »

 

Une mission d’information conduite par des élu·es de la Mayenne relève le manque de qualification de l’équipe éducative (48 % de non-diplômés) et le turnover induit par le recours à des contrats de une semaine. « Ce dispositif permet certes une prise en charge en continu des jeunes et de soulager les foyers ou familles d’accueil mis en échec antérieurement, estime le rapport consulté par Mediapart. Pour autant, il ne permet pas de prendre en considération les réelles problématiques de ces enfants qui ont besoin d’un cadre éducatif et social (compétence départementale) et d’une prise en charge médicale (compétence de l’ARS) plus soutenus. »

 

Malgré tout, la situation des enfants accueilli·es à la MECS est jugée « satisfaisante », révélant au passage les faibles standards du travail social. La convention entre Domino et le département a ainsi été reconduite jusqu’en juin prochain.

 

Un fin connaisseur du secteur l’admet, après lecture des rapports : « C’est globalement moins catastrophique qu’on aurait pu l’imaginer. Les difficultés observées chez Domino jalonnent le quotidien des établissements de protection de l’enfance. » Confrontée à la perte d’attractivité du travail social, de nombreuses associations engagent en effet du personnel non qualifié, y compris dans les structures qui accueillent des enfants au profil complexe.

 

« Ce déficit de formation initiale aux besoins de l’enfant et à ses droits peut conduire à une mise en danger de l’enfant », pointait un rapport d’information de l’Assemblée nationale dès 2019. Mais une étude récente montre que le recours à l’intérim, quoique décrié, s’est banalisé : 49 % des établissements interrogés déclarent y faire appel. Le tout faisant la fortune des entreprises spécialisées dans le travail temporaire.

 

À croire que, pour certains départements, Domino Assist’m serait à la fois le problème et la solution. Par exemple, la Saône-et-Loire avait recours à l’agence d’intérim pour le suivi de quatre jeunes, des « cas complexes » – une prestation « négociée sans mise en concurrence » de 402 148 euros hors taxe. « L’objectif » affiché en 2021 par la collectivité était « de sortir de cette prise en charge Domino ».

 

La collectivité a alors lancé une série d’appels à projets, notamment pour « un dispositif expérimental d’accueil atypique de 8 places pour des mineurs âgés de 13 à 18 ans présentant des problématiques spécifiques ». Seule en lice, Domino Assist’m ASE a remporté le lot en octobre 2022. Menaf El Hebil nous confie que le prix de la journée « tourne autour de 260-270 euros », soit près de 100 000 euros par an et par jeune, conformément au cahier des charges de la collectivité. Un tarif largement inférieur à ceux pratiqués dans d’autres structures dédiées à des enfants polytraumatisés.

 

L’agence s’était même portée candidate pour un autre projet identique et, là encore, se trouvait seule en compétition. Son dossier a cette fois été rejeté par le département car il ne prenait pas « suffisamment en compte le volume supplémentaire que constitue l’attribution de plusieurs lots ». Dans sa décision, la collectivité indique qu’elle préfère « laisser [à Domino] le temps de s’implanter dans le Département et de construire les partenariats nécessaires à l’accueil de profils atypiques », avant de lui accorder d’éventuelles nouvelles attributions.

 

Interrogé à propos de son choix de confier un établissement de protection de l’enfance à une entreprise privée, le conseil départemental de Saône-et-Loire n’a jamais répondu à nos sollicitations, malgré nos nombreuses relances. L’établissement a ouvert ses portes en février 2023.