Dans le Lot, ce samedi 5 août, deux gendarmes ont débarqué sur le marché de la petite commune de Lalbenque à la recherche d’un épouvantail fabriqué par un enfant de 10 ans.
12 août 2023 à 11h59
JeanJean-Yves est un postier d’un petit village du Lot, la droiture d’un balai, la régularité d’une horloge. Bien sous tous rapports, il cache aussi une face plus sombre puisque anarchiste. Le postier punk arbore de larges lunettes de soleil, de la ferraille autour du cou, une crête jaune hirsute, porte un jean troué et un grand tee-shirt noir avec une inscription « ACAB », pour « All cops are bastards » (littéralement « Tous les flics sont des bâtards »), qui, plus qu’elle ne dénonce chacun des policiers, dénonce le système policier. Jean-Yves est tellement anarchiste, qu’il s’est même attiré les foudres de la gendarmerie de son village, Lalbenque, dans le Lot.
Samedi 5 août, deux gendarmes en uniforme sont venus exiger sa disparition de l’espace public : Jean-Yves est un épouvantail, fait d’un vieux jean recyclé, d’une marmite en émail usée et directement issu de l’imagination d’un petit garçon de 10 ans. Il a été présenté aux habitant·es de Lalbenque lors d’un concours d’épouvantails dans le cadre du festival culturel occitan, Estiv’oc. Le dernier jour du festival, sur le marché de Lalbenque où Jean-Yves concourait pour la place du meilleur épouvantail du village, ce sont des gendarmes bien réels qui sont venus, sur demande de leur hiérarchie, réprimer un manche à balai.
Contactée, la gendarmerie de Lalbenque assure auprès de Mediapart qu’aucune procédure n’a été lancée et ne souhaite pas commenter les faits.
Joséphine, l’épouvantail féministe qui retrouve une seconde jeunesse après la mort de son mari, et Julia, qui adore effrayer les oiseaux et écouter les chansons de Daniel Balavoine n’ont, elles, pas été inquiétées par les services de gendarmerie.
Jean-Yves, fan de Nirvana et des Vieux Fourneaux
Le jeune créateur de Jean-Yves, que nous appellerons le « père de Jean-Yves » est un petit lalbenquois de 10 ans et demi. Au début, le jeune garçon trouve avec sa mère un vieux jean troué. L’occasion faisant le larron, l’enfant décide de faire un « punk ». Le garçon prend un tee-shirt noir et a pour ambition d’y dessiner le logo de Nirvana. Il craint de ne pas y arriver et décide d’y apposer plutôt un « ACAB » comme ceux que l’on voit dans la série de BD Les Vieux Fourneaux.
Le « père de Jean-Yves » lit beaucoup. Et notamment les aventures des trois septuagénaires héros des Vieux Fourneaux, Antoine, Mimile et Pierrot. Ce dernier est un anarchiste énervé, qui assure au médecin prendre de l’« ACAB-500 » pour « anti-oppresseur ». Les trois ont des histoires de révolte et d’amour rocambolesques. Au fil des pages, « ACAB » est placardé dans les appartements, brandi en manif, glissé un peu partout dans les planches. C’est là que le garçon a puisé son inspiration.
Sa mère, au fait des dérives policières de ces derniers mois et de ces dernières années, discute avec son fils de la signification du slogan puis s’inquiète, vérifie si l’inscription constitue en soi un délit, et la petite famille se rassure en se disant qu’ils ne devraient pas avoir d’ennuis pour un slogan inscrit sur le tee-shirt d’un épouvantail satirique créé par un enfant.
En mars 2023, à Angers, un manifestant opposé à la réforme des retraites brandit une pancarte des Vieux Fourneaux. © Frederic Petry / Hans Lucas via AFP
« Les épouvantails, c’est comme le carnaval, c’est des rites d’inversion, c’est transgressif par définition, explique la mère. C’est des moments où la parole est différente et où on peut inverser l’ordre des choses. »
Quand Jean-Yves est installé dans les allées du marché, des passants pensent qu’« ACAB » est son prénom et votent gaiement pour l’épouvantail « ACAB ». D’autres, plus au courant, sont bien contents de voir l’inscription barrer le tee-shirt de l’épouvantail.
La délation du samedi matin
Entre les courgettes, les tomates et les savons, les passant·es s’arrêtent, sourient, lâchent parfois un petit commentaire sur les épouvantails et continuent leurs courses. L’un d’eux, visiblement courroucé, s’arrête au stand du festival et se présente comme policier en civil.
« Il nous a demandé si on savait ce que ça voulait dire “ACAB”, se rappelle Sarah, co-présidente de l’association locale Sulpic qui organise, entre autres, le festival Estiv’oc. Il nous a assuré que c’était une incitation à la haine, et nous a expliqué que c’était comme si on disait que tous les Noirs et les Arabes sont tous des cons. » Marianne*, habitante de la commune et mère de l’un des enfants qui a présenté un épouvantail, passe au stand à ce moment-là et se souvient des mêmes mots.
Sarah, persiste et signe : cet épouvantail a toute sa place ici, elle mobilise le droit à la liberté d’expression et à la satire puis clôt le débat. Selon son témoignage, avant de partir, celui qui se présente comme un policier en civil aurait lancé : « Si les gendarmes passent là, ils peuvent vous contrôler et vous mettre un procès-verbal. »
Marianne, habitante de LalbenqueEt là, les gendarmes demandent sérieusement à voir l’épouvantail, comme s’ils étaient à la recherche d’une vraie personne.
Quelques heures plus tard, effectivement, deux gendarmes de Lalbenque arrivent. « Comme des cow-boys », se souvient Emma Conquet, journaliste originaire de Lalbenque et bénévole du festival.
La venue des gendarmes jure un peu avec l’ambiance bon enfant de la fin du marché, alors que les maraîchers rangent leurs étals, les enfants boivent du jus de pomme et les adultes du cidre, tous se partagent quelques bonbons et des chips. Ils sont une petite quinzaine à venir fêter la fin du concours d’épouvantails, les prix ont été distribués, les enfants s’amusent entre eux et leurs parents prennent des nouvelles des voisins et des amis. « Et là, les gendarmes demandent sérieusement à voir l’épouvantail, comme s’ils étaient à la recherche d’une vraie personne, c’était grotesque », se souvient Marianne.
« Ils sont arrivés de manière très hostile, rapporte Emma. Ils nous assurent que des gens sur le marché ont été choqués. Je ne suis pas sûre du pluriel… » La scène devient rocambolesque : les gendarmes somment la bénévole de lire à haute voix ce qu’il y a écrit sur le tee-shirt de Jean-Yves, désormais au centre de toutes les attentions. Ils lui demandent si elle sait ce que ça veut dire puis s’agacent, le ton monte. « Ils disent que c’est très grave, un appel à la haine, ils m’ont dit qu’il y aurait sûrement des suites à “ça” et qu’ils attendaient la décision de leur hiérarchie… »
Et Emma de remettre les choses à plat : « Je leur ai rappelé qu’ils parlaient d’un épouvantail, une caricature créée par un petit garçon, en référence à une BD. Je suis montée en pression parce que, vu le contexte, les violences policières qui se sont décuplées depuis la mort de Nahel… De constater que, même dans notre village de 1 800 habitants au fin fond du Lot, on pouvait palper cette autorité-là, cette volonté de censure, c’était extrêmement énervant. On était tous très choqués. »
Le symbole des vexations policières
Pour calmer les choses, Liliane Lugol, inspectrice d’académie à la retraite et maire de la commune, prend en aparté les deux gendarmes. « Je leur dis que ce n’est pas très grave, que je connais bien les parents du gamin, je leur explique que c’est une référence à une bande dessinée, rapporte-t-elle auprès de Mediapart. Les gendarmes m’expliquent que c’est le major qui les a envoyés après qu’une personne, en civil, l’ait alerté. Je leur ai dit que j’appellerai moi-même le major et ils sont repartis… Je n’ai jamais passé ce coup de téléphone finalement. C’était un samedi, je ne voulais pas l’embêter pendant le week-end, puis le lundi, tout ça était retombé. » Et de s’estimer heureuse que la petite brigade ait été dépêchée tard dans la matinée, à l’heure où le concours d’épouvantails était déjà clos « parce que, sinon, ils auraient exigé qu’on retire l’épouvantail et là j’aurais été plus embêtée ».
Sarah, coprésidente de l’association SulpicUn rappel qu’on vit dans un État autoritaire et qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans nos petites campagnes.
Reste l’agacement des gens du village, et notamment des bénévoles de l’association. « On fait tout pour que notre commune vive, assure Sarah, de l’association Sulpic. L’été, on organise des festivals basés sur la culture paysanne, la culture occitane et en ouvrant toujours sur des cultures extérieures. On a aussi lancé un tiers-lieu dans le village pour faire vivre le cœur du village, un pied de nez à Carrefour et à ces zones commerciales qui éloignent les gens du cœur du village. » Sarah, Emma et les autres font vivre bénévolement des espaces où l’État disparaît progressivement et sont pourtant rappelé·es à l’ordre par ce même État à la moindre satire. « Un rappel qu’on vit dans un État autoritaire, conclut Sarah, et qu’on ne fait pas ce qu’on veut dans nos petites campagnes. »
Aussi Jean-Yves n’est-il que le dernier objet de vexations policières qui s’immiscent jusque dans les petits recoins de la vie. Des vitrines d’une librairie niçoise affichant des collages féministes masquées par les forces de l’ordre à l’occasion d’une visite de Gérald Darmanin aux habitant·es de Paris, Marseille ou Caen ayant reçu des visites policières à leur domicile pour des banderoles jugées trop hostiles au gouvernement.
Reste qu’à Lalbenque, l’épouvantail qui a gagné le concours cette année est Jean-Yves, avec 34 voix sur 80. Son créateur a reçu les félicitations de ses camarades, un sachet de bonbons, des produits d’artisans locaux et, indirectement, les réprimandes des gendarmes. « Si c’est lui qui a gagné, il faudrait peut-être qu’ils se posent les bonnes questions », a conclu un habitant du village.