Aude Vidal : «Le surtourisme est une colonisation des lieux»
Noé Megel
Dans son ouvrage, l’anthropologue revient sur notre rapport à l’ailleurs ainsi que sur les conséquences économiques, écologiques et sociales du tourisme.
Aude Vidal l’assume, elle est une grande voyageuse. Pour son travail bien sûr, mais aussi pour son plaisir personnel. Des temples de Kyoto aux îles indonésiennes, en passant par Amsterdam ou Portland, l’anthropologue a arpenté le monde de manière avide. A priori surprenant pour une autrice qui martèle, dans son nouvel ouvrage, que le tourisme contribue à l’accroissement des inégalités économiques et la destruction des environnements.
Mais l’autrice assure ne pas chercher à y juger les voyageurs et leur vertu, ni à faire une critique aveugle du surtourisme. Mais à se poser la question de la place et de l’impact de cette activité dans notre économie et à montrer comme les touristes laissent leur empreinte culturelle, parfois néfaste, sur les lieux qu’ils visitent. Mélange de souvenirs, de reportages et de travaux de recherche, Aude Vidal décrit le voyage comme « une colonisation des lieux de vie, qui privilégie les désirs les plus fous des un·es aux dépens des besoins les plus basiques des autres».
Si le voyage est généralement assez peu critiqué dans nos sociétés, contrairement au surtourisme, c’est la faute à l’empreinte laissée, dans nos imaginaires, des aventuriers partis aux quatre coins du monde. Ainsi, «il est toujours plus acceptable de parler de son voyage au Bhoutan que d’exhiber une grosse montre à 10 000 euros»,plaisante Aude Vidal. Pourtant, les deux sont des formes de positionnement social. Le voyageur, lui, se déculpabilise : «Le touriste, c’est toujours l’autre. Moi, je voyage»,rappelle l’anthropologue Jean-Didier Urbain, cité dans l’ouvrage.
Issue de la critique radicale, Aude Vidal cherche à déconstruire les représentations formées autour du secteur. «L’un des dangers de la critique du surtourisme, c’est qu’elle véhicule une vision aristocratique du voyage, qui vomit sur des touristes trop nombreux», résume l’anthropologue. Cela reviendrait donc à réduire le nombre de voyageurs pour réserver ce luxe aux plus riches. Le tourisme est, de fait, déjà une affaire des plus aisés, comme le démontre Aude Vidal, en reprenant une étude sur l’augmentation du trafic aérien français, menée par les sociologues Yoann Demoli et Jeanne Subtil. Ces derniers expliquent qu’entre 1974 à 2008, il y a eu «une intensification de la mobilité des voyages plus que des voyageurs». Une énième preuve pour Aude Vidal de la nécessité de « s’attaquer aux inégalités qui minent nos sociétés» plutôt que de taxer l’aviation.
Le voyageur cherche ce qu’il détruit
Référencé et rempli d’exemples, le livre énumère toutes les contradictions du voyage. A commencer par le premier : le voyageur cherche ce qu’il détruit, l’authenticité. Cette quête de nouveauté conduit certains à se tourner vers des lieux plus insolites, voire morbides, ce qui a fait naître le «dark tourism», tourisme de désolation. Lieu de torture des opposants aux Khmers rouges, camps de concentration ou forêt contaminée de Tchernobyl, la pratique n’est pas nouvelle, mais a connu un regain de popularité avec la série Netflix Dark Touristen 2018.
Et cette activité s’auto-alimente avec le changement climatique. Le touriste cherche à se rendre aux Maldives avant que l’archipel ne soit englouti sous les eaux , et accélère donc la catastrophe, car les transports touristiques sont responsables de 5 % des émissions de gaz à effet de serre (étude de Laurent Castaignède, 2019). Même constat avec le mal-logement : il est alimenté notamment par la recrudescence des locations touristiques sous Airbnb, ce qui pousse les mal-logés à voyager ailleurs pour se changer d’air.
Pour des raisons écologiques, sociales et économiques, le tourisme modifie aussi les milieux. Sur l’île de Komodo, en Indonésie, la fréquentation excessive des voyageurs venus observer les fameux dragons a causé du stress chez ces animaux, réduisant leur taille. En réaction, les autorités nationales ont pris la décision de déplacer la population autochtone locale pour protéger les animaux. Dans de nombreuses régions «mises en tourisme», les populations n’ont pas d’autres choix que de se tourner vers l’économie du voyage, bien plus lucrative que l’agriculture, comme à Pornic, sur la côte atlantique française, où 116 hectares ont été artificialisés pour les besoins du tourisme.
Dans les pays du sud, des économies entières se construisent autour du tourisme, ce qui entraîne pour Aude Vidal «une nouvelle forme de colonialisme». Ce sont surtout «des gens blancs, en bonne santé et avec un bon capital» qui voyagent. Et dans les pays visités, comme dans la région mexicaine du Yucatán, le personnel est distribué selon sa couleur de peau : plus elle est sombre, moins il sera en contact avec la clientèle. Ce colonialisme touristique se «verdit» également, rapporte l’autrice, en faisant référence aux travaux de l’historien Guillaume Blanc : des touristes états-uniens s’insurgent ainsi du manque de recyclage des bouteilles en plastique lors d’un voyage en Ethiopie… où ils se sont rendus en avion !
La colonisation des corps
A la domination Nord-Sud, s’ajoute celle du genre. Selon la lecture écoféministe adoptée ici par Aude Vidal, le touriste cherche non seulement à s’approprier la terre qu’il visite, comme quand on grave son nom sur une poutre d’une auberge de jeunesse, mais aussi le corps de la femme autochtone. «Les femmes, comme la terre, sont des objets de conquête, et la virginité est un motif supplémentaire de désir.» Evidemment, les dominations se superposent dans le tourisme sexuel où les femmes sont doublement autres, parce que femmes et «indigènes».
Alors que faire ? Dans sa conclusion, Aude Vidal explore des pistes de limitation du tourisme de ses collègues. Comme elle le rapporte, le géographe Rémy Knafou, auteur de Réinventer le tourisme. Sauver nos vacances sans détruire le monde (éditions du Faubourg, 2021), propose des solutions plus ou moins originales, comme la modulation du prix de l’avion selon la durée du séjour (plus le séjour est long, moins le billet est cher) ou une file d’attente différenciée au Louvre pour les touristes venus photographier la Jocondeet pour les vrais amateurs d’art. Aude Vidal, prudente, estime qu’il faut d’abord s’attaquer à réduire les inégalités en amont, car il est difficile de freiner les envies d’évasion de la population, dans une société qui pousse de plus en plus à la consommation de l’ailleurs.
A paraître : Dévorer le monde. Voyage, capitalisme et domination , Payot, le 18 septembre 2024.