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La drôle de vie de Lucie Castets

À 37 ans, désignée par le Nouveau Front populaire pour Matignon, Lucie Castets voit les postes lui échapper. Mais elle continue d’occuper le rôle curieux de candidate sans campagne. 5cf9c68206b60e3b8e7d3de4b5680a52.jpg Lucie Castets avait été choisie par le Nouveau Front Populaire au poste de Première ministre. (Crédits : © Pablo Chignard/Divergence)

Il fait chaud ce dimanche du mois de juillet sur les bords de la Loire. Nous sommes à l'été 2023. Pour clore le Festival des idées qui se tient chaque année à La Charité-sur-Loire, Manuel Bompard, Olivier Faure et Marine Tondelier sont en train de débattre autour du vaste thème « Dessine moi une gauche qui gagne ». Au micro pour animer les échanges, Lucie Castets, cofondatrice du collectif Nos services publics et directrice des finances de la Ville de Paris. La trentenaire slalome entre les invités dans une ambiance tendue avec les militants. Elle découvre ce jour-là les visages de ces hommes et femmes d'appareil dont elle ne fait pas partie.

Un an plus tard, leurs noms s'affichent un à un sur son téléphone. D'abord ce premier appel d'Olivier Faure, à l'heure du déjeuner, le 22 juillet, alors qu'elle quitte son bureau de directrice des finances et des achats, porte d'Ivry : « Je voudrais proposer ton nom pour Matignon. Qu'en dis-tu ? » Ensuite, Manuel Bompard : « Qu'est-ce qui ne vous va pas dans les positions de LFI ? » Puis Marine Tondelier, avant que Jean-Luc Mélenchon ne lui fasse passer au bout du fil un grand oral improvisé, de l'Ukraine à Gaza, jusqu'à faire soupirer l'intéressée : « Si vous avez besoin que l'on soit d'accord sur tout, cela risque d'être très long. » Tout cela lui paraît irréel. D'ailleurs, c'est la première chose qu'elle a répondue à Olivier Faure quand il lui a suggéré son nom pour Matignon : « Vous en êtes vraiment là ? » Même ses plus proches croient à une blague quand elle leur confie l'improbable nouvelle. Mais cette trentenaire très rationnelle, fille de psychanalystes, accepte de renoncer à ses vacances en Italie pour clamer sur toutes les ondes de France : « Je demande au président de la République de me nommer Première ministre. »

 

Performance médiatique notable

À ce moment-là, personne ne sait s'il s'agit de la forme la plus prononcée de l'audace, d'un brin d'arrogance ou d'un courage inouï. « J'ai eu l'impression de dire oui pour toute la gauche. Tout le monde était pour l'union, explique-t-elle aujourd'hui. Mais l'histoire évolue depuis dans un autre sens. » Voilà cette parfaite inconnue qui occupe un rôle inédit dans l'histoire de la Ve République, candidate officielle pour Matignon. Qui la prend au sérieux ? Emmanuel Macron lui-même semble le faire lorsqu'il reçoit le Nouveau Front populaire le 23 août à l'Élysée, en vue de la nomination d'un Premier ministre. Quarante-cinq minutes d'échange entre elle et le président, sous les yeux des treize responsables de la gauche. Un sans-faute pour Lucie Castets, qui répond à toutes les questions du chef de l'État, lequel note tout ce qu'elle dit. À la sortie, Mathilde Panot et Cyrielle Chatelain la félicitent : « Chapeau ! » Parmi les multiples coups de fil qu'elle passe cet été au personnel politique français pour préparer la suite, Dominique de Villepin et Bernard Cazeneuve se montrent particulièrement courtois et élégants.

 

En deux mois et demi, elle fait une dizaine de plateaux télé et radio et une quarantaine d'interventions dans la presse écrite, y compris internationale (The Guardian, Il Manifesto...). Pour une novice, sa performance médiatique est notable. L'énarque passée par Sciences-Po et la direction du Trésor est solide sur le fond. Anne Hidalgo avait elle-même eu ces mots laudateurs quand elle avait appris que sa directrice du budget était choisie par le NFP : « Lucie est une pépite. » Sur Twitter, la technocrate est la cible d'attaques personnelles violentes, notamment après avoir précisé dans Paris Match qu'elle partageait sa vie avec une femme. Elle qui ne voulait en rien faire de son homosexualité un étendard digère mal l'épisode. « Tout d'un coup, votre vie ne vous appartient plus vraiment », relate aujourd'hui cette mère d'un petit garçon, gardant de tout cela une méfiance certaine à l'égard des médias.

À la fin de l'été, elle trébuche sur BFMTV, sur la régularisation des sans-papiers. Elle tente aussi sans cesse de se départir de cet obstacle posé par Jean-Luc Mélenchon au soir du second tour des législatives - « le programme, rien que le programme » - en prônant « le compromis ». « Elle a plutôt tenu dans un contexte où elle était soit dans le virtuel soit dans la fiction, elle a cherché à justifier un scénario qui ne pouvait durer que le temps d'un été », juge François Hollande, qui avait reçu un coup de fil de la jeune femme après la nomination de cette dernière par le NFP. Aujourd'hui, Lucie Castets occupe un rôle hybride dont elle est la seule à pouvoir définir les contours. Chaque lundi, elle réunit autour d'elle la dizaine de personnes qui constituent son équipe à titre bénévole. Elle consulte les experts qui l'entouraient cet été, comme les économistes Michaël Zemmour et Lucas Chancel ou encore Arnaud Bontemps, avec qui elle a cofondé son collectif et qui s'est improvisé directeur de cabinet.

 

Elle continue de sillonner la France et va notamment s'investir sur la santé publique et la petite enfance. « Je veux donner à voir une gauche qui réfléchit et débat en décloisonnant les partis de la société civile », ambitionne-t-elle. Sa vie ressemble à celle d'une candidate sans campagne. « La pression ne retombe jamais », confie-t-elle dans un café parisien, où défilent à sa table tous types de profils qui peuplent la gauche française. Chaque jeudi matin, celle qui se définit comme « un trait d'union » entre les partis politiques participe en visioconférence à une réunion avec les quatre chefs des formations du NFP. Le 9 octobre, elle était à l'Assemblée nationale pour présenter un contre-budget au nom de l'alliance de gauche. Aux quatre universités d'été des partis politiques, elle a eu droit à des standing ovations et reçoit des dizaines d'invitations par semaine d'élus en tous genres.

 

Le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, la décrit souvent comme « la 5e jambe du NFP », celle de l'aspiration à l'union des gens de gauche qui ne sont encartés nulle part. « On n'a pas besoin d'elle », soupire une cadre du PS. « Elle est dans un espace interstitiel pas très confortable à gérer, elle reçoit des injonctions contradictoires », décrit un député du NFP dont elle est proche. Le 9 octobre, les choses ont pris une nouvelle tournure. La démission du député LFI Hugo Prevost provoque une nouvelle élection législative partielle dans l'Isère. Alors, pourquoi pas légitimer Lucie Castets par les urnes ? L'intéressée n'a aucune attache là-bas mais connaît la région puisque sa belle-famille en vient. Elle propose aux quatre partis du NFP l'idée d'une présence tournante à l'Assemblée nationale dans chacun des quatre groupes parlementaires. Hors de question pour LFI, qui pose comme condition sine qua non le fait qu'elle siège chez eux.

Elle refuse. « Si tu y vas quand même, on mettra quelqu'un contre toi », lui fait-on savoir côté Insoumis. Elle renonce, fin de l'histoire. « Lucie est utile si elle incarne la capacité de rassemblement. Si elle se range sous une marque politique, elle perd son utilité politique et sociale », appuie l'ancien frondeur du PS Christian Paul, dont elle est proche. Certes, Lucie Castets voit les postes lui échapper. Mais elle n'a pas tout perdu. « Il faut savoir sortir du casino une fois qu'on a un peu gagné. La gauche lui a fait un énorme cadeau de notoriété, c'est ce qui est le plus difficile à acquérir aujourd'hui. Il faut qu'elle la transforme en capital politique », résume le communicant Gaspard Gantzer, qui lui a livré quelques conseils durant l'été. Son nom a fait son entrée dans le baromètre des personnalités politiques, avec 31 % de bonnes opinions, selon l'enquête Ifop pour Paris Match. Mais entre septembre et octobre, elle a chuté de 8 points.

« Les mauvaises opinions progressent fortement car elle a montré une forme d'inutilité sur son rôle, analyse le directeur général de l'Ifop, Frédéric Dabi. Maintenant que Michel Barnier est installé, son heure est passée. » Certains veulent croire qu'en cas de chute du gouvernement son nom pourrait être remis sur la table, quand beaucoup d'autres jugent que cette piste appartient au passé. Le 23 octobre, elle sera rattrapée par un principe de réalité. La trentenaire arrivera au bout des congés payés auxquels elle avait droit à la mairie de Paris. Elle pourrait alors revenir à son corps d'origine, à Bercy, où une mission technique lui serait confiée. « Ce qui m'a protégée tout l'été, c'est que je n'avais rien à perdre. Mais dans le fond, j'aspire à plus de normalité », jure t-elle tout en continuant de passer ses week-ends à serrer des mains loin de chez elle, pour que son histoire avec la politique ne se résume pas à un flirt d'été.